Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Jeudi saint – Messe en mémoire de la Cène du Seigneur
Jeudi 28 mars 2013 - Notre-Dame de Paris
En célébrant le sacrement de l’Eucharistie, nous sommes associés à la réalité même du geste posé par le Christ au cours de la Cène, qui a donné par avance aux disciples la possibilité de communion à l’événement du lendemain. Pour la communion à l’Eucharistie, nous communions à l’amour du Christ pour ses frères. Le geste du lavement des pieds en est le signe prophétique.
– Ex 12, 1-8.11-14 ; Ps 115 ; 1 Cor 11, 23-26 ; Jn 13, 1-15
Frères et Sœurs,
Le Peuple d’Israël souffrait en Égypte, sous la dure loi de l’esclavage. Et pour le délivrer de cet esclavage, il n’a rien fallu de moins que l’intervention de Dieu lui-même quand il a envoyé la mort frapper les Égyptiens pour qu’il laisse partir les Fils d’Israël. Mais nous le savons, la mort frappe l’humanité d’une façon aveugle, sans discerner les bons ni les mauvais, ceux qui ont mérité d’être châtiés et ceux qui n’ont rien fait. La mort est universelle et sans recours. Si bien que, l’initiative de Dieu aurait aussi bien pu aboutir à l’extermination d’Israël qu’à son salut. Et pour épargner le Peuple d’Israël, Dieu lui demande de marquer ses portes avec le sang de l’agneau.
Quand nous entendons le récit de cette étape inaugurale du pèlerinage du Salut qu’Israël va entreprendre sous la conduite de Moïse, nous sommes évidemment conduits très vite à transposer et à appliquer ce que nous entendons à ce qui s’est passé avec la mort de Jésus. Car l’humanité, après la délivrance d’Israël, n’en n’avait fini ni avec le péché ni avec la mort, elle n’était pas encore délivrée complétement de l’esclavage. Et les sacrifices qui se renouvelaient année après année pour faire mémoire de cette nuit inaugurale ne suffisaient pas à apporter définitivement la liberté à l’humanité. Il avait fallu que Dieu envoie la mort pour qu’Israël trouve la vie, il faudra la mort de son Fils pour que l’humanité trouve la vie. Et ce n’est plus le sang d’un agneau qui va marquer le linteau des portes, c’est le sang de Jésus lui-même qui va devenir le signe et le chemin de la délivrance et de la vie éternelle.
Cet acte unique, qui ne se répétera jamais, c’est le moment où Jésus, comme nous le rappelle l’évangile de saint Jean, a livré sa vie. Il a aimé les siens qui étaient dans le monde et il les a aimés jusqu’au bout. C’est pour être fidèle à cet amour ultime et définitif qu’il offre sa vie en rançon pour la multitude. Mais l’événement unique qui s’est produit une fois à Jérusalem sur le Golgotha, quel effet a-t-il pour nous ? Est-il seulement un fait historique dont on fait mémoire avec plus ou moins de fidélité ? Est-il seulement le support de quelques représentations artistiques ou de quelque insigne que l’on accroche dans sa maison en souvenir du Christ en croix ? N’avons-nous d’accès à cet événement unique que par la médiation du souvenir, l’évocation du symbole, bref un accès virtuel mais non pas réel ?
En partageant le pain au cours de la dernière Cène et en le donnant à ses disciples comme son corps livré, en bénissant le vin et en le partageant à ses disciples comme son sang livré, Jésus, par avance, leur donne la possibilité de communier réellement à l’événement qui se déroulera le lendemain. Déjà, par ce pain partagé, par ce sang proposé, il leur donne la possibilité d’entrer dans le chemin de la délivrance et de la vie. Il ne s’agit pas d’une représentation virtuelle, il s’agit vraiment de ce que Jésus va vivre le lendemain, il s’agit vraiment du don qu’il fait de lui-même. Et en leur donnant comme consigne de faire cela en mémoire de lui, il ouvre pour l’avenir la porte qui permettra à toutes les générations, non pas simplement de faire souvenir du sacrifice du Christ, mais d’entrer réellement et actuellement, présentement, à toutes les périodes de l’histoire, en communion avec le don que Jésus fait de sa vie.
C’est ce que nous célébrons dans chaque eucharistie, initiée au cours de cette première Cène, quand le Christ a donné le pain à ses disciples et quand il leur a tendu la coupe. Nous ne faisons pas une commémoration, ni une évocation historique, nous ne faisons pas une représentation théâtrale de la Cène. Mais c’est vraiment la même réalité à laquelle nous sommes associés par le mystère du pouvoir qu’il donne à ses disciples de perpétuer le geste qu’il vient de faire.
Notre communion à l’eucharistie, notre réception du Corps et du Sang du Christ, ne peuvent porter la plénitude de leurs fruits que si nous communions aussi à l’amour du Christ pour ses frères. Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout. Si nous communions à ce Corps et à ce Sang, c’est pour entrer dans cet amour absolu, non pas de Dieu, mais de nos frères. Nous sommes conviés à partager l’amour que le Christ porte à l’humanité, et nous sommes donc conviés en même temps à entrer dans le don qu’il fait de sa vie. Et c’est pourquoi l’évangile de saint Jean ne rapporte pas l’institution de l’eucharistie dans ce dernier repas, mais rapporte ce geste dont nous venons d’entendre le récit de Jésus qui se met aux pieds de ses disciples pour leur laver les pieds, prenant la position de l’esclave. Il les a aimés jusqu’au bout, et cet amour s’exprime dans le geste qu’il fait à leur profit.
L’Église, en célébrant l’eucharistie, s’engage à poursuivre la mise en pratique de cet amour définitif. Elle s’engage à se mettre elle aussi à genoux pour venir au service de l’humanité, elle s’engage à donner le signe de l’amour. C’est pourquoi dans cette liturgie de la première Cène, le célébrant qui figure et représente le Christ dans l’action sacramentelle, fait le même geste que Jésus a fait à l’égard de ses disciples en lavant les pieds de douze personnes qui représentent les disciples. Hier soir, dans cette cathédrale au cours de la messe chrismale, plus de 400 prêtres réunis autour de moi ont renouvelé les promesses de leur ordination, ils ont engagé leur vie jusqu’au bout, totalement, pour se mettre au service de l’évangile, dans le peuple de Dieu. Aujourd’hui, en lavant les pieds de douze d’entre vous, je veux exprimer le service que le ministère apostolique est appelé à rendre dans l’Église en livrant sa vie jusqu’au bout.
Rendons grâce à Dieu qui nous permet, par cette célébration liturgique, d’entrer réellement dans l’offrande que Jésus fait de sa vie. Rendons grâce à Dieu qui nous fait bénéficier du don du Christ pour nous arracher à l’esclavage du péché et nous entraîner dans la vie éternelle. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.