« Cette loi est un piège »
Paris Notre-Dame du 30 mai 2024
Depuis le 27 mai, le projet de loi relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de la vie est examiné en première lecture à l’Assemblée nationale. Décryptage de ce texte largement modifié depuis le 17 mai dernier avec le docteur Jean-Marie Gomas, l’un des fondateurs du mouvement des soins palliatifs en France, gériatre, ancien responsable d’une unité douleurs chroniques et soins palliatifs à l’hôpital Sainte-Périne et auteur, avec le docteur Pascale Favre, de Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?
Paris Notre-Dame – Vous avez été auditionné par la commission spéciale de préparation de la loi sur la fin de vie le 30 avril dernier. Quel est votre regard sur le projet de loi voté par cette même commission, le 17 mai dernier ?
Jean-Marie Gomas – Personne, parmi les soignants et les responsables qui travaillent sur ce sujet depuis des années, n’osait imaginer que les députés iraient aussi loin dans la méconnaissance, le mépris des soignants et, pour tout dire, l’incompétence notoire dans la vision de l’éthique du soin et de la relation de soin. Le projet de loi actuel n’est pas seulement l’un des plus permissifs du monde… il est aussi totalement mensonger !
P. N.-D. – C’est-à-dire ?
J.-M. G. – Premier mensonge, on appelle « aide à mourir » des actes qui sont de l’euthanasie et du suicide assisté. Quelqu’un qui ne connaît pas les enjeux de la relation de soin, c’est à dire l’immense majorité de la population, ne se rend pas compte que ce mot « aide » est un piège ; qui refuserait d’être aidé ? Voilà la première victoire des pro-euthanasie : nous forcer à utiliser cette expression d’aide à mourir qui veut tout et rien dire. « Aider à vivre », c’est de la médecine. « Aider à bien mourir », c’est de la médecine aussi, c’est ce qu’on fait en soins palliatifs en « prenant soin » jusqu’au bout de la personne en fin de vie. Mais parler d’« aide à mourir » pour refuser de dire « euthanasie » ou « suicide assisté », ce n’est pas de la médecine, c’est un choix de société, c’est tromper les citoyens.
Un autre mensonge, c’est l’article 1 de cette loi qui redéfinit – alors que cela n’a jamais été demandé par les soignants – les soins palliatifs en soins d’accompagnement. En fait, ce glissement sémantique a une fonction très précise ; cela permet au médecin de proposer la mort programmée dès la première consultation, au moment du diagnostic.
P. N.-D. – Comme au Canada ?
J.-M. G. – Exactement, comme au Canada, où, dans la même journée, le patient apprend qu’il est atteint d’une maladie grave, incurable, et peut demander – alors qu’il est sous le choc du diagnostic – l’euthanasie sans même commencer le moindre traitement. En France, nous prenons le même chemin, en débaptisant le plan personnalisé de soins – qui existe depuis dix ans et qui est la règle des bonnes pratiques, notamment en gériatrie – en plan personnalisé d’accompagnement durant lequel, comme par hasard, le médecin a pour mission d’annoncer au malade ce qui peut être fait pour lui, y compris la mort programmée. On n’est pas stupide, on a bien compris la manœuvre... D’ailleurs, l’article continue en évoquant la création de maisons d’accompagnement, ce qui est un autre piège !
P. N.-D. – Que craignez-vous avec ces maisons d’accompagnement ?
J.-M. G. – Les maisons d’accompagnement sont des sous-Ehpad encore moins médicalisées, où – la ministre l’a confirmé – on pourra y administrer la mort programmée. Ce sont donc des maisons d’euthanasie ou de suicide assisté. Cela tombe bien, quand on sait que, par ailleurs, il n’y a plus de budget pour les soins palliatifs ou les Ehpad, plus de médecins ni de soignants, avec des postes vacants partout… Il y a là un aspect d’économie qui reste étrangement passé sous silence ! Cet article 1 est un piège, un piège diabolique. Mais le texte tout entier repose sur la confusion et la manipulation, en profitant du fait que peu d’électeurs sont informés sur la fin de vie.
P. N.-D. – De quelle confusion parlez-vous ?
J.-M. G. – Ce texte entretient une confusion permanente – et volontaire – entre euthanasie et suicide assisté. Il faut rappeler ici que l’euthanasie, par définition, nécessite l’intervention d’un tiers : une personne vous enlève la vie en administrant une première piqûre pour vous mettre dans le coma et une seconde pour arrêter le cœur. En cinq minutes, vous êtes mort ; on est loin de l’image d’une mort douce… Dans le suicide assisté, ce n’est pas un tiers qui procède à l’acte ; c’est vous qui, jusqu’au bout, avez la liberté, le choix de vous décider à un moment ou à un autre d’absorber un médicament ou de déclencher une perfusion. Or, on touche là un autre point épouvantable du projet de loi, à savoir l’article 11 : « Le professionnel de santé doit rester à une distance suffisante pour pouvoir intervenir en cas de difficulté. » Autrement dit, si le malade n’arrive pas à se suicider tout seul, il faut l’achever ; on bascule de nouveau dans l’acte euthanasique, avec intervention d’un tiers…
P. N.-D. – Lorsque vous dites que ce texte est l’un des plus permissifs du monde, sur quels aspects concrets vous fondez-vous ?
J.-M. G. – Le projet de loi n’a pris en compte aucune mise en garde du corps médical. Tous les éventuels garde-fous – qui auraient plus ou moins encadré la loi – ont sauté. Prenons les « conditions d’accès », décrites dans l’article 6. Le critère d’engagement du pronostic vital – qui posait déjà problème avec l’introduction du « moyen terme » qui ne veut rien dire en médecine, tant l’évolution de la maladie est différente d’une personne à l’autre – est supprimé et remplacé par celui d’une « affection grave et incurable en phase avancée ou terminale ». On élargit les critères de manière tellement floue que n’importe qui pourra demander à être euthanasié ; on n’est plus dans une loi d’exception mais bien dans une loi incitative. Dans tous les autres pays, on observe une dérive dans les demandes d’euthanasie, avec des critères qui ne sont jamais respectés (à tel point que le médecin responsable de la commission d’évaluation de l’euthanasie du Québec a dû envoyer un mail à tous les médecins québécois durant l’été 2023 pour leur rappeler la loi, en précisant que « la vieillesse ne peut pas être à elle seule un argument pour autoriser l’euthanasie ».) Avec le projet actuel français, on laisse déjà le champ libre à n’importe quelle demande. Le seul critère de restriction est celui des mineurs… mais une partie de l’Assemblée nationale le déplore ; cela nous donne le projet d’après-demain...
P. N.-D. – D’après vous, quels sont les autres verrous essentiels qui ont sauté ?
J.-M. G. – Je voudrais particulièrement m’attarder sur trois points très graves : l’absence de la collégialité véritable au profit de la toute-puissance médicale, les délais et la possibilité que le tiers soit un proche. Toute ma vie, je me suis battu pour plus de collégialité dans la prise de décision médicale. Avec le projet actuel, la demande d’euthanasie ou de suicide assisté peut être validée par une simple demande formulée auprès d’un médecin, sans besoin de trace écrite, ni de réunion en présentiel ou de contre-examen par un autre médecin, donc sans contrôle en amont… ni après ! Le texte ne prévoit aucun mécanisme de transmission des dossiers comportant des irrégularités et les contrôles – a posteriori, donc une fois les personnes décédées – ne pourront se faire que sur une base déclarative… La porte est grande ouverte à toutes formes de dérives !
P. N.-D. – Et concernant les délais ?
J.-M. G. – Quand vous êtes malade, il vous faut du temps pour vous adapter, trouver du sens à votre vie, intégrer votre maladie, retrouver votre référentiel, rebâtir ce qui a du sens pour vous… Vous avez besoin d’aide et d’écoute. Avec le plan d’accompagnement, vous pouvez être euthanasié en quinze jours. Mais ce n’est pas tout ! Cette loi est une triple incitation au suicide : d’abord en proposant l’euthanasie ou le suicide assisté dès le diagnostic, en profitant d’un moment de grande vulnérabilité ; ensuite, en imposant la présence d’un professionnel de santé avec qui il faut prendre rendez-vous, ce qui fige tragiquement le passage à l’acte ; enfin, en reprogrammant automatiquement un rendez-vous si finalement vous ne vous êtes pas présenté. Quelle pression ose-t-on mettre sur le malade ? Où est sa liberté ? Un rendez-vous fixé, c’est incitatif, c’est beaucoup plus difficile de renoncer. Alors qu’en Oregon (États-Unis), on sait que 30 % de ceux qui se sont procurés la pilule mortelle y renoncent une fois rentrés chez eux, ce qui montre bien l’ambivalence et la complexité des malades face à la souffrance et à la mort.
P. N.-D. – Et concernant la possibilité que le tiers soit un proche ?
J.-M. G. – Aucun autre pays au monde n’a osé émettre l’idée qu’un proche pourrait être la main qui administre la mort… On touche là à une certaine perversion, ou à une grande méconnaissance de ce qu’est une famille – avec ses dissensions et ses relations complexes –, et des conséquences psychologiques et transgénérationnelles d’un tel acte. Cela montre bien la disparition totale d’ossature morale et de toute notion d’éthique.
P. N.-D. – Et sur le délit d’entrave ?
J.-M. G. – Cet article 18 est une catastrophe. Il est rédigé de manière telle que, si vous déployez vos efforts pour convaincre un malade que sa vie a du prix, du sens, et que vous lui proposez des alternatives pour la douleur, vous pouvez être attaqué pour entrave par des associations pro-euthanasie… ou par la famille du malade qui voudrait s’en débarrasser ! C’est insensé.
P. N.-D. – Cette outrance vous rassure-t-elle sur le fait que le texte actuel va trop loin pour être adopté ?
J.-M. G. – C’est plutôt là le dernier piège de cette entreprise politique. Tout le monde va être vent debout sur ce projet de loi en faisant sauter les articles ajoutés, et ainsi revenir au texte initial qui paraîtra finalement modéré. Or, le texte initial est déjà une horreur. Le collectif soignant – qui regroupe 800 000 personnes et vingt et une sociétés savantes médicales infirmières – s’est déjà élevé contre ce texte qui détruit la relation de soin, ment sur les mots en proposant l’euthanasie et le suicide assisté derrière « l’aide à mourir », met la pression sur les professionnels de santé en imposant leur présence, permet au tiers d’être en position d’achever un proche… et entraînera, à moyen terme, la disparition programmée des soins palliatifs qui s’effondrent dans tous les pays où l’euthanasie a été légalisée.
P. N.-D. – Que répondez-vous à l’argument de la liberté de choisir sa mort ?
J.-M. G. – J’entends bien l’aspiration de notre société à vivre sans risque, sans souffrance, dans l’obsession de la maîtrise et de l’autonomie. Mais je regarde les pays qui ont légalisé l’euthanasie, qui sont autant d’exemples à ne pas suivre. Les preuves sont formelles : derrière l’illusion de liberté, combien d’abus de faiblesse ? J’étais enseignant universitaire d’éthique à Bruxelles (Belgique) en 2002, au moment du passage de la loi. En 2003 et 2004, j’ai vu des infirmières en larmes raconter qu’elles avaient euthanasié des personnes âgées qui n’avaient rien demandé. Qui peut croire que ce projet n’organise pas la mort programmée des personnes âgées, faibles, vulnérables, dépressives et, bientôt, handicapées ?
Propos recueillis par Charlotte Reynaud
Fin de vie : peut-on choisir sa mort ?, Dr Jean-Marie Gomas, Dr Pascale Favre, Artège, 2022, 256 p., 17,90 €.
Le docteur Jean-Marie Gomas avait été déjà interviewé dans Paris Notre-Dame en novembre 2022 (PND 1933).
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