Texte des Conférences de Carême 2011 : « La famille, comme Église domestique » le 3 avril

Le Concile Vatican II, puis le pape Jean-Paul II, ont remis à l’honneur une analogie bien connue des Pères de l’Église. Que donne-t-elle à penser et à vivre dans la société actuelle ?

La famille, comme Église domestique
P. Philippe Bordeyne, théologien – M. et Mme Antoine et Stéphanie Bonnasse

Revoir

Arrêt de la retransmission en direct des conférences de Carême par France Culture, une tradition datant de 1946.
 Dimanche 13 mars dans l’après-midi, les auditeurs de France Culture n’ont pu entendre en direct la première des Conférences de Carême, depuis Notre-Dame de Paris. La station publique a fait savoir vendredi que les Conférences étaient désormais accessibles sur son site Internet et en différé sur les ondes à minuit.
 Lire le communiqué du diocèse de Paris à ce sujet le vendredi 11 mars.
 Lire la réaction du cardinal André Vingt-Trois (interview pour le journal La Croix).

Lire ci-dessous le texte des conférences.
Reproduction papier ou numérique interdite.
Le texte des conférences sera publié chez Parole et Silence : sortie du livre le 17 avril 2011.

P. Philippe Bordeyne

La famille comme Église domestique :
la portée anthropologique et spirituelle d’une analogie.

À l’instigation de Mgr Fiordelli, un évêque italien qui avait consacré son ministère au mouvement familial chrétien, le concile Vatican II décida d’introduire, comme en passant, une analogie entre la famille chrétienne et l’Église : « Dans [la famille] qui est une sorte d’Église domestique, il convient que les parents, par leur parole et leur exemple, soient pour leurs enfants les premiers prédicateurs de la foi, et qu’ils soutiennent la vocation propre de chacun, avec une attention toute particulière à la vocation sacrée. » [1] Dès la première session conciliaire, Mgr Fordelli avait cité quelques passages des Pères, notamment de saint Jean Chrysostome (« Fais de ta maison une Église »), ou de saint Augustin. Celui-ci employait l’expression « Église domestique » pour désigner une famille concrète, et il demandait aux pères de famille d’être chez eux comme des épiscopes, chargés de superviser et de prendre soin par une écoute attentive [2]. Notons que le texte conciliaire n’accentue pas cette fonction « épiscopale » des parents. En revanche, il déploie l’analogie de l’Église domestique en rapport avec la mission qu’ont les parents d’annoncer la foi et de servir la vocation propre de chaque membre de la famille. Il s’agit pour eux d’oser un double décentrement et même un double effacement : devant la Parole agissante de Dieu et devant l’appel que Dieu fait retentir au plus intime de chaque baptisé, ainsi que l’indique le mot « vocation ».

Dans son exhortation apostolique sur la famille chrétienne, le pape Jean-Paul II pousse plus loin l’analogie en soulignant qu’elle vaut dans les deux sens : puisque la famille est comme une Église domestique, l’Église gagne à se laisser tirer par les familles pour grandir dans la fidélité à l’appel de Dieu. « Grâce à la charité de la famille, l’Église peut et doit assumer une dimension plus familiale, en adoptant un style de relations plus humain et plus fraternel. » [3] L’audace de Jean-Paul II, qui relance l’intuition du Concile, nous donne aujourd’hui à penser et à vivre. Il est possible de prolonger encore l’analogie, en ayant à l’esprit toutes les personnes qui, quel que soit leur lien à l’Église, investissent tant d’énergie et d’espoir dans les affections familiales, au point que la valeur famille résiste aujourd’hui malgré les vents contraires. L’Église a sûrement à apprendre de ce qui se joue là du destin de l’humanité actuelle. Réciproquement, les familles humaines ont beaucoup à recevoir des relations originales qui se nouent dans les communautés d’Église. On y trouve d’ailleurs des personnes dont le degré de satisfaction familiale est très variable, de sorte que l’Église-famille de Dieu [4] est appelée à se laisser guider par un principe simple et exigeant : que personne ne soit regardé ou jugé en fonction de ses réussites familiales. Il en va de la fidélité à la manière d’être de Jésus, le Christ.

Dès lors, comment se tenir dans cette analogie et la rendre féconde ? Je développerai l’idée que, dans la famille comme dans l’Église, s’offre un mode de relation à soi, à autrui et à Dieu qui est décisif pour sortir de la solitude. Ce mode de relation est particulièrement libérateur dans le contexte de désenchantement du sujet moderne sur lequel pèsent trop de responsabilités, y compris dans le domaine de l’amour. Il faudrait absolument tout réussir, y compris sa famille ! Mais quelle réussite visons-nous alors ? Le véritable amour suppose une certaine mort à soi-même qui provoque à se convertir. Un appel intérieur nous hisse hors de nous-mêmes et, simultanément, nous conforte dans notre identité la plus authentique. Cela, nous le vivons dans les familles comme dans l’Église, mais dans les familles sous un mode seulement mineur. Tel est le sens de l’analogie, qui maintient la différence de degré dans la ressemblance. Non que les familles s’en trouvent disqualifiées. Elles sont plutôt tirées en avant par certaines expériences que leur offre la vie en Église et que les communautés ont pour mission de proposer largement.

Dans la famille, le véritable amour se déploie dans la chair, il est éminemment concret, il nous surprend à la faveur d’événements sur lesquels nous n’avons pas totalement prise. Fonder une famille, c’est consentir à un appel ressenti dans la chair et en faire le point d’appui d’une promesse mutuelle qui excède la chair. Les époux se promettent fidélité « dans le bonheur et dans les épreuves, dans la santé et dans la maladie ». La naissance d’un enfant et l’accueil d’un enfant adopté comptent parmi les expériences les plus vives de l’être humain : on se découvre d’un coup gratifié d’une présence inouïe et sommé de lui répondre par un engagement sans retour [5]. Dans l’accueil du conjoint et de l’enfant, il en va toujours aussi de l’accueil de soi-même, à travers le prisme de l’amour et de ses potentialités insoupçonnées. Le chemin peut être long vers ce soi plus authentique, parce que plus ouvert à l’autre. La rencontre ranime parfois d’anciennes peurs que seuls le temps et la patience permettent de surmonter dans l’amour. La famille reste ce lieu unique d’intimité à autrui et à soi, où la relation de personne à personne conforte l’identité et l’intériorité de chacun. Comme le montre le philosophe Emmanuel Housset dans sa lecture de saint Augustin, « retourner à soi, c’est habiter le monde, c’est entrer dehors, c’est se trouver dans l’ailleurs, et c’est là où je me perds et où je m’oublie que je suis au plus proche de moi » [6].

Après le temps des fondations, la vie familiale continue d’être jalonnée d’événements où se découvre la profondeur de l’amour conjugal et parental. Ces événements surviennent sans crier gare, dans le quotidien le plus banal fait de chair et de sang, de paroles et de silences. On est saisi par la beauté d’un éclat d’intelligence ou d’un geste d’amour : de la part de son conjoint, de ses enfants, de ses parents vieillissants, de membres de la fratrie ou de la famille plus large. Il peut s’agir d’actes répétitifs ou inédits. Ils concernent le corps, le cœur et l’esprit. Ils relèvent du désir ou de la simple présence. Heureux qui sait goûter l’entrain communicatif d’un petit matin de vacances, ou la paix d’une maison endormie après une journée de travail. La grandeur de la vie familiale se déploie dans le concret d’activités anodines qui absorbent chacun avec son âge et ses devoirs d’état.

La force de l’amour s’expérimente aussi, de manière plus inattendue encore, dans des événements douloureux : un deuil familial, la maladie ou les échecs scolaires d’un enfant, les difficultés d’insertion professionnelle ou sociale, le mal de vivre. L’amour prend alors le visage de la solidarité. Celle-ci est particulièrement marquante quand elle provient d’autres familles qui, se constituant en réseau de soutien, manifestent un sens de la famille qui se moque des frontières familiales. L’adversité provoque à mobiliser comme jamais les ressources de l’amour. Les liens familiaux se montrent alors susceptibles d’enclencher une dynamique de renouveau. Comment durer dans la vie conjugale et parentale si on ne se laisse pas étonner par le ressort de l’amour ? De la rencontre amoureuse jusqu’aux extrémités de la vieillesse, le secret de l’aventure familiale est qu’on n’en finit pas d’appendre à sortir de soi pour se trouver davantage. Voilà pourquoi la famille ne cesse d’attirer, voilà aussi pourquoi elle initie au mode de vie avec les autres et avec Dieu qui caractérise la vie en Église. On peut dès lors parler de la famille comme d’une « Église domestique », qui conduit vers la grande Église et, par elle, vers le monde.

La famille ne saurait toutefois être appelée Église que sous un mode analogique et mineur. Remarquons d’abord que l’analogie entre famille et Église incite à envisager l’Église elle-même comme une famille, et cela en un sens éminent. L’Église est la famille qui engendre à la foi. Lors de la célébration d’entrée en catéchuménat, le ministre interroge le futur baptisé : « Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? » Et il répond : « La foi ! » De fait, l’Église prodigue ses attentions maternelles au catéchumène de sorte que grandisse en lui la foi, qu’il puisse la professer avant de recevoir le bain de la nouvelle naissance. Le baptême fait entrer dans l’Église qui devient la nouvelle famille du baptisé, mais l’enfantement s’est préparé de longue date. Cette réalité est plus facilement perceptible lorsque ce sont des adultes qui reçoivent le baptême. Le temps du catéchuménat a élargi le champ de leurs relations, tandis que la communauté s’est préparée, de son côté, à leur faire une vraie place. Dans la célébration du baptême des petits enfants également, nombreux sont les signes qui favorisent l’accueil festif du baptisé dans une famille plus large que le cercle familial.

Aux heures de joie comme aux moments de peine, l’église paroissiale et l’église cathédrale resteront le point de ralliement, le port d’attache. Ces lieux de rassemblement manifestent que l’Église, qui nous est donnée comme une nouvelle famille, est en réalité notre famille la plus originaire, cette portion de l’humanité que Dieu a voulu susciter comme un peuple nouveau en son Fils unique. N’est-il pas devenu, dans sa Pâque, l’aîné d’une multitude de frères ? C’est pourquoi la charité n’est pas matière à option dans les communautés chrétiennes : elle est le ciment qui permet à tout baptisé de se sentir vraiment chez lui dans l’Église, quels que soient les aléas de la vie. Bien plus, tout être humain devrait pouvoir commencer à se sentir chez lui dans l’Église, pour qu’à travers elle il puisse percevoir la paternité de Dieu « qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45). Par le don de l’Esprit, le Père rassemble en son Fils l’humanité entière. Cette vocation à rassembler, qui est la raison d’être de l’Église et sa mission la plus spécifique, une famille ne peut la porter qu’en mode mineur, fût-elle pétrie de sainteté. Si le rassemblement qu’est l’Église est toujours imparfait, n’est-ce pas encore plus vrai de la famille, qui pourrait toujours être plus fidèle, plus accueillante à la vie, plus généreuse, plus reliée au monde ? Précisément, cette disproportion qualifie la mission de la famille et l’appelle à grandir dans ses engagements religieux et moraux. Le jour du mariage, les prières de bénédiction rappellent que tout foyer chrétien a vocation à s’ouvrir largement aux autres, à commencer par les personnes seules, démunies ou désemparées. « Que toute personne en difficulté trouve auprès de vous soutien et réconfort. Que votre foyer soit un exemple pour les autres et qu’il réponde aux appels du prochain. » [7]

Que la famille évoque l’Église sous un mode seulement mineur nous apparaît autrement encore. Tandis que l’homme et la femme fondent une famille en choisissant de s’aimer pour toujours, personne d’entre nous ne fonde l’Église. C’est Dieu qui la fonde et ne cesse de la susciter dans l’existence, par le sacrifice de son Fils et le don l’Esprit. Par grâce, l’Église demeure solidement fondée sur les apôtres. Les missionnaires ne font que donner une extension locale à l’unique Église. Dès lors, la vie communautaire rythmée par l’écoute de la Parole, la prière des heures et l’eucharistie accomplit un service de Dieu, du prochain et de l’humanité qu’une famille ne saurait accomplir au même degré, même quand elle prend à cœur, jour après jour, le ministère de la prière domestique. Quitter sa famille pour répondre à l’appel du Christ, conserver la virginité et le célibat pour le Royaume, demeurent pour la tradition vivante des vocations éminentes. Le service familial de l’Église exprime une facette seulement de la vocation baptismale.

Il reste que l’analogie de l’Église domestique a le pouvoir de mobiliser l’imagination des baptisés, quel que soit leur état de vie. Elle tire vers le haut l’Église et la famille. Esquissons une piste dans cette direction, sachant qu’il en existe beaucoup d’autres. Un immense besoin de pardon et de réconciliation se fait sentir dans l’Église comme dans les familles, où les brouilles et les ruptures empoisonnent trop souvent les personnes et les générations. La pratique active du pardon est une priorité dans l’Église domestique qu’est la famille. Car le pardon suppose des apprentissages qui permettent de mieux gérer les émotions négatives et d’apprivoiser les émotions positives. Le « climat familial » [8] invente des rites propres, qui favorisent le pardon dans la durée si l’on veut bien prêter attention au caractère de chacun, à sa manière unique de pardonner. Car le pardon ne s’arrache pas, il se donne, il est donné. La famille peut éveiller au pardon car elle cultive un sens aigu de la singularité de chacun. Si elle est, de surcroît, convaincue qu’on a besoin de pardon pour sortir de soi et rencontrer l’autre en vérité, elle formera des hommes et des femmes capables de reconnaître humblement leurs fautes et de témoigner de la force du pardon. Les familles qui osent accueillir les leurs sans condition, quels que soient leurs travers et leurs infidélités, donnent à voir la tendresse de Dieu. Réciproquement, les journées du pardon qui se multiplient dans les paroisses, ou encore l’investissement des Églises locales dans les processus de réconciliation nationale, aident à accueillir l’Évangile de la réconciliation avec une foi plus adulte, qui ne biaise pas avec le péché. Dans notre société où la construction de soi tend à évacuer les errements et les trahisons, les actes de réconciliation vécus dans la vérité nous font comprendre que la croissance en humanité passe par la reconnaissance des accidents de parcours, sous la lumière de la miséricorde divine.

Antoine et Stéphanie Bonnasse

La famille comme Eglise domestique : Une réalité à vivre

L’analogie entre famille et Eglise domestique met en relation deux réalités de prime abord bien différentes. D’un côté l’Eglise, fondée par le Christ, peuple de Dieu sauvé par le Christ, réalité humaine mais aussi surnaturelle. De l’autre, la famille, petite communauté humaine fondée par un homme et une femme, réalité naturelle.

La famille aspire naturellement à l’amour, elle répond au désir d’aimer et d’être aimé, inscrit dans le cœur de l’homme. Amour entre l’homme et la femme, qui est premier, qui précède la famille, qui en est comme l’élan fondateur. Amour pour les enfants. Avec quelle puissance se manifeste cet amour lors de la venue d’un enfant : ce nouveau né qui ne peut encore manifester autre chose que ses besoins les plus élémentaires fait surgir en nous un élan viscéral, dont le dynamisme et la vitalité nous surprennent, nous dépassent, et nous entraînent au don de nous-mêmes.

Mais ce désir d’amour dans la famille se confronte très vite à des limites : crises de l’amour conjugal, divisions dans la famille, ou plus simplement difficultés à vivre de cet idéal d’amour, face aux réalités, aux contrariétés de la vie, à la grisaille du quotidien. Le récit de la Genèse, histoire de la première famille, d’Adam et Eve et de leurs descendants, débouche sur rien de moins qu’un fratricide dès la seconde génération, et nous place d’emblée en face de cet échec de l’amour incapable de tenir ses promesses, de répondre à l’idéal qu’il porte.

Pourtant l’Eglise appelle la famille à être une Eglise domestique, tout particulièrement aujourd’hui, à la suite du concile Vatican II et de l’enseignement riche et audacieux de Jean-Paul II. Cette Eglise domestique est-elle donc un idéal inaccessible ou une réalité à vivre, à notre portée ?

Nous verrons comment la famille peut répondre à cet appel et vivre comme une Eglise domestique, c’est-à-dire comme une « Eglise à la maison », en développant trois éléments qui nous paraissent essentiels. Tout d’abord, l’Eglise domestique vit de la relation personnelle de chaque membre de la famille avec le Christ. Ensuite, la famille peut être une petite communauté ecclésiale. Enfin, nous souhaiterions aborder la vocation des parents dans l’Eglise domestique.

La vie d’Eglise domestique se décline de façon singulière dans chaque famille, puisque chaque famille est unique, aux yeux des hommes comme aux yeux de Dieu. Elle s’insère dans la réalité du monde d’aujourd’hui, de familles souvent éclatées, moins nombreuses, qui ne sont plus les fratries d’autrefois qui pouvaient avoir un effet entraînant sur la pratique de la foi.

Le dynamisme essentiel de l’Eglise domestique est donné par la force de la relation personnelle que peut avoir chaque membre de la famille avec le Christ.

Par le baptême, chaque membre de la famille reçoit une capacité à entrer en contact avec Dieu, dans une relation personnelle d’amour appelée à grandir et à se développer. La famille peut être le terreau où cette grâce du baptême peut croître, comme la toute petite graine de sénevé évoquée dans la parabole de l’Evangile [9], qui devient un grand arbre où les oiseaux du ciel peuvent s’abriter. Chaque membre de la famille, parent ou enfant, peut expérimenter cette relation vivante de foi. Comment ? Par la vie chrétienne, en particulier par la prière et par la pratique des sacrements.

Avant tout la prière personnelle, la prière du cœur, qui est écoute de Dieu, de sa parole, dans le silence du cœur à cœur. Prier s’apprend, et la famille peut être le lieu premier de cet apprentissage. Même s’il ne voit pas Dieu, l’enfant peut expérimenter un contact vivant avec lui, par la foi. Il est même en un certain sens, dans sa simplicité, plus apte qu’un adulte à le vivre, et dès son plus jeune âge : « Je te bénis, Père, seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux savants, et de l’avoir révélé aux tous petits » [10]. L’enfant peut ainsi, par la prière familiale, se familiariser avec ce contact avec Dieu, aussi naturellement que lorsqu’il apprend sa langue maternelle. Lorsqu’on donne à un enfant la possibilité de prier, avec des moments de silence, on est étonné de constater sa capacité à vivre un vrai recueillement, même de courte durée. L’enfant s’éloignera peut-être de la foi plus tard, notamment à l’adolescence, mais il gardera au plus profond de lui-même la trace de cette expérience de Dieu, qui pourra ressurgir.

Cette relation de foi vivante personnelle que peut vivre chaque membre de la famille porte les autres membres, elle établit une forme de « communion des saints » au sein de la famille. Croyons à la puissance de notre foi pour les autres membres de notre famille. Il nous est arrivé, dans un moment d’échange familial, d’apprendre d’un de nos enfants qu’il avait vécu plusieurs mois auparavant une période de grande tribulation, qui avait en large partie échappé à notre vigilance de parents, et un autre de nos enfants, beaucoup plus jeune, a alors confié qu’il avait vu sa détresse à ce moment précis et qu’il avait prié pour lui. La foi donne de vivre cette communion d’Eglise domestique, même avec un mari ou une femme non croyant, ou si un enfant a abandonné la vie de foi. Elle permet à des grands parents de porter dans la foi leurs petits-enfants, si leurs enfants ne les élèvent pas dans la foi ou s’ils ne sont pas baptisés. Dans les familles divisées ou "recomposées", on peut vivre aussi, grâce à la foi, une vraie communion ecclésiale, nourrie de dynamisme ecclésial.

C’est cette relation personnelle d’amour avec Dieu qui est le but et le moyen de la transmission de la foi dans la famille. Autrefois, les familles chrétiennes étaient plus "protégées", par des barrières extérieures ou par des réseaux de familles élargies ou de familles amies partageant les valeurs chrétiennes. La famille d’aujourd’hui est plus ouverte sur le monde, mais elle est aussi plus perméable aux influences extérieures. Elle ne peut pas vivre dans un ghetto. C’est pourquoi les enfants de parents chrétiens ne peuvent vivre leur foi chrétienne que s’ils ont cet enracinement intérieur dans une relation vivante d’amour avec le Christ. Ils ont aussi besoin de s’appuyer sur d’autres chrétiens, sur les écoles, les paroisses et les mouvements chrétiens, qui sont les relais de cet enracinement chrétien des familles, qui déploient aujourd’hui beaucoup d’efforts dans la pastorale de la famille, pour permettre à chacun de trouver sa place dans l’Eglise et dans la société.

La famille peut être une petite communauté ecclésiale

Cette relation personnelle avec Dieu va être source de communion dans la famille, en faisant grandir l’amour au sein de la famille et en lui donnant d’être un sanctuaire de l’Eglise à la maison.

L’amour de Dieu fait grandir l’amour dans la famille.

Je pourrais voir une opposition entre l’amour de Dieu et l’amour de ma femme ou de mon mari, ou l’amour de mes enfants. Le temps passé à prier n’est-il pas du temps en moins consacré à ma famille ? En réalité, plus j’aime Dieu, plus je vais aimer ma femme, ou mon mari, plus je vais aimer mes enfants. Ainsi, les deux plus grands commandements « Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force », et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », sont inséparables parce qu’ils se nourrissent mutuellement [11]. Ils sont au cœur de la vie de la famille, de l’Eglise domestique.

C’est ainsi que l’amour de Dieu va épanouir et faire grandir dans le mariage toutes les dimensions de la relation d’amour entre le mari et la femme, intellectuelle et spirituelle, affective et charnelle, et cette communion est signe de l’amour du Christ pour son Eglise [12], comme le dit Saint Paul avec force [13]. Combien de couples ont expérimenté après une eucharistie ou le sacrement de la réconciliation, ou après une récollection, un nouvel élan qui les pousse l’un vers l’autre, une ardeur qui ravive leur amour, comme les époux de Cana qui reçoivent du Christ le vin nouveau [14].

Jean-Paul II a exprimé cette réalité avec autorité : « De même qu’il est l’âme de l’Eglise, l’Esprit Saint doit aussi être celui de la famille, petite Eglise domestique. Il doit être pour tout noyau familial un principe intérieur de vitalité et d’énergie, qui maintient toujours ardente la flamme de l’amour conjugal, dans le don réciproque des conjoints ». [15]

Et cet élan donné par l’amour de Dieu s’élargit aux enfants, à tous les membres de la famille. Donc l’amour de Dieu est comme le « turbo » de l’amour dans la famille.

La famille peut être un sanctuaire de l’Eglise à la maison.

La prière familiale peut être un moment privilégié de la vie d’Eglise domestique. A chaque famille de trouver son rythme, son moment, selon les âges des enfants, mais toujours dans le respect de la liberté de chacun et de sa relation unique avec Dieu. Cette prière familiale peut être l’occasion d’élargir l’horizon de la famille aux intentions de l’Eglise et du monde.

La participation à la messe dominicale en famille en est aussi un temps fort.

Mais ce n’est pas seulement dans ces moments que la famille est Eglise. Elle est Eglise domestique dans tout ce qui fait sa vie quotidienne, sa vie concrète, elle qui est appelée à être une communauté intime de vie et d’amour, dans sa vie la plus ordinaire [16]. La famille de Nazareth, modèle de toutes les familles, a vécu pendant 30 ans une vie toute ordinaire, tellement enfouie dans l’ordinaire que les habitants de Nazareth, quand Jésus revient chez lui, ne parviennent pas à le reconnaître comme messie [17], peut être parce qu’ils gardent l’image d’un enfant comme les autres. Le Verbe incarné est comme enfoui dans l’ordinaire de la vie de la Sainte famille de Nazareth. De même la vie de la famille est enfouie dans l’ordinaire, où elle peut être comme cachée avec le Christ.

Cette vie d’Eglise dans la famille s’exprime dans la fidélité des tâches répétitives accomplies jour après jour dans la vie commune. Elle est le lieu d’apprentissage et d’exercice de l’amour. Elle est le lieu où l’on rencontre l’autre, et où l’on apprend à l’accepter tel qu’il est. Elle est le lieu de l’exercice du pardon.

Et c’est avant tout par cette vie de charité au quotidien sous le regard de Dieu et dans l’accueil du prochain que la famille vit sa dimension missionnaire dans l’Eglise [18]. Elle vit cette charité par son accueil, notamment des plus pauvres, des personnes âgées ou des personnes seules, et elle s’enrichit de cette ouverture.

Le sanctuaire de l’Eglise domestique c’est donc la vie de famille elle-même.

Mais la famille n’est Eglise domestique que si elle est ancrée dans la grande Eglise.

Si la famille est désignée petite Eglise, ou Eglise domestique, c’est qu’elle n’est pas complète en soi. Elle vit dans la communion de la grande Eglise. La famille ne peut être repliée sur elle-même. Elle tire sa vitalité même de l’Eglise dont elle est la cellule de base.

Car la famille est relative à l’Eglise, elle-même famille de Dieu [19], qui rassemble tous ceux qui sont unis au Christ. Cette parole du Christ, qui semble rejeter la famille au sens charnel, mais qui en réalité la replace dans la grandeur de sa vocation, nous interpelle encore aujourd’hui : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? (…) quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui là est mon frère, ma sœur, ma mère [20].

La famille est Eglise domestique si, tout en gardant ses spécificités propres, elle prend toute sa place dans cette « famille de Dieu ».

La vocation des parents dans l’Eglise domestique

Cette vie d’Eglise domestique est à la portée de toutes les familles. N’attendons pas de nous sentir prêts ou capables pour nous mettre en route sur ce chemin de foi, où que nous en soyons dans notre cheminement. Parents, nous sommes les pasteurs de notre petite Eglise, et nous recevons la grâce et les dons pour accomplir cette tâche [21].

Dans cette tâche, nous ne sommes que les coopérateurs de Dieu. Nous sommes de simples jardiniers, chargés d’arroser la plante qui nous est confiée. Mais nous avons la certitude que la graine pousse dans le cœur de nos enfants, même si parfois elle paraît bien enfouie, car c’est Dieu qui la « fait croître ». Comme le dit Saint Paul, « Moi j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance » [22].

Sur ce chemin, nous recevons aussi beaucoup de nos enfants, qui se chargent aussi souvent de nous éduquer. C’est ce que Jean-Paul II appelle l’échange éducatif dans la famille [23]. Ça suppose d’accepter de se remettre en cause, de se laisser corriger par ses enfants, au sens de la correction fraternelle dans la communauté chrétienne. Avec un peu d’humour c’est plus facile. Il arrive aussi souvent que des parents viennent ou reviennent à la foi grâce à leurs enfants.

Bien sûr comme parents nous sommes imparfaits. Nous avons tendance à nous culpabiliser de nos erreurs vis-à-vis de nos enfants, à une époque où on met beaucoup l’accent sur les blessures d’enfance, qui sont le plus souvent causées par les parents. Appuyés sur Dieu nous pouvons dépasser cette culpabilité. Et si nous prenons ce chemin de vie de foi dans la famille, Dieu va même se servir de nos imperfections pour réaliser ses desseins d’amour dans notre famille.

Thérèse de l’Enfant Jésus nous en a donné un exemple saisissant dans ses écrits autobiographiques, avec ce qu’on a appelé la « grâce de Noël 1886 ». Au retour de la messe de la nativité, Louis Martin, fatigué, s’impatiente en voyant les souliers de sa fille dans la cheminée. Il dit ces paroles qui percèrent le cœur de Thérèse, elle qui était alors d’une sensibilité maladive : « Enfin, heureusement que c’est la dernière année ! ». Par cette épreuve surmontée, Dieu lui a donné de progresser de façon décisive dans l’amour : "je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir et depuis lors je fus heureuse". [24]

Et l’Eglise, en béatifiant les époux Martin, nous les donne comme modèle de la vie familiale : Comme c’est rassurant et encourageant pour nous les parents, de savoir que Dieu conduit nos enfants même à travers nos faiblesses.

Car c’est lui l’architecte de chacune de nos Eglises domestiques.


Biographie P. Philippe Bordeyne

Né le 21 décembre 1959, Philippe Bordeyne a été ordonné prêtre pour le diocèse de Nanterre le 18 septembre 1988, après des études au Séminaire des Carmes, à l’Institut Catholique de Paris. Ancien élève d’HEC, il a été pendant six ans aumônier de lycée et d’étudiants (Lakanal et Marie-Curie à Sceaux, Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud) avant d’être envoyé en mission d’études à l’Université de Tübingen en Allemagne. En 1996, il est appelé à enseigner à la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris, et devient également aumônier du lycée et des collèges de Saint-Cloud. Il participe pendant quatre ans à l’équipe diocésaine du catéchuménat. Depuis 2001, il est le délégué pour la préparation au mariage du diocèse de Nanterre. Docteur en théologie, spécialiste du Concile Vatican II, il est professeur de théologie morale au Theologicum, la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris, dont il est le doyen depuis 2006. Il préside également la Conférence des institutions catholiques de théologie, qui permet aux doyens des Facultés de théologie de collaborer dans le cadre de la Fédération internationale des universités catholiques. Son dernier livre s’intitule Ethique du mariage, la vocation sociale de l’amour (DDB, 2010).

Biographie Antoine et Stéphanie Bonnasse

Nés respectivement en 1964 et 1965, Antoine et Stéphanie Bonnasse sont mariés et parents d’une famille nombreuse. Antoine Bonnasse est avocat d’affaires, tandis que Stéphanie Bonnasse, qui termine son baccalauréat canonique, est enseignante en Ecriture sainte à la Formation des Responsables, à l’Ecole Cathédrale, au Collège des Bernardins.

[1« In hac velut ecclesia domestica parentes verbo et exemplo sint pro filiis suis primi fidei praecones, et vocationem unicuique propriam, sacram vero peculiari cura, foveant oportet. » (Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église “Lumen gentium”, n° 11.)

[2« Episcopus inde appelatus est, quia superintendit quia intendendo curat. » (In Serm. 94, PL 38, 580 ss.) Cité par Michael Fahey, « La famille chrétienne Église domestique à Vatican II », Concilium, 260, 1995, p. 115-123.

[3Jean-Paul II, Les tâches de la famille chrétienne : Exhortation apostolique “Familiaris consortio”, 1981, n° 64.

[4Référence pastorale majeure dans l’Église de Haute-Volta après le concile Vatican II, cette notion acquiert une large reconnaissance lors de la première assemblée synodale pour les Églises d’Afrique en 1994. Cf. Francis Appiah-Kubi, L’Église, famille de Dieu : un chemin pour les Églises d’Afrique, Paris, Karthala, 2008.

[5Hans Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Éd. du Cerf, 1990, p. 185.

[6Emmanuel Housset, L’intériorité d’exil. Le soi au risque de l’altérité, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 16-17.

[7« Bénédiction finale », in Rituel romain de la célébration du mariage, Paris, Desclée/Mame, 2005, p. 93.

[8Jean-Philippe Pierron, Le climat familial. Une poétique de la famille, Paris, Éd. du Cerf, 2009.

[9Mt 13, 31-32

[10Lc 10, 21

[11Mt 22, 34-40

[12« Le don de l’Esprit est règle de vie pour les époux chrétiens et il est en même temps souffle entraînant afin que croisse chaque jour en eux une union sans cesse plus riche à tous les niveaux - des corps, des caractères, des cœurs, des intelligences et des volontés, des âmes -, révélant ainsi à l’Eglise et au monde la nouvelle communion d’amour donnée par la grâce du Christ ». (Familiaris Consortio, 19)

[13Eph 5, 31-33

[14Jn 2, 1-11

[15Discours au conseil pontifical pour la famille, 4 juin 1999

[16La famille chrétienne, par ailleurs, édifie le Royaume de Dieu dans l’histoire à travers les réalités quotidiennes qui concernent et qui caractérisent sa condition de vie : c’est dès lors dans l’amour conjugal et familial - vécu dans sa richesse extraordinaire de valeurs et avec ses exigences de totalité, d’unicité, de fidélité et de fécondité(118) - que s’exprime et se réalise la participation de la famille chrétienne à la mission prophétique, sacerdotale et royale de Jésus-Christ et de son Eglise » (Familiaris Consortio, 50)

[17Mt 13, 53-58

[18L’amour et la vie constituent donc le point central de la mission salvifique de la famille chrétienne dans l’Eglise et pour l’Eglise. Le Concile Vatican II le rappelle lorsqu’il écrit : « Les familles se communiqueront aussi avec générosité leurs richesses spirituelles. Alors, la famille chrétienne, parce qu’elle est issue d’un mariage, image et participation de l’alliance d’amour qui unit le Christ et l’Eglise, manifestera à tous les hommes la présence vivante du Sauveur dans le monde et la véritable nature de l’Eglise, tant par l’amour des époux, leur fécondité généreuse, l’unité et la fidélité du foyer, que par la coopération amicale de tous ses membres » (Familiaris Consortio, 50)

[19La famille chrétienne est appelée Église domestique parce qu’elle manifeste et révèle la nature de l’Église comme famille de Dieu, qui est d’être communion et famille (CEC, compendium, n°350)

[20Mt 12, 48-50

[21Les époux et les parents chrétiens, en vertu du sacrement, « ont ainsi, en leur état de vie et dans leur ordre, un don qui leur est propre au sein du peuple de Dieu » (Familiaris Consortio, 49)

[22I Co 3,5

[23Pour construire une telle communion, un élément est fondamental, celui de l’échange éducatif entre parents et enfants(60), qui permet à chacun de donner et de recevoir. A travers l’amour, le respect, l’obéissance à l’égard des parents, les enfants apportent leur part spécifique et irremplaçable à l’édification d’une famille authentiquement humaine et chrétienne(61). Cela leur sera plus facile si les parents exercent sans faiblesse leur autorité comme un véritable « ministère », ou plutôt comme un service ordonné au bien humain et chrétien des enfants et plus particulièrement destiné à leur faire acquérir une liberté vraiment responsable, et si ces mêmes parents gardent une conscience aiguë du « don » qu’ils reçoivent sans cesse de leurs enfants (Familiaris Consortio, 19).

[24Ms A, 44-45 V°

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2011 : “La famille : héritage ou avenir ?”

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2011 : “La famille : héritage ou avenir ?”