Texte des Conférences de Carême 2011 : « La famille : questions actuelles et avenir des diversités ? » le 13 mars

Chacun est bien conscient que des transformations importantes sont intervenues dans les valeurs, les structures familiales, comme dans le mode de formation des familles. Les individus jouissent d’une plus grande liberté, et peuvent faire valoir le souci d’eux-mêmes ; ceci a pour conséquence une plus grande fragilité des unions, une importance accrue donnée aux liens intergénérationnels et enfin de nouveaux rapports avec l’enfant. L’État, à travers son appareil législatif, est le garant de la continuité familiale, mais on verra qu’il n’échappe pas à un ensemble de contradictions.

Dimanche 13 mars 2011 - La famille : questions actuelles et avenir des diversités ?
Mme Martine Segalen, sociologue – P. Jacques de Longeaux, théologien

Retransmissions :
 Revoir sur le site internet de KTO.

Arrêt de la retransmission en direct des conférences de Carême par France Culture, une tradition datant de 1946.
 Dimanche 13 mars dans l’après-midi, les auditeurs de France Culture n’ont pu entendre en direct la première des Conférences de Carême, depuis Notre-Dame de Paris. La station publique a fait savoir vendredi que les Conférences étaient désormais accessibles sur son site Internet et en différé sur les ondes à minuit.
 Lire le communiqué du diocèse de Paris à ce sujet le vendredi 11 mars..
 Lire la réaction du cardinal André Vingt-Trois (interview pour le journal La Croix)..

Lire ci-dessous le texte des conférences.
Reproduction papier ou numérique interdite.
Le texte des conférences sera publié chez Parole et Silence : sortie du livre le 17 avril 2011.

Mme Martine Segalen, sociologue

Ni en miettes, ni désinstitutionnalisée, la famille, les familles de ce XXIe siècle sont cependant méconnaissables. Mon maître le sociologue Henri Mendras écrivait dans le Monde en 2002 : « En vingt ans, la monogamie absolue instaurée par le Christ et réitérée avec force par saint Paul […], ce fondement de la civilisation de l’Occident chrétien s’écroulait sous l’influence de quelques soixante-huitards : révolution de mœurs à l’échelle millénaire dont on n’a pas encore mesuré les conséquences ultimes sur notre système de filiation et sur la construction de la personnalité des enfants. »

Henri Mendras a certes raison : la monogamie a fait place à la polygamie successive avec les remariages ou remises en couple, le lien de filiation est fragilisé par ces nouvelles formes familiales comme celles qui sont issues des bio-technologies, l’encadrement moral qu’offrait la religion s’est effondré, les rapports entre parents et enfants connaissent une véritable révolution du fait des conséquences du contrôle de la procréation, et sur le plan des valeurs, de la disparition de l’autorité au sein de la famille.

Analyse brillante, mais qui tend à dramatiser le tableau et renforce le mythe du passage brutal d’un modèle à un autre et implicitement du bien au mal. On décèle dans ses affirmations une inquiétude qui pourtant n’est pas nouvelle : déjà Louis de Bonald, porte-voix des légitimistes au début du XIXe siècle, avait dénoncé la « déconstitution de la famille » liée à l’adoption du Code civil et de l’héritage égalitaire qui privait les parents du choix de l’héritier ; après lui, le sociologue Frédéric Le Play parlait de « décadence » et s’alarmait de la montée de l’individualisme. Plus tard, la médecine s’inquiétera de la montée du « péril vénérien ». Entre les deux guerres, les craintes seront de nature démographique. Enfin, après la seconde guerre mondiale, au temps du fameux babyboom, des sociologues très écoutés comme Jean Stoetzel redouteront que la mise en place de l’Etat providence ne vienne à « renforcer les égoïsmes et à rompre la solidarité entre les générations ». Et pourtant, dans les années 1960, cette famille donne alors tous les signes de santé : jamais on ne s’est tant marié, ni marié si jeune, le taux des divorces est faible, le nombre d’enfants mis au monde suffit à renouveler les générations. On dit alors de la famille qu’elle est « bastion », « rempart » contre l’agression d’un monde qui connaît un fort développement économique et changement social. Mais voilà que tout va changer dans les comportements familiaux : le socio-démographe Henri Léridon dit que pour la famille, 1968 a eu lieu trois années auparavant, alors que partout en Europe, s’observe de façon concomitante, le renversement des courbes démographiques. Ces comportements traduisent sans aucun doute une réelle cassure préparée de longue date par un changement dans les mentalités.

J’identifie deux causes à l’origine de l’avènement des modèles qui nous sont contemporains : la montée du sentiment et la montée de l’égalité de sexe dans la société. Les trois conséquences en sont une fragilisation du lien conjugal ; un renforcement des liens de filiation ; de nouveaux rapports à l’enfant.

L’avènement du sentiment dans la formation des unions a une origine ancienne ; on peut la faire remonter à la doctrine chrétienne du mariage qui insistait sur le libre consentement des époux. Au cours du XIXe siècle, l’émergence du sentiment amoureux a transformé le sens du mariage bourgeois, fondé sur la transmission du patrimoine. Les années 1960 ont vu le triomphe du mariage d’amour entre jeunes gens, jusqu’à ce que s’instaure une révolution des mœurs qui deviennent plus permissives en matière de sexualité. Et au prétexte de la montée de la vie privée, on voit se scinder le mariage et l’amour, à tel point qu’aujourd’hui le nombre de mariages est en chute libre, certes compensée par le PACS, sorte de « mariage light » du point de vue du droit, beaucoup moins protecteur pour les contractants. A la racine de ces changements, celui du statut des femmes.

La montée du sentiment a servi la cause des femmes puisque comme l’observe Paul Lacombe un sociologue du XIXe siècle trop peu connu, et qui a étudié les sociétés qu’on appelait encore « primitives », c’est la façon dont la femme entre en mariage qui détermine la manière dont elle sera traitée : « partout où elle a été volée ou achetée, l’homme en dispose comme d’une tête de bétail, comme d’un meuble. Il la revend, la sous-loue, la prête, l’accable de travaux, la châtie cruellement pour les moindres fautes ». Aujourd’hui, les femmes entrent en union sur un pied d’égalité avec les hommes, et tout change ou presque tout.

Eduquées, libérées de grossesses non désirées, les femmes sont aussi entrées sur le marché du travail, et comme les hommes, elles ont mis en œuvre une conception individualiste de la vie. La France est d’ailleurs un des rares pays d’Europe qui a compris que pour encourager les femmes à devenir mères, il fallait les aider à faire garder les enfants en bas âge. Même si ces modes de garde sont loin d’être suffisants, ils permettent aux femmes d’avoir une vie professionnelle. De plus, dans le monde que nous connaissons, un double salaire est une assurance contre les aléas de la vie. L’engagement féminin sur le marché du travail leur confère désormais les moyens de ne pas rester dans une union où le compagnon partage encore trop peu les tâches quotidiennes et qui ne leur permet pas de faire épanouir leurs propres désirs. Les couples veulent aussi fonctionner sur la vérité de leur amour et non sur les piètres trahisons bourgeoises dont le théâtre de Labiche et Feydeau nous donnent une vision comique, mais atterrante.

Des changements législatifs majeurs ont accompagné et aussi permis ces changements familiaux, instaurant une égalité de droits entre hommes et femmes au sein de la famille. Nous sommes entrés dans ce que Irène Théry a nommé le temps du « démariage » qui modifie le point d’équilibre de notre système de parenté. Reposant autrefois sur le mariage, il s’est déplacé vers la filiation, arbre généalogique aux branches duquel se rattacher lorsque, par exemple, le couple se rompt. Notre système de parenté n’échappe d’ailleurs pas à une règle universelle : dans les sociétés où le mariage est faible, c’est la filiation qui forme la colonne vertébrale de la famille. Et la sociologie de la famille de reconnaître, enfin, après beaucoup de résistances, l’importance des transmissions familiales, de toute nature, fondamentales car identitaires, fournissant un socle à l’assise de la personne afin qu’elle puisse se projeter dans l’avenir, patrimoniales, et aussi faites de transferts et d’aides au quotidien. Citons ces admirables grands-mères qui s’occupent à la fois de leurs petits-enfants et de leur mère vieillissante. La société et les familles tiennent actuellement beaucoup par le nouveau troisième âge, dans le contexte de difficultés économiques que nous connaissons.

Le démariage, en second lieu, a changé la place de l’enfant qui est appelé à fonder la famille. Celui-ci est devenu l’intense objet de désir d’une société bébéphile. La socialisation du couple marié qui s’était construite dans sa vie intime et privée s’effectue avec la naissance de l’enfant qui prolonge la double lignée. Des personnes, sans liens entre elles jusqu’alors, deviennent par le biais du nouveau-né, des paires de grands-parents.

Enfant voulu, la date de sa naissance est programmée. Grâce à la dissociation entre sexualité et fécondité, la conscience de choisir, dominer, prévoir une grossesse est une réalité toute neuve dans notre monde. Cet enfant, plus que jamais désiré, fantasmé est pourtant en risque : d’être élevé au sein d’un foyer qui n’est pas constitué de ses deux parents. Si la mort rompait autrefois les familles, aujourd’hui ce sont les ruptures informelles et les divorces qui ont transformé le cadre d’élevage et d’éducation de l’enfant. Décompositions et recompositions familiales, parents en plus et en moins caractérisent le nouveau paysage de la famille, souvent au prix de difficultés économiques et sociales : tel est le cas d’un nombre important de mères chargées d’enfants, qu’on n’appelle plus mères célibataires, mais familles mono-parentales. On sait que ces difficultés sont aggravées dans certains milieux de migrants où la socialisation familiale fonctionne mal. C’est dans ce cas notamment qu’intervient l’Etat, de plus en plus présent dans les trajectoires familiales. Voilà donc un paradoxe qu’il faut encore souligner : les individus ne se réclament que d’une vie privée, mais s’appuient sans cesse davantage sur l’Etat providence, partenaire de la famille comme l’avait bien noté le fondateur de la sociologie Emile Durkheim dès la fin du XIXe siècle.

Les travaux des sociologues montrent que, dans les familles où le couple s’est séparé, nombre d’enfants ne voient que peu ou pas du tout leur père, tandis qu’ils sont élevés au quotidien par un beau-parent dont le rôle est complexe car celui-ci se trouve coincé entre l’idéal de l’amour électif et le souci de ne pas usurper la place du parent biologique. Il est comme un « funambule », écrit Sylvie Cadolle. Les liens entre le « parent en plus » et les enfants au sein des foyers abritant des familles recomposées sont aussi complexes et divers que les configurations de ces recompositions. L’héritage du passé du premier couple parental apparaît toutefois déterminant pour comprendre le sens que prendra la nouvelle structure conjugale, de même que la nature du divorce (ou de la séparation informelle) et son degré de conflictualité qui détermine s’il y a ou non une place à prendre. Tout le droit de la famille s’est orienté vers la protection de l’intérêt de l’enfant en tentant de lui conserver son double lien de filiation.

Cependant, d’intérêt de l’enfant, il n’en est guère question dans les débats concernant les grossesses avec dons de gamètes ; seul semble compter le « désir » des futurs parents, qui estiment qu’ils ont « droit » à l’enfant et insistent pour faire sortir l’assistance médicale à la procréation du champ de la lutte contre la stérilité. Distinguons trois questions : le fait de se procurer des enfants, le fait de les élever, le fait de leur filiation civile. Sur le premier point, femmes et hommes ne sont pas en position identique, des enfants pouvant naître à un couple lesbien d’une insémination artificielle, alors que les homosexuels doivent avoir recours à un utérus féminin ; en ce qui concerne l’éducation, quelque soit leur orientation sexuelle, les parents tentent généralement de faire de leur mieux, entre « amour » et autorité sans autoritarisme ; en ce qui concerne le lien de filiation, selon le droit français actuel, il est impossible à établir pour des parents homosexuels. Réclamer une affiliation civile de l’enfant à l’autre partenaire reviendrait à une transformation majeure de notre système de parenté. Or, il n’est de société au monde qui ne fasse place aux deux branches sexuées.

Outre que ces naissances singulières rabaissent les mères porteuses (gestation pour autrui selon le langage habituel) au simple rang de sacs, les enfants eux, deviennent des choses que l’on se procure sur le marché. D’un côté, on nie tout l’apport de la médecine qui a montré le lien puissant qui s’établit entre la mère et l’enfant qu’elle porte et on nie toutes les avancées du statut féminin ; de l’autre, on chosifie l’enfant, alors que, depuis plusieurs décennies, on en a fait un petit sujet compétent, pourvu de droits protégés y compris au plan international. On voit que la société n’en est pas à une contradiction près.

Quelle que soit sa forme, finalement, la famille reste le lieu premier et irremplaçable de protection de l’individu, de socialisation de l’enfant. Quant au couple, il est toujours à l’horizon du désir des jeunes. Les nouvelles valeurs de l’individualisme n’ont tué ni l’une ni l’autre, même si chacun mesure ce qu’il ou elle a pu gagner en acquérant davantage de liberté. La famille a profondément changé de visage ; comme le disait Louis Roussel, un sociologue récemment disparu, elle « n’est plus réglée par les impératifs de la survie, mais relève de l’impatience du bonheur ».

« Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse » observait Marcel Mauss [1]. Autant dire que l’institution familiale de ce début de XXIe siècle n’est ni meilleure ni pire qu’autrefois ; elle exprime ce que sont les valeurs comme les contradictions de notre monde.

Père Jacques de Longeaux

La famille, évolutions contemporaines et discernement ecclésial

Les transformations rapides qu’ont connues, et que connaissent encore, les pratiques conjugales et familiales provoquent la réflexion. Les changements législatifs des cinquante dernières années ont introduit de plus en plus de jeu, de souplesse, de liberté, mais aussi d’égalité, dans l’institution du mariage et de la famille. Nous constatons la fragilisation du lien conjugal ; de nouvelles configurations parentales et familiales se sont imposées dans le paysage social. Nos contemporains donnent la priorité aux requêtes subjectives sur l’objectivité de l’institution. Tout appel à un ordre social ou naturel qui prétendrait s’imposer aux libertés individuelles paraît irrecevable à beaucoup. La référence à la différence homme / femme, ainsi que, dans une moindre mesure, à la différence des générations, est suspectée de recouvrir des structures de domination, au sein de la famille comme à l’intérieur de la société. La pensée de la différence est devenue problématique.

Prise dans cette évolution, du moins dans le monde occidental, l’Église ne cherche pas à défendre un ordre social ancien. Elle ne tente pas davantage à s’adapter à toutes les innovations, pour « être de son temps », et plaire au monde dans lequel elle vit. Elle veut être le témoin fidèle de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ Sauveur, et, notamment, de la Bonne Nouvelle au sujet du mariage et de la famille. L’Église se tient à l’écoute de la Parole de Dieu. Elle s’efforce d’entendre ce que Dieu dit à travers les requêtes et les évolutions de son époque. Elle tâche de reconnaître ce que le Concile Vatican II a appelé les « signes des temps [2] ». Elle opère également un discernement entre ce qui est bon dans ces évolutions, c’est-à-dire ce qui est conforme à la dignité de la personne et de sa vocation à l’amour véritable, et ce qui lui est contraire. En proposant ce discernement, et en l’exprimant publiquement, l’Église a l’intention d’être au service du bien commun de la société. Elle ne craint pas d’être, sur certains points, un signe de contradiction.

Bien souvent, il n’existe pas, dans la lettre de la Bible ou dans les documents de la Tradition, des réponses toutes faites aux questions nouvelles qui surgissent. Il faut alors remonter aux principes de discernement, à la vision de l’homme que contient l’histoire biblique, aux valeurs qui en découlent (qui, d’ailleurs, rejoignent ce que bien des sagesses humaines ont pressenti). La lumière qui resplendit sur le visage du Christ brille dans le cœur de tout homme.

Je distinguerai quatre traits majeurs qui caractérisent la situation contemporaine du mariage et de la famille. Chacun d’entre eux conduit l’Église à approfondir et à développer son enseignement sur le mariage.

1- Le premier est le triomphe incontesté du mariage d’amour. Ce n’est pas le lieu ici de retracer l’histoire du mariage d’amour. Il suffit de rappeler qu’il est culturellement et historiquement situé. Il serait faux de penser que l’amour ait été absent des mariages arrangés entre familles. Mais la caractéristique du mariage contemporain est qu’il repose exclusivement sur le choix personnel des futurs conjoints. Certes, ce choix obéit à de nombreux motifs et influences, la raison n’en est pas absente. Mais l’attrait amoureux en est la pièce essentielle. Nous assistons d’ailleurs aujourd’hui à un retournement de l’amour contre le mariage. Le divorce est justifié par le désamour. Et bien des couples restent en dehors de l’institution du mariage en invoquant la liberté de l’amour et son caractère privé.

Le triomphe du mariage d’amour a conduit l’Église à expliciter la place de l’amour dans l’institution et le sacrement du mariage. L’amour est le cœur et le sommet de la révélation biblique. Dieu se fait connaître comme Amour – agapê, caritas. Le commandement que le Christ a laissé à ses disciples est de s’aimer les uns les autres. Mais qu’est-ce qu’aimer ? Pour la foi chrétienne, c’est en considérant la personne et la vie du Christ que l’on découvre ce qu’est aimer en vérité. Dieu manifeste son amour dans l’alliance une, irrévocable, infiniment féconde, qu’il scelle avec l’humanité dans la personne du Christ, le Verbe fait chair, et dans l’union du Christ et de l’Église.

Placer l’amour au centre du mariage, du point de vue chrétien, c’est comprendre le mariage comme alliance et comme don mutuel des personnes. Le mariage est une alliance entre un homme et une femme. Ce terme « alliance » doit être pris dans son sens le plus fort. Il dit davantage que contrat. Une alliance est bien autre chose qu’une association qui peut être défaite à l’initiative de l’une ou de l’autre partie, ou des deux, moyennant des compensations. Elle ne se limite pas à une union d’intérêt ou à un échange de prestations. Elle est l’union de deux personnes qui s’engagent l’une envers l’autre et mettent leur vie en commun. Elle est fondée sur un échange de paroles, elle se noue dans la chair, elle s’inscrit dans la société, elle fonde une histoire commune.

L’amour dont le Christ est la source et le modèle est don. L’amour conjugal intègre le sentiment et le désir, mais il ne s’y limite pas. Il est un don mutuel des personnes et il aspire à donner la vie. Ce thème du don doit être bien compris. L’amour est d’abord, et il demeure, un élan vers l’autre, perçu comme celui ou celle qui peut combler mon attente. Mais il est aussi, et conjointement, un engagement envers l’autre dont on veut le bonheur, dont on cherche le bien. L’amour dépasse et englobe les exigences de stricte justice. Pour le dire autrement, c’est faire justice à la personne humaine que de l’aimer. Au contraire, ce n’est pas respecter sa dignité que de la traiter comme un moyen, qu’il s’agisse d’un moyen de jouissance, ou pour avoir un enfant, ou pour accéder à un statut social, ou pour tout autre but. La personne demande d’être accueillie et reconnue comme unique. L’engagement libre et sans réserve est une requête intérieure à l’amour conjugal. Les propriétés du mariage, unité et indissolubilité, comme ses finalités, le bien des époux et la constitution d’une famille, trouvent dans l’amour ainsi compris leur fondement et leur signification.

La théologie chrétienne, méditant sur le mystère de la Trinité, affirme que la personne humaine, créée à l’image et ressemblance de Dieu, s’accomplit dans une existence en communion dans l’amour. La personne est portée à la relation ; l’amour que Dieu communique est une grâce de communion. Le mariage et la famille sont, dans la condition terrestre, l’expression primordiale – mais pas la seule – de la communion des personnes. Jean-Paul II a développé ce thème à plusieurs reprises durant son pontificat [3].

J’ajoute, toujours sur ce premier point (le mariage d’amour), que la notion d’alliance nous garde d’une vision fusionnelle ou seulement romantique de l’amour : les personnes en alliance demeurent des personnes distinctes. Les deux différences fondamentales, la différence des sexes et celle des générations, structurent la communauté familiale. D’autre part, la famille ne forme pas un groupe clos. Elle est insérée dans la société. Les enfants, devenus adultes, quittent leurs parents. Les liens ne disparaissent pas, mais ils se transforment. Enfin, l’alliance conjugale fonde une histoire commune des époux. Elle doit parfois affronter des crises, surmonter des blessures. Le pardon la renouvelle. La communion des personnes n’est pas un fait acquis ; elle est plutôt une visée et un chemin. Il arrive qu’elle se heurte à l’échec. Parfois, l’amour conjugal semble mort, la poursuite de la vie commune paraît impossible. L’histoire biblique de l’alliance, qui passe par la Croix et qui culmine au matin de Pâques, est pour tous source d’espérance.

2- Un second trait caractéristique de notre temps est l’évolution de la condition de la femme. C’est un fait culturel majeur. La vision hiérarchique de la famille et de la société a cédé la place à une vision égalitaire et démocratique. La puissance paternelle dont le code Napoléon investissait le mari, chef de famille, a cédé la place, depuis 1970, à l’autorité parentale conjointe. Disons tout de suite que cette évolution sociale est conforme à l’égale dignité personnelle de l’homme et de la femme. On peut même dire qu’elle offre les conditions les plus favorables pour que le mariage soit réellement vécu comme une alliance entre deux personnes égales et différentes. A condition toutefois que l’homme et la femme ne se considèrent pas comme des individus jaloux de leur indépendance et poursuivant leur intérêt propre, mais qu’ils entrent vraiment dans la logique de l’amour, celle de l’engagement et du don.

La différence homme / femme est indépassable, mais elle ne se laisse pas aisément saisir. Elle comprend un facteur personnel. Elle comporte indéniablement une variable culturelle. Mais elle est aussi objectivement fondée dans les corps – corps qui ne laissent réduire ni à la biologie, ni à la culture. La différence des sexes n’est pas une différence parmi d’autres. Elle est constitutive de notre humanité. Selon la Bible, elle appartient à la bonté originelle de la Création. Elle n’est pas un malheur qui devrait être surmonté, mais une grâce qui doit être vécue en vérité.

Le mariage devrait être le lieu où la différence homme / femme est accueillie et vécue en pleine vérité, dans la justice et l’amour ; le lieu où elle atteint sa plus haute fécondité (qui ne se limite pas aux enfants). Toujours selon la Bible, la relation entre époux se heurte à ces deux foyers de péché que sont la volonté de dominer l’autre et la convoitise qui le réduit au rang d’objet (cf. Gn 3,16b). L’intelligence du cœur et la conscience morale savent les chemins pour surmonter ces tendances égoïstes. La grâce de Dieu purifie notre esprit et soutient nos efforts.

3- Le troisième point que nous devons prendre en compte est l’évolution, parfois le renversement, des repères moraux en matière sexuelle. S’il y a bien un point sur lequel il y a un écart entre les sociétés occidentales et l’Église c’est bien celui de l’éthique sexuelle !

L’enseignement de l’Église en cette matière, comme en éthique biomédicale, est fondé sur le principe suivant, qui est aussi un constat existentiel : ce qui touche le corps touche la personne elle-même. Dans son discernement, l’Église met en garde contre la tentation de considérer le corps comme un instrument à la libre disposition, et comme à distance, du sujet. Le corps, le corps sexué, ne doit pas être identifié à l’organisme biologique qui n’exprime ni n’engage la personne. Certes, la personne, en tant qu’être spirituel, ne coïncide pas avec son corps. Mais, elle n’en demeure pas moins « corps et âme, vraiment un » comme l’affirme le Concile Vatican II [4]. Pour le christianisme, religion de l’incarnation, le corps est le lieu où se noue, où se scelle, l’alliance. Face aux dissociations qui se multiplient, justifiées par une certaine notion de la liberté, l’Église propose une conception unifiée, intégrée, des différentes dimensions de la sexualité humaine, ainsi que des différentes composantes de la paternité et de la maternité, sous le primat de l’amour. Il ne s’agit en aucun cas de rejeter le désir et le plaisir, mais de manifester que l’amour, compris comme alliance et don, leur confère leur pleine signification humaine et leur valeur éthique.

4- Un dernier trait caractéristique de la situation contemporaine est la maîtrise de la fécondité acquise grâce aux progrès de la biologie. Il s’agit d’un événement majeur et irréversible dans l’histoire de l’humanité, dont nous sommes loin d’avoir mesuré toutes les conséquences. Comme toute maîtrise, elle entraîne une responsabilité et pose la question éthique : qu’est-il permis de faire des pouvoirs dont nous disposons ? La réponse dépend du sens que nous reconnaissons à la procréation humaine. Celle-ci ne peut pas être assimilée à la reproduction animale, même si les processus biologiques sont semblables. Elle possède des significations et des valeurs propres. Il est bon que l’enfant soit désiré, mais il est ambigu qu’il ne soit que la réalisation d’un désir d’enfant. L’enfant demande avant tout d’être accueilli pour lui-même.

Par exemple (je me risque à aborder une question d’actualité), il ne paraît pas juste que la reconnaissance de l’humanité des embryons surnuméraires de la fécondation in vitro soit suspendue à l’existence ou à l’abandon d’un « projet parental ».

Les valeurs ici en jeu sont la reconnaissance de la bonté fondamentale de toute vie humaine et le service de la vie. N’assistons-nous pas au passage progressif de la procréation sous le contrôle de la technique ? Celle-ci obéit à sa logique propre, parfaitement légitime dans le domaine de la production des choses, mais dont on sent bien qu’elle ne saurait s’appliquer à la procréation. L’enfant mérite d’être conçu dans l’intimité d’un acte d’amour à la fois éminemment personnel et corporel. Il doit être accueilli comme une personne à part entière, la plus fragile, remise à la responsabilité de ses parents.

L’Église est dépositaire de la Bonne Nouvelle. Elle est appelée à être témoin pour le monde de l’amour de Dieu manifesté dans la personne du Christ et communiqué par lui. Le sacrement mariage et la famille en sont un signe privilégié. Cet amour est grand. Il associe l’humain et le divin. Il est exigeant. Il est à la mesure de la personne et de sa vocation.


Biographie de Martine Segalen

Née en 1940, Martine Segalen est diplômée de l’Institut d’Etudes politiques de Paris (1960) et docteur d’Etat en ethnologie (1984). Chercheur au Centre d’ethnologie française - laboratoire du CNRS (associé au Musée national des arts et traditions populaires) -, elle en a été directrice de 1986 à 1996. Professeur à l’Université de Nanterre Paris X (aujourd’hui Université de Paris Ouest Nanterre La Défense) de 1996 à 2007, elle en est aujourd’hui professeur émérite et directeur de la revue Ethnologie française. Parmi ses nombreuses publications, figurent notamment Sociologie de la famille (Armand Colin, 1981, 7e édition entièrement remaniée 2010), Le nouvel esprit de famille (avec Nicole Lapierre et Claudine Attias-Donfut, Odile Jacob, 2002), Eloge du mariage (Gallimard, collection Découvertes, 2003) ou encore A qui appartiennent les enfants (Tallandier, 2010).

Biographie du P. Jacques de Longeaux

Né le 27 juillet 1959, Jacques de Longeaux a été ordonné prêtre pour le diocèse de Paris le 30 juin 1990. Il a ensuite exercé son ministère en paroisse pendant douze ans, à N-D de la Croix (20e) pendant huit ans, puis à l’Immaculée Conception (12e) pendant quatre ans, y étant notamment en charge de la préparation au mariage. Depuis 1993, il est enseignant en théologie morale, particulièrement en morale du mariage, à l’Ecole cathédrale et à la Faculté Notre-Dame. Depuis 2002, il exerce également un ministère dans la formation des prêtres, et depuis 2006, est le supérieur de la Maison St-Augustin à Paris (année de fondation spirituelle pour les candidats au sacerdoce). Docteur en théologie, avec un doctorat sur le clonage humain présenté à l’Institut d’Etudes Théologiques (IET) de Bruxelles, il est co-directeur, avec Jacques Arènes, du département de recherche « sociétés humaines et responsabilités éducatives » au Collège des Bernardins.

[1Marcel Mauss et Paul Fauconnet (1901), « Sociologie », Année sociologique, vol 30, 1901

[2GS 4,1 ; UR, 4 ; PO 9 ; AA 14. Cf. GS 11,1

[3Cf. L’exhortation apostolique Familiaris Consortio (1981) et la Lettre aux familles (1994).

[4Gaudium et Spes 14.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2011 : “La famille : héritage ou avenir ?”

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