Texte de la conférence de carême du 10 mars 2019

Le dimanche 10 mars 2019, le père Guillaume de Menthière a donné sa première conférence de carême sur le thème “La mort, passagère ?”. Retrouvez aussi l’intégralité de la conférence en vidéo.

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Texte de la conférence
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Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.

La mort, passagère ?

La Sainte Présence

Dix ans je fus curé de la paroisse Saint Jean-Baptiste de La Salle, et j’ai appris à connaître et à aimer ce saint patron des éducateurs dont nous fêtons cette année le tricentenaire. Aussi permettez que j’évoque devant vous le vieux rituel des premiers Frères des Ecoles Chrétiennes. Quand la classe commence, le Maître paraît. Considérable ! Les élèves se mettent aussitôt debout, pétrifiés au bord de leur pupitre. Depuis l’estrade, l’enseignant se signe alors avec piété en prononçant, comme un oracle, ces mots empreints de gravité :

« Ayons mémoire et souvenance, mes enfants, que nous sommes en la sainte présence de Dieu »

— « Et adorons-le dévotement » répond le chœur unanime des écoliers.

Tout est dit dans ce dialogue initial, tout le reste, la leçon, la discipline, les exercices, les joies de la récréation découlent de cet avertissement préliminaire sur la « sainte présence de Dieu ».

Il me semble que ces conférences de carême n’échappent pas à la règle. Je les prononcerai, vous les écouterez en la sainte présence de Dieu. Le même Esprit qui me fera parler vous les fera entendre. J’ai reçu des Pères cet axiome que j’aime à citer désormais aux prémices de chacune de mes prises de parole : « Soyons certains que ce que la science ou l’éloquence du prédicateur n’atteint pas, l’humilité de l’auditeur l’obtient ». Ainsi si mon langage est confus et mes propos indigents, votre humilité compensera, pensée très rassurante pour un conférencier !

Vous me direz qu’il ne serait pas mal venu non plus que le prédicateur lui aussi fût humble. C’est un défi facile à relever quand on pense à tant de voix illustres qui se sont élevées dans cette chaire de Notre-Dame. Comment ne pas se sentir bien petit, craintif et tout tremblant, quand on cite les noms des Pères Carré, Bro, Riquet et par-dessus tout celui de Lacordaire ! Il me plaît de rappeler que lorsqu’il fonda, à la demande de Mgr de Quelen, archevêque de Paris, ces conférences de Notre-Dame, en 1835, l’abbé Lacordaire n’avait pas encore réintroduit en France l’ordre vénérable des frères prêcheurs, il n’avait pas encore le prestige et l’habit dominicains, il n’était qu’un pauvre prêtre séculier du diocèse de Paris, comme celui qui vous parle aujourd’hui. Nous renouons donc avec l’origine de cette tradition presque bicentenaire : les Conférences de carême de Notre-Dame de Paris.

Carême

Le carême, il faut bien en parler. Ah, le carême ! Qu’est-ce encore que cela, pensez-vous peut-être. A quoi bon le carême, cette piété de calendrier. Comme le sportif justifie sa défaite en disant « c’était un jour sans », il y a fort à craindre que notre carême lui aussi ne soit qu’une série de « jours sans », la suite des jours sans alcool, sans tabac, sans viande, sans télé, sans superflu et finalement sans attrait, sans ferveur, sans élan et sans joie.

À l’encontre de cette tendance à présenter le carême comme « jour sans » je voudrais suggérer que le carême ce sont des jours « avec, pour, vers ». Des jours avec Dieu, pour notre conversion et vers Pâques. Des jours orientés, tendus vers la bonne nouvelle de la Résurrection. C’est une lapalissade mais le carême est fait pour nous préparer à vivre le temps pascal, ou mieux à vivre du Ressuscité. C’est pourquoi, Monseigneur, vous avez demandé que les conférences de carême traitassent de la Résurrection du Christ, cœur de notre foi et principe de notre espérance. Il s’agit de redécouvrir comment l’événement de Pâques vient combler et même dépasser toutes les attentes d’Israël, comment l’Ascension et l’exaltation du Seigneur nous attirent dans le sillage de la gloire divine, comment la promesse nous est faite de participer nous aussi à la vie éternelle, comment le gage nous en est donné dans les sacrements de l’Eglise et comment tout sera un jour consommé par cette résurrection de nos corps que nous confessons dans le credo.

Pour répondre à ce copieux cahier des charges et ne point s’égarer dans une matière si abondante, il m’a semblé qu’un chemin bien balisé était nécessaire. Je l’ai trouvé dans les Saintes Écritures. Il est très connu et très emprunté. C’est le chemin de nos compagnons en humanité : les deux disciples d’Emmaüs.

Vous me direz qu’ils ont les souliers usés, ces pauvres disciples, depuis le temps qu’on les fait marcher. Mais justement lorsqu’un texte est usé jusqu’à la corde, il suffit de pincer cette corde pour que la Parole produise aussitôt mille sons nouveaux et inattendus. Alors qu’ils reprennent leurs galoches nos braves pèlerins et parcourant inlassablement le trajet d’Emmaüs qu’ils continuent de nous enseigner les merveilles de Dieu. Lisons, relisons, parcourons ce texte et ce chemin. Tout y est.

Deux d’entre eux faisaient route vers Emmaüs

Emmaüs

Les deux disciples marchent, où vont-ils ? A Emmaüs. Où se trouve Emmaüs ? on ne sait pas ; les hypothèses s’amoncellent, les recherches se poursuivent, les théories se succèdent, on ignore toujours la localisation d’Emmaüs.

L’incertitude sur le lieu exact est à vrai dire, spirituellement, très riche de sens.

En effet, c’est partout Emmaüs, c’est nulle part Emmaüs. Ce chemin dépité qu’empruntent nos disciples n’est-il pas tout compte fait selon le mot de Gilbert Cesbron « la plus large avenue du monde » ? Toutes nos routes peuvent devenir des chemins d’Emmaüs avec en embuscade ce Dieu à l’affût dont parlait François Mauriac. Peu avant sa mort, le grand écrivain, Prix Nobel de Littérature, livrait cette touchante confidence : « Pour moi durant toute ma vie, j’aurai cheminé entre ces deux êtres exténués qui rentrent le soir à Emmaüs  »

Les deux disciples conversaient sur la route. Permettez-moi de souligner en passant le mot grec que saint Luc utilise ici, ωμιλουν (Lc 24,14-15). Les deux disciples “s’homéliaient” l’un l’autre. Il est bon sans doute de rappeler qu’une homélie est, d’après l’étymologie, une conversation familière. Une homélie - que tous nos modernes prédicateurs s’en souviennent -n’est donc pas un discours compassé, une dissertation théologique, ou une quatrième lecture. C’est une conversation à bâtons rompus entre la Parole et le Peuple de Dieu. Les compagnons d’Emmaüs s’entretenaient donc à propos de Jésus le Nazarénien. Jésus, déjà enseveli, fait encore toute la matière de leur conversation désappointée, tout le sujet de leur déception, toute la substance de leur tristesse : « et nous qui espérions qu’il serait le libérateur d’Israël…  »

L’espérance humiliée

« Nous espérions… » Je voudrais prendre la mesure de cette espérance humiliée qui est le lot de tant d’hommes et de femmes aujourd’hui comme hier. Je voudrais me tenir en communion d’impatience avec tous ces inexaucés de la terre qui, comme Léon Bloy, voudraient s’arracher le cœur de la poitrine pour en lapider le ciel. La tentation des chrétiens est quelquefois de proposer trop vite des réponses anesthésiantes.

Un pieux jésuite rencontre un jour dans le métro une mère éplorée qui vient de perdre tragiquement son fils de 20 ans. Il essaie de consoler cette pauvre femme, en lui faisant valoir que son fils était un bon garçon, que certainement Dieu qui est toute miséricorde l’aura accueilli dans son paradis. N’est-ce pas un réconfort pour cette mère chrétienne que de savoir son enfant heureux auprès du Seigneur ? « Songez qu’il voit Dieu désormais face à face ! argumente le bon Père, il voit Dieu ! ». La maman un instant rassérénée par cette perspective essuie ses larmes. Un silence se fait quelques secondes. Mais voici que la mère soudainement éclate en sanglots en disant : « Oui mais, voir Dieu, mon Père, voir Dieu : est-ce que c’est une occupation pour un gars de 20 ans ? ».

La force de cette anecdote cinglante montre que tous nos discours, même les mieux intentionnés, risquent fort de demeurer inopérants, dérisoires voire indécents face au drame de la mort. Sachons avant de sortir nos gros mouchoirs théologiques pleurer avec ceux qui pleurent, voir, entendre, partager la souffrance et la détresse devant la mort.

Je sais que la tentation est forte de tenir Dieu pour coupable : « Si tu es Dieu alors pourquoi permets-tu une chose pareille ? ». Comment ne pas réentendre ici l’extraordinaire force de la chanson de Jacques Brel Fernand est mort. Le chanteur suit un corbillard minable jusqu’au cimetière lugubre où son ami Fernand sera jeté en terre. Du fond de sa déréliction il hurle dans le matin glauque : « Et moi si j’étais le Bon Dieu je crois qu’j’aurais des remords, dire que maintenant il pleut, dire que Fernand est mort …et moi si j’étais le bon Dieu je crois que j’ serais pas fier, bien sûr, on fait ce qu’on peut, mais y’a la manière »

Et moi, j’entends ton cri, grand Jacques, même si tu ne connais rien du bon Dieu, tu as le droit de crier. Nul ne peut te contraindre à te taire. « Si j’étais le Bon Dieu, j’crois que j’serai pas fier » chante Brel. Si j’étais le bon Dieu j’arrêterais la guerre, j’mettrais fin au Cancer, …Oui, mais comme me le disait la petite Amélie au catéchisme : moi si j’étais le Bon Dieu, j’me s’rais pas laissée faire, jamais ils auraient pu me crucifier…

Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?

Ne tournons pas autour du pot : tous nous allons mourir. Les contorsions gênées de notre société occidentale pour éviter la pensée de la mort ne trompent personne. Les fanfaronnades stoïciennes alléguant que la mort n’est rien, non plus. « Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu’on la doit mépriser » disait avec malice La Rochefoucauld. De nos jours c’est plutôt par le voile pudique de la technique qu’on essaie d’occulter la mort. Philippe Ariès a décrit dans ses ouvrages « cette mort interdite ». La plupart de nos contemporains n’ont jamais vu un cadavre, on ne meurt plus guère chez soi entouré de la prière et de l’affection des siens, mais dans des hôpitaux anonymes, livré aux mains de quelques spécialistes.

Tu es poussière

Mercredi dernier l’imposition des cendres nous a rappelé l’humilité de notre condition première. Elle nous a tournés vers l’humus, vers la terre, vers ce terreau de notre condition native et primordiale. Nous sommes de la race d’Adam, ce glébeux, ce fangeux, ce terreux, ce bouseux : telle est notre modeste extraction. Nous sommes poussière. Peut-être d’ailleurs le prêtre, en marquant nos fronts de cendres, nous a-t-il dit les mots antiques et vénérables issus de la Genèse : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». Ça calme, quand on y pense.

Louis-Ferdinand Céline louait cette franchise sans fioriture du christianisme. « La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, disait-il dans son langage inimitable, c’est qu’elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles saisissaient l’homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autorité. (…) La vie vache, n’est qu’une âpre épreuve ! T’essouffle pas ! cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme c’est déjà joli ! (…)mais te monte pas la bourriche ! C’est bien tout ! Fais gaffe ! Spécule pas sur des grandes choses !...(…) ça c’était sérieusement causé ! par des vrais Pères de l’Eglise ! qui connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas d’illusions ! »

J’ai, je vous l’avoue et vous l’avez sans doute deviné, expurgé le texte de Céline de quelques éléments scatologiques qui n’auraient pas convenu dans cette chaire. Reste que le texte est joliment troussé. Pas de boniment : nous sommes poussières, excrémentiel ajouterait Céline. Nous ne voulons pas être des autruches qui mettent leur tête dans le sable pour ne pas voir en face le danger et l’avenir, au contraire nous versons le sable sur nos têtes pour être lucides quant à ce qui nous attend. C’est cela être homme. Nous sommes poussières et nous retournerons à la poussière, c’est dit.

Vertige de la mort

C’est dit et la terreur nous saisit. La grande angoisse métaphysique monte en nous : Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? Comment échapper à l’abîme de la finitude ? Bien sûr ces voûtes bientôt millénaires nous donnent quelques sentiments de pérennité, mais c’est d’une immortalité bien brève dont elles témoignent au regard de ces temps géologiques qui ne sont rien encore eux-mêmes quand on les plonge dans l’infini. « Rien n’est précaire comme vivre, rien comme être n’est passager, c’est un peu fondre pour le givre et pour le vent être léger, j’arrive où je suis étranger ». Comme il me plaît de faire résonner, pour faire bon poids avec Céline, les mots du grand Aragon ! Oh rassurez-vous je n’entends baptiser ni l’un, ni l’autre. Ils n’étaient pas chrétiens, chacun le sait, mais comme nous ils étaient hommes et savaient bien mieux que moi rendre littérairement ce vertige qui nous saisit tous : vertige de l’inconsistance. Notre commune humanité nous met aux prises avec cette angoisse de l’être pour la mort que nous sommes. Et là, pas de fanfaron. C’est l’égalité totale. C’est l’abolition de tous les privilèges. Pas de petit malin pour se soustraire à la condition générale. Emil Cioran, en des mots moins poétiques mais plus efficaces que ceux d’Aragon a été le chantre désespéré de ce haut-le-cœur que provoque en nous la seule certitude que nous ayons sur nous-mêmes : l’assurance de n’être plus très bientôt. « Après tout, écrit Cioran, la différence n’est pas tellement grande entre un mortel et un moribond. L’absurdité de faire des projets est seulement un peu plus évidente dans le second cas »

Alors quoi, n’y-a-t-il pas d’issue ? aucune échappée vers la lumière ? pas la moindre lucarne ouverte sur la vie ? le moindre soupirail vers l’azur ? Faut-il se résoudre à n’être qu’une petite agitation de molécules pendant 70, 80 ans pour les plus vigoureux ? A quoi bon se trémousser dans un univers aberrant, trois petits tours et puis s’en va, sur une planète qui n’est-elle-même qu’un astre errant dans l’immensité de l’inutile ? Est-ce la seule grandeur réservée à l’homme que d’admettre stoïquement l’absurdité de son existence vouée à la poussière et au néant ? Vivre n’est-ce rien d’autre tout compte fait que de resquiller quelques heures sur l’inéluctable ?

Une vivante espérance

Certes non ! Dieu a ouvert un passage ! Il n’est pas resté muré dans son éternité, toisant de son pinacle ses créatures aux prises avec la rouille du temps. Heureux les hommes dont Dieu est la force, un chemin s’ouvre dans leur cœur (Ps 83,6) Tout à coup une bienheureuse issue se découvre, un puits de lumière, une trouée dans la chape de finitude et d’absurde et désormais il n’est plus d’autre question pour l’homme aux prises avec l’éphémère que d’emprunter cette ouverture, que de chercher le permanent, d’ancrer sa vie fugace sur le sempiternel, de visser sa contingence sur le définitif. Secouons, frères humains, secouons gaillardement la tyrannie sur nous du passager et de l’accidentel et amarrons-nous à l’immuable en jetant l’ancre de notre âme dans les cieux d’éternité. « J’arrive où je suis étranger » chantait Aragon apercevant les rivages limitrophes de son trépas. C’est ici que je me sépare de lui. Je connais ma faiblesse et mon inconsistance, mais j’ai la prétention énorme de n’être pas étranger sur les rives de l’au-delà. Pour le dire d’une expression aussi forte que la conviction qu’elle énonce : « Moi, Guillaume, chrétien, pécheur, je vais quelque part et Quelqu’un m’y attend ». Voilà qui change tout. Le goût, l’orientation, le contenu de la vie sont conditionnés par cette certitude de foi : « Nous allons quelque part et Quelqu’un nous attend » ; Tenez je connais un jeune qui avait décidé comme effort de carême de mettre sur sa brosse à dents : « Mon Dieu, nous sommes faits l’un pour l’autre ». Au-delà du côté plaisant de la formule, il y a une vérité qui n’est pas si bête : c’est que chaque soir, dans le geste le plus banal de son existence, se brosser les dents, il se rappelait sa destinée éternelle.

Ces conférences de carême n’auront pas d’autre but que d’établir fermement cette haute vérité exprimée par saint Augustin : « Tu nous as faits pour toi Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi  ». Ne faisons pas languir le Créateur, ne nous soustrayons pas à la bienveillance qui nous fit pour elle, plaçons-nous sous cette douce attraction. Avec nos catéchumènes qui préparent la nuit de leur renaissance nous voulons « être engendrés à nouveau pour une vivante espérance par la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts » (1 P 1,3)

Équilibre

Nous sommes poussière, c’est entendu ? Mais précisément être poussière c’est être en parfait état pour ressusciter. Car sous la cendre, la braise est là ardente qui peut s’embraser au moindre souffle. Il nous faut prendre le cycle liturgique entier depuis le mercredi d’entrée en carême jusqu’au saint Jour de la Pentecôte où nous serons comme des torches enflammées par l’Esprit qui donne vie. Dieu fait de cette poussière que nous sommes des enfants séraphiques brûlant de son amour ! Quel écart, quelle disproportion, quel saut ontologique ! « Le Christianisme est étrange, disait Pascal, Il ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable ; et il lui ordonne en même temps de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élévation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject ».

Tel le funambule sur le fil de la foi, tenons bien les deux bouts de la chaîne, ne lâchons pas le balancier. N’allons pas nous monter du col : nous ne sommes que poussière. N’allons pas sombrer dans le désespoir : nous avons du prix aux yeux de Dieu. Un chrétien ne peut ni mésestimer la mort dans son aspect cruel et anxiogène, ni se livrer à l’angoisse de l’être pour la mort. Nous n’espérons pas échapper à la mort, mais passer par elle, effectuer notre Pâque, notre transitus, notre passage à travers "les ravins de la mort" (Ps.23,4). Nous ne prétendons pas à l’immortalité mais nous escomptons continuer notre chemin au-delà de la mort.

La mort

On prête à Rabelais agonisant cette dernière parole :« je m’en vais chercher un grand peut-être… ». La mort a une face tournée vers nous, repérable. Mais aussi une face tournée vers un ailleurs que nous ne maîtrisons pas, un grand peut-être. Est-ce le néant ? Est-ce une autre forme de vie ? Réduire la mort à son versant intra-mondain, sans considération pour son versant énigmatique c’est tronquer la réflexion.

La pensée du sépulcre n’est d’ailleurs pas seulement une morbidité de fin dernière, La conception de la mort retentit sur la conduite présente de nos existences. Le fait de savoir qu’un terme inéluctable est assigné à notre parcours terrestre ne nous invite pas seulement à compter fébrilement nos jours mais bien davantage à faire compter nos jours, c’est-à- dire à donner toute sa densité à notre vie sur terre. Ce qui doit nous effrayer n’est pas que notre vie touche à sa fin, mais plutôt le constat qu’elle n’a peut-être jamais vraiment commencé. Il y a une vie avant la mort. Et le poids que nous donnons ici-bas aux jours qui sont les nôtres, détermine pour une part le poids de gloire qui nous attend par-delà la mort. Chamfort a eu ce bon mot : pourquoi apprendre à mourir ? je vois qu’on y réussit très bien dès la première fois. Ce qu’il faut c’est apprendre à vivre. La mort ? pourvu que je vive jusque-là ! disait avec humour et profondeur Jean Paulhan. Evidemment l’ensemble de ma vie prend un tour bien différent selon qu’il y a une vie après la mort ou qu’il n’y en a pas. Implicite ou consciente, la compréhension de la mort est un élément essentiel pour expliquer la façon dont se constitue une vie humaine. Rien n’est fait dans la science de la vie tant qu’il reste à y intégrer la mort, écrit Joseph Malègue.

Séparation de l’âme et du corps

Alors regardons la mort en face, et commençons par la définir. Allez, je me risque à dire des choses grossières : la mort est la séparation de l’âme et du corps. Comment, me réplique-t-on aussitôt, vous osez ressortir cette vieille baderne de l’âme ? Définir la mort comme séparation de l’âme et du corps, n’est-ce pas retomber dans une métaphysique hellénistique qui n’a rien à voir avec la riche anthropologie biblique ?

L’idée que parler de « l’âme » n’est pas conforme à la Bible est aujourd’hui tellement ancrée dans les esprits que l’on a vu disparaître quasiment le mot du discours chrétien contemporain.

S’il est difficile de cerner les causes de cette disparition, il est aisé d’en voir les conséquences. Elles sont un grand flou dans tout ce qui concerne la théologie de la mort, des fins dernières et de la résurrection. S’il n’y a plus de distinction entre l’âme et le corps alors celui dont le corps gît dans le cercueil, où est-il ? On ne voit pas comment s’en sortir sans admettre quelque chose de la personne défunte qui soit différent du corps que l’on voit présentement pourrir dans le tombeau. Mais ce « quelque chose » pourquoi ne pas l’appeler « âme » précisément ?

De l’âme

Je commence depuis fort longtemps mes années de catéchisme en enseignant à ces chers petits écoliers qu’ils ont une âme. Ils me regardent abasourdis. Ah ! comme je voudrais que vous vissiez, frères et sœurs, l’air ahuri, le visage éberlué et radieux de ces chères petites têtes blondes sous le coup d’une telle révélation ! Ils savent qu’ils sont un corps qu’il faut nourrir, soigner, développer. L’éducation nationale met tout en œuvre pour accroître leurs capacités physiques et intellectuelles, mais l’âme est laissée en jachère…

L’académicien François Cheng a écrit en 2016 un livre au titre presque provocateur dans notre société française : De l’âme. « Sur le tard, écrit-il, je me découvre une âme.(…) En France ce coin de terre censé être le plus tolérant et le plus libre, il règne néanmoins comme une terreur intellectuelle, visualisée par le ricanement voltairien. Elle tente d’oblitérer toute idée de l’âme considérée comme inférieure ou obscurantiste (…) Chose curieuse il semble que ce phénomène soit avant tout hexagonal, qu’ailleurs le mot en question se prononce plus naturellement, sans susciter grimace ou haussement d’épaules. » Nous sommes dans un pays très particulier où « Celui qui ose se réclamer de l’âme prend le risque d’être traité de ringard, de spiritualiste, voire de suppôt des religions ». Si on ne prend l’âme en considération quelle valeur accorder au vieillard hébété dépourvu de toute faculté physique et intellectuelle ? ou au jeune handicapé incapable de se mouvoir seul et dont l’esprit est empêché… L’oubli de l’âme favorise cette culture du déchet dénoncée avec tant de virulence par notre pape François. Ce qui donne un prix inestimable à tout être humain c’est sa qualité d’âme. Un vieux prêtre dans ses derniers jours me décrivait le délabrement de son pauvre corps, puis avec un beau sourire il me citait ce verset de Jérémie : « mais moi, j’ai l’âme comme un jardin bien irrigué »

Il est mort et il a été enseveli

Pour le Christ aussi la mort fut la séparation de son corps et de son âme. Nos deux compagnons d’Emmaüs savaient que le cadavre de Jésus avait été déposé dans le sépulcre. Son corps reposait dans le tombeau, c’était un fait bien acquis, surabondamment attesté et constatable. Nous croyons que Jésus est mort, véritablement mort, son corps a été enseveli et son âme est descendue aux enfers. Il importe de le dire car pour ne pas croire en la Résurrection de Jésus, certains ont prétendu qu’il n’était pas réellement mort. Soit qu’on lui ait substitué un autre pour être crucifié à sa place, comme le prétend le Coran. Soit qu’on l’ait mis encore vivant dans le tombeau. Les deux hypothèses sont impossibles. Car Jésus fut l’homme le plus aimé et le plus haï.

Il fut le plus aimé et la Vierge au pied de la croix n’a pu ni feindre, ni se tromper sur l’identité de celui qui pendait au gibet. Et si le moindre souffle de sa poitrine avait donné l’espoir qu’il pût vivre encore, ceux qui le chérissaient l’auraient-ils enseveli ?
Il fut le plus haï et ses persécuteurs n’auraient pas aisément laissé filer leur proie en se trompant de victime. Ils n’auraient pas admis que planât la moindre incertitude sur le sort définitivement scellé du faux prophète. Auraient-ils toléré que la sentence capitale ne fût pas exécutée jusqu’au bout et qu’on enterrât non un mort mais un moribond ? Et comment ce demi-cadavre affaibli par tant de sévices et par des heures de suspension sur la croix aurait-il pu, deux jours plus tard, soulever la pierre du tombeau et déambuler, comme si de rien n’était, avec les pèlerins d’Emmaüs ? Inimaginable, évidemment.

La seconde mort

Or Cléophas et son ami marchaient comme des somnambules sur cette route déclinante. Ils s’enfonçaient dans la nuit de leur déception ressassée : « Et nous qui espérions…. » Cruauté de cet imparfait ! nous espérions, bien sûr, mais maintenant nous n’espérons plus. Les disciples d’Emmaüs marchaient « la mort dans l’âme », comme on dit, dépourvus de tout espoir. Prenez garde, bons compagnons, il n’y qu’un pas du désespoir à la porte de l’Enfer sur laquelle le poète Dante voit inscrit : "Laissez toute espérance, ô vous qui entrez !" Il n’y a qu’un souffle de la mort dans l’âme à la mort de l’âme, la seconde mort, l’Enfer, dont on ne sort pas, le « Huis-Clos », le cercle des âmes coupées de Dieu. La première mort consiste en une séparation de l’âme et du corps, c‘est la mort corporelle. Mais la seconde mort, bien plus grave, consiste en une séparation de l’âme d’avec Dieu, c’est la mort de l’âme. Jésus nous prévient contre elle lorsqu’il dit à ses disciples : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps  »(Mt 10,28). Alors que la première mort est un passage vers la vie, la seconde mort est une mort éternelle.

L’Enfer

Le dogme de l’enfer fait frémir. Les Anciens en parlaient pourtant avec une sorte de joie comme le triomphe de la justice divine et une certaine compensation nécessaire aux maux de la vie présente. Nous reprendrions volontiers les paroles que Lacordaire prononçait sur ce sujet dans cette chaire en 1851 : « La plus sûre preuve que la notion du bien et du mal a diminué dans notre âge, c’est la peine que lui cause un dogme sans lequel l’ordre moral n’est plus qu’un simulacre et presque un jeu (…) L’amour, nous l’avons trop éprouvé, c’est la vie ou la mort, et s’il s’agit de l’amour d’un Dieu, c’est l’éternelle vie ou l’éternelle mort. » Quelquefois on parle de personnes dans la souffrance en disant : elles vivent un enfer. Mais c’est évidemment un abus de langage. Car ces personnes n’ont pas voulu souffrir, elles sont victimes de la souffrance. Or dans l’enfer il n’y a pas de victimes, il n’y a que des gens qui l’ont voulu, qui l’ont bien cherché, comme on dit.

Voilà où nous en sommes. Nous marchons donc sur un chemin déclinant qui ne mène nulle part avec deux compagnons ressassant les tristes espérances que la mort de Jésus a transformées en illusion. Qu’espéraient-ils nos deux gaillards ? Leurs espoirs n’allaient pas au-delà d’un rétablissement politique de la souveraineté d’Israël, d’une amélioration du sort terrestre du peuple, d’une revanche sociale et religieuse sous la houlette de ce Jésus en qui ils avaient cru reconnaître le Messie annoncé par les prophètes. « Et nous qui espérions… »

Ce qui est manifeste c’est que Jésus a suscité parmi les siens beaucoup d’espoirs de tous ordres : guérison, consolation, restauration, révolution. Mais apparemment aucun de ses disciples ne portait l’espoir de le voir revivre. Ils l’avaient imaginé comme Libérateur, comme Héros, comme Messie, mais jamais comme Ressuscité, cela n’entrait apparemment pas du tout dans ce qu’on pouvait escompter, cela dépassait de toute part ce qu’on était en droit d’attendre raisonnablement. Et pourtant « quelques femmes qui sont des nôtres nous ont dit »… Il faudra bien les écouter, quand même, toute misogynie bue, ces femmes, ces bonnes femmes, ces saintes femmes.

Introduction par le père Guillaume de Menthière

Et nous qui espérions qu’il serait le Libérateur d’Israël

Commençons donc par marcher sur un chemin dépité qui ne mène nulle part. Mêlons nous à ces pèlerins d’Emmaüs ressassant de tristes espérances que la mort de Jésus a transformées en illusions. Les cendres sur le front, en ce début de carême, souvenons-nous que nous sommes poussière. Affrontons la tristesse du deuil et l’angoisse de la mort qui sont le lot de toute humanité, sans agiter trop vite de gros mouchoirs théologiques. Qu’est-ce que la mort, pour Jésus qui l’a vraiment vécue et pour nous qui le suivrons inéluctablement ? Une séparation de l’âme et du corps ? Y-a-t-il un sens à parler encore comme cela ? Qu’est-ce que cette âme qu’on nous attribue, qui échappe au tombeau et qui pourtant peut mourir définitivement quand elle se coupe de Dieu et tombe en enfer ? Ne craignons pas de marcher ainsi, avec tant de nos contemporains, la mort dans l’âme : déjà sur nos chemins déclinants, un Dieu est à l’affût, tout prêt à nous surprendre.

Chaque dimanche, conférence à 16h30, adoration à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30.

Rediffusions en direct à 16h30 sur KTO télévision et France Culture ; en différé à 19h45 sur Radio Notre Dame et à 21h sur RCF.

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