Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe concélébrée avec les cardinaux Jean-Pierre Ricard et Philippe Barbarin au Séminaire Français de Rome, lors de la veille d’entrée en conclave
Lundi 11 Mars 2013 - Séminaire Français de Rome
Le récit de la guérison de l’aveugle né par Jésus nous est livré par saint Jean avec de multiples détails sur les discussions qu’elle suscite. Apparemment dérisoires et vaines, elles traduisent les interrogations de ceux qui sont invités à reconnaître le Christ comme le Fils de Dieu. Les commentaires médiatiques autour de la renonciation de Benoît XVI ne sont pas sans similitudes. Tous, à l’exemple des cardinaux qui vont élire son successeur, nous sommes appelés à poser cet acte de foi :"Seigneur, je crois."
– 1 Sam 16, 1.6-7.10-13 ; Ps 22 ; Jn 9, 1-41
La guérison de l’aveugle né par Jésus déclenche une série de discussions que nous rapporte ce chapitre de l’évangile de Jean. Cela nous semble bien dérisoire par rapport à l’événement qui s’est produit : cet homme qui était né aveugle dorénavant voit clair parce que Jésus, lumière du monde, lui a rendu la vue. Qu’est-ce que tout ce que l’on peut dire par la suite peut bien avoir d’importance par rapport à cet événement qui transforme sa vie de fond en comble ? Au point que l’on pourrait se demander en écoutant la lecture de cet évangile : mais qu’est-ce que cherche cet évangéliste en rapportant toutes ces histoires ? N’aurait-il pas suffi qu’il nous raconte la guérison de l’aveugle né et son acte de foi pour que nous croyions ? Mais s’il nous avait épargné cette discussion très longue, aurions-nous pu entrer dans cet acte de foi ? Finalement, ces objections, ces mises en question, ces polémiques autour de la guérison que Jésus a opérée ont fait progresser, d’une certaine façon, non pas forcément ceux qui les ont déclenchées, mais en tout cas ceux qui en ont été les témoins et ceux qui en entendent le récit, parce qu’à travers ces controverses sur l’action du Christ, ils retrouvent les résistances qui habitent leur cœur. Et peut-être que toutes ces paroles qui ont été déversées sur le monde, et que nous jugeons à certains moments dérisoires par rapport à la nature de l’évènement que nous vivons depuis la renonciation de Benoît XVI et l’élection de son successeur, ce flux de paroles et d’images a-t-il une fonction pédagogique pour exprimer quelque chose qui habite l’esprit et le cœur des hommes et qu’ils n’arriveraient peut-être pas à dire tout seuls ? Peut-être ont-ils besoin de ces propos qui nous paraissent si mal adaptés ou si mal ajustés, pour que peu à peu la véritable question finisse par atteindre leur cœur : la reconnaissance du Fils de l’homme dans la personne du Christ.
Nous qui sommes confrontés quotidiennement à ce flux de paroles, nous pouvons aussi interroger notre cœur : de quel côté allons-nous nous mettre dans la discussion ? Allons-nous choisir l’échappatoire comme le font les parents de l’aveugle guéri ? Allons-nous choisir le témoignage un peu naïf de celui qui dit « je ne voyais plus et maintenant je vois, je ne sais pas qui il est mais je sais qu’il m’a guéri » (Jn 9, 25) ? Allons-nous choisir le jugement des pharisiens qui disent « nous savons qui il est, c’est un pécheur, et toi aussi tu es un pécheur ».
Et nous, pauvres cardinaux, qui allons être confrontés à la difficile mission de voter pour désigner le successeur de Pierre, nous avons bien l’impression, en tout cas c’est la mienne, que nous ne savons pas et que nous sommes entourés de tant de gens qui savent et qui disent : nous nous savons, mais dites-nous que ce que nous savons est juste… ! Et moi je réponds : mais moi je ne sais pas ! Je sais que je suis là pour voter mais je ne sais pas pour qui voter. Alors, il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, il y a ceux qui voient clair et ceux qui ne voient pas clair, et peut-être que j’ai besoin, d’ici demain après-midi, d’aller faire un tour à la piscine de Siloé pour que la boue qui couvre mes yeux soit délayée et que je puisse enfin voir celui que Dieu choisit ! Et encore, pourrai-je voir ? Puisque, comme nous l’avons entendu, Dieu ne regarde pas les apparences mais il scrute l’intérieur. Il ne choisit pas ceux qui s’imposent par leur prestance, par leurs qualités, par leurs mérites, il choisit dans sa souveraine liberté celui qu’Il veut, et qui n’est pas forcément le plus aimé, le plus doué, le mieux traité dans sa famille, à l’exemple du jeune David envoyé garder les troupeaux quand les autres faisaient la fête, tenu à l’écart. Il faut que le prophète Samuel insiste pour qu’on aille le chercher et qu’il dise : on ne passera pas à table avant qu’il ne soit venu. Il avait pourtant belle apparence, mais ce n’est pas pour son apparence que Dieu l’a choisi, c’est pour une raison plus mystérieuse que nous découvrirons, qu’il découvrira à mesure que l’histoire se déroulera.
En entendant cette lecture, je pensais que nous aussi, nous sommes confrontés comme Samuel à cette question : Seigneur, lequel veux-tu ? Veux-tu celui-là qui est le plus grand ? Veux-tu celui-là qui est le plus astucieux ? Veux-tu celui-là qui parle le mieux ? Veux-tu celui-là qui est le plus pieux ? Et à chaque fois, Dieu dit : non ce n’est pas celui-là, c’est un autre qui est caché loin d’ici, va le chercher ! Et on va chercher David. Et c’est celui auquel personne ne pensait, malgré ses beaux yeux et sa chevelure rousse, qui va devenir roi et recevoir l’onction du Seigneur lui-même. C’est Dieu qui choisit. Dieu choisit à travers nos discussions, nos interrogations, nos réflexions, notre prière. Et finalement, Dieu finit encore par nous surprendre, malgré tout ce que nous avons fait pour être au point !
Alors en cette veille de l’ouverture du conclave, il nous est bon de nous remettre dans la personne de l’aveugle guéri : « crois-tu au Fils de l’homme ? » (Jn 9, 35) parce que finalement c’est la seule question à laquelle nous avons à répondre et c’est la seule question que nous avons à poser : Crois-tu au Fils de l’homme ? Qui est-il Seigneur pour que je croie ? C’est moi qui te parle (Jn 9, 35-37) Dans ce dialogue final qui clôture ou qui entraîne plus loin la catéchèse de l’évangéliste sur la guérison de l’aveugle né, le cheminement tortueux qui s’est déroulé à travers les différents interrogatoires et les différentes discussions, nous comprenons maintenant qu’il avait pour fonction de faire progresser peu à peu les témoins, les auditeurs et les lecteurs de l’Évangile pour qu’ils puissent, à leur tour, entrer dans l’acte de foi de l’aveugle guéri. C’est un chemin de catéchumène à travers lequel la lumière du Christ illumine peu à peu le cœur de l’homme pour le conduire à l’acte de foi. Seuls ceux qui prétendent savoir, deviennent aveugles, c’est-à-dire inaptes à reconnaître le Christ et à croire en Lui. Mais ceux qui se reconnaissent aveugles découvrent peu à peu la lumière du Christ et entrent dans la prosternation de l’aveugle né : « Seigneur, je crois ! » (Jn 9, 38).
En cette Année de la foi que le Pape Benoît XVI a initiée et inaugurée, il est bon pour nous que le moment où nous allons procéder à l’élection de son successeur soit placé sous le signe de cette profession de foi. Elle est non seulement la profession de foi des cardinaux, mais elle est aussi la profession de foi de toute l’Église. C’est nous, comme le corps du Christ ressuscité présent à travers le monde dans son Église, qui voulons dire à Jésus : Seigneur, je crois ! Amen
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris