Texte de la conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 7 avril 2019
Le dimanche 7 avril 2019, le père Guillaume de Menthière a donné sa cinquième conférence de carême sur le thème “Le Seigneur, gloire enfuie ?”.
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Texte de la conférence
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Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
Le Seigneur, gloire enfuie ?
La femme adultère
Par ses cheveux épars une femme entraînée
Qu’entoure avec clameur la foule déchaînée (…)
Cette femme adultère est coupable et surprise
Que doit faire Israël de la loi de Moïse ?
Par ces vers, Alfred de Vigny décrivait le tableau si poignant dont l’Évangile nous livre en ce jour le récit : le face-à-face de la femme adultère et du Sauveur, le tête-à-tête de la créature et de son Créateur, le cœur-à-cœur de la misère et de la miséricorde. Qu’est donc cette femme sinon la figure de l’Eglise, que de bonnes âmes traînent sans cesse devant Jésus pour qu’il la condamne ? Mais le Christ renvoie toujours confus les détracteurs de l’Eglise et fait de la pécheresse une sainte par le don de sa grâce.
C’était la loi de Moïse, indiscutablement, que les femmes qui avaient commis l’adultère dussent être lapidées, mais non pas les femmes seulement, les femmes et leurs amants. Or ce que nous voyons dans ce récit de l’évangile, curieusement, c’est que la femme seule est incriminée. Comment se fait-il que ces scribes, que ces Pharisiens si sourcilleux, si tatillons au sujet de la loi, aient oublié la moitié de leur sentence ? Où est-il le coupable ? Où est-il l’amant ? Il est là. Il est là car nous ne pouvons pas douter que lorsqu’ils accusent cette femme, c’est Jésus qu’ils visent. C’est Jésus qu’ils cherchent à lapider. Cette femme n’est qu’un prétexte, celui qui doit être mis à mort, c’est Jésus. « Ils parlaient ainsi, dit l’évangile, afin de tendre un piège à Jésus pour pouvoir l’accuser. » (Jn 8,6) Oui, c’est toujours Jésus l’accusé quand c’est la haine qui parle. C’est toujours Jésus qui est frappé quand la violence sévit, c’est toujours Jésus qui est divisé quand la discorde s’installe. Et c’est encore Jésus qui est bafoué quand le mépris règne. Ce que l’on fait au plus petit d’entre les siens, c’est le Christ qui le subit. Malheureux scribes et Pharisiens, vos pierres, ce sont vos cœurs ! « Oui, le Seigneur fuit ces pierres qu’on lui lance disait St Augustin, mais malheur aux cœurs de pierre que Dieu fuit ».
De la poussière jusqu’au cieux
Ce n’est pas sur la pierre, mais sur la poussière du sol que Jésus se met à griffonner. On s’est depuis fort longtemps interrogé sur ce geste mystérieux que Jésus accomplit par deux fois dans l’évangile de ce 5ème dimanche de carême, il trace des traits sur le sable, il écrit quelque chose à terre. Qu’a-t-il donc bien pu écrire ce jour-là ? Peut-être les noms des accusateurs belliqueux de la femme adultère, comme pour dire que ces noms-là, sont du vent, balayés comme le sable et effacés avec lui. Voyez plutôt la différence : le nom des délateurs de leurs frères, zélateurs du diable (Ap 12,10), est inscrit sur le sol, il passe, mais notre nom à nous, frères chrétiens, est inscrit dans les cieux. (Lc 10,20)
Est-ce à dire que cette femme au fond n’a rien fait de si grave et que l’adultère n’est qu’une broutille qu’il est loisible de reproduire sans mettre en péril son salut éternel ? Certes non ! Il ne s’agit pas de passer du flagrant délit d’adultère au flagrant déni d’adultère. La miséricorde n’est aucunement une complaisance à l’égard du péché, et l’adultère est assurément un péché des plus épouvantables.
Adultère
Il me souvient d’une leçon de catéchisme où j’essayai d’expliquer aux enfants le péché de David. Craignant que le mot adultère soit hors de leur compréhension, j’expliquai laborieusement que David avait fait tuer Urie pour prendre la femme de celui-ci, Bethsabée. Et une petite tête blonde de me rétorquer tout de go : c’est bête, il n’avait qu’à la lui demander gentiment…Désarmante ingénuité de l’enfance…
Passe pour les enfants. Mais pour les adultes je me demande quelquefois si l’adultère signifie autre chose qu’un inépuisable sujet de vaudeville. Un petit accroc dans la robe nuptiale. Une incartade. Une aventure, comme on dit, avec sa connotation de prouesse fantasmée. Une peccadille. Un sport comme un autre. On s’amuse des frasques extraconjugales des hommes politiques comme si on pouvait tromper sa femme sans tromper ses électeurs…
Or dans la Bible l’adultère n’est pas simplement un péché, il est le péché par excellence. Une rupture d’alliance synonyme du rejet de Dieu. L’adultère est une idolâtrie, un crime théologal. Une horreur.
Longtemps l’Eglise ne s’est pas crue autorisée à remettre les péchés d’adultère. Une telle faute, pensait-on, seul le Seigneur pourrait éventuellement la pardonner. Et certes Jésus ne s’était guère montré laxiste sur ce point. À la loi qui défend l’adultère il avait même ajouté celle qui défend la concupiscence ! « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas l’adultère. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle » (Matthieu 5, 27-28)
Désormais
Alors qu’à tant d’autres pécheurs Jésus a pu dire « tes péchés sont pardonnés », on ne voit pas qu’il dise cela à la femme adultère. Il emploie une bien curieuse litote : « moi non plus je ne te condamne pas »(Jn 8,11). Le Seigneur ne veut pas la mort du pécheur. Mais il ne fait pas miséricorde pour que nous banalisions le péché et l’offense. Il ne cherche pas à tout prix d’hypothétiques circonstances atténuantes. Il ne sauve pas le pécheur en l’emmiellant de propos cajoleurs : « ce n’est pas si grave, ça peut arriver à tout le monde, c’est humain… » Ce qui relève le coupable ce ne sont pas des propos lénifiants sur le passé. C’est une parole d’avenir : « va, désormais ne pèche plus ». Lapidaire injonction, si j’ose dire ! impératif rédempteur ! Loin d’émousser la force du commandement, Jésus sauve en en rappelant l’absoluité. Sors de ton péché ! Quitte cette pente suicidaire. Tu le peux, tu le dois. Tu vaux mieux qu’une défaite. Désormais ne pèche plus. Ah ! qu’il est beau ce désormais ! C’est le cri de l’espérance. Car espérer, c’est voir en chacun l’homme possible, c’est ne pas l’enfermer dans ce qu’il a fait ou dans ce qu’il est, mais voir ce qu’avec la grâce de Dieu il peut devenir. Quand nous allons nous confesser, il faudrait que nous entendions cette parole du Seigneur pour nous aussi prononcée : « Va et désormais, ne pèche plus. »
Dans toute vie, il y a un « désormais », un point de rebroussement de l’existence, une conversion. Désormais, plus rien ne sera comme avant, C’est bien l’expérience que firent les disciples d’Emmaüs.
Nous les avions laissés attablés avec le Pain vivant. Ils croyaient simplement par ce repas rassasier leurs corps fourbus, mais c’est leur âme qui va reprendre souffle à la cène pascale. En effet quand l’étranger eut prononcé la bénédiction, quand il eût rompu le pain et qu’il le leur eût partagé, aussitôt « leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent... mais il avait disparu de devant eux » (Luc 24, 31). Quel paradoxe, c’est maintenant qu’il n’est plus là, qu’ils sont pleinement avec lui ! Telle est la nouvelle condition du Ressuscité. On ne peut le retenir ici-bas. C’est bien cela que Marie-Madeleine apprit, elle aussi, au jardin du sépulcre.
Marie-Madeleine et le Jardinier
Elle se tenait près du tombeau, rapporte l’évangile, comme elle s’était tenue quelques heures plus tôt près de la croix et elle pleurait, comme une Madeleine, ne sachant pas où était le cadavre du Seigneur. Voulait-on tant de mal à son Maître, qu’après lui avoir ôté la vie, on ait dérobé aussi sa dépouille, lui arrachant jusqu’au
moyen de survivre dans la mémoire des siens ?
Même l’apparition de deux anges vêtus de blanc ne distrait pas la sainte femme de sa douleur et de sa quête. Au jardin j’ai cherché celui que mon cœur aime, je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé, ô vous les gardes de la ville avez-vous vu celui que mon cœur aime ? (cf Ct 3, 2-4) Et Jésus est là, pourtant, qu’elle prend pour le jardinier. On voit bien que Madeleine est tout le contraire de la femme hallucinée pour laquelle on a voulu la faire passer. Qu’est-ce qu’une hallucination, en effet, si ce n’est la projection dans le réel de nos désirs ? Or, Madeleine désire voir Jésus, assurément. Une hallucination aurait donc consisté pour elle à voir un jardinier et à le prendre pour Jésus. Or c’est tout le contraire qui se passe : elle voit Jésus et elle le prend pour le jardinier ! Pas plus que les compagnons d’Emmaüs ou que les disciples au bord du Lac, elle n’est capable de le reconnaître au premier abord.
Noli me tangere
Le Pseudo-Jardinier lui « dit : “Marie !” Se retournant, elle lui dit en hébreu : “Rabbouni” – ce qui veut dire : “Maître” Jésus dit : “Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père…” » (Jn 20,16)
Pauvre Madeleine comme on comprend son zèle empressé. Qu’il y a de tendresse dans son affectueux « Rabbouni », qu’il y a d’élan et de joie pure dans son geste d’enlacer et d’étreindre son Seigneur. Rien de condamnable : « au jardin j’ai trouvé celui que mon cœur aime, je l’ai saisi et ne l’ai point lâché » (Ct 3,4) dit la bien-aimée du Cantique. Comme elle est naturelle et bien touchante, c’est le cas de le dire, cette amoureuse empoignade. Pourtant la distance demeure. Infranchissable. Et tombe le couperet du « Noli me tangere ». Comment comprendre cette parole, cette sentence abrupte, cette douche froide qui vient glacer le feu de l’amour ? Le Christ n’avait-il pas permis à Thomas de le toucher ? Est-ce la pudeur à l’égard du sexe féminin qui commande cet interdit posé à Madeleine ? Les interprétations abondent, de la psychanalyse de comptoir à la théologie mystique… Aucune n’épuise le mystère de ce Noli me tangere. « Cesse de me toucher, ne t’attache pas à moi, ne t’empare pas de moi, ne me retiens pas… car je monte vers mon Père »
Il y eut un temps assurément pour toucher le Christ. Elle fut louée cette femme hémorroïsse qui du milieu de la foule parvint à effleurer du moins le vêtement du Seigneur. « Comment tout un peuple t’enserre et toi, tu demandes : qui m’a touché ? » (Jn 5,31) s’étonnèrent les disciples ce jour-là. Oui le Christ a ressenti, plus que l’étau des badauds qui l’entourent, la main de cette femme sur le pan de son manteau. « La foule le presse, mais la foi le touche » commente saint Augustin et par ce contact la femme fut guérie de son mal. Le Christ n’avait pas repoussé non plus cette pécheresse qui lui avait, avec tant d’amour, lavé les pieds d’une averse de ses cheveux, à la stupeur indignée de Simon le pharisien (Luc 7). Et combien de fois Jésus n’avait-il pas exprimer sa compassion par un contact physique, tendant la main par exemple pour toucher le lépreux, cet intouchable (Mc 1,41) ?
Seulement Madeleine doit comprendre que ce temps-là va finir désormais. Non le temps de l’amour et des effusions, bien sûr. Mais le temps d’une présence sensible du Maître. Au jour de l’Ascension un autre type de présence, spirituelle, s’inaugure. L’Apôtre l’exprime excellemment : « Même si nous avons connu le Christ selon la chair, désormais ce n’est plus ainsi que nous le connaissons » (2 Corinthiens 5,
16-17)
L’Ascension
Jésus, en effet, monte vers son Père et notre Père, vers son Père par nature et notre Père par grâce, vers son Dieu car il en est descendu et vers notre Dieu car nous y monterons. Allons-nous nous lamenter de ce qu’il ne soit plus physiquement avec nous, devons-nous sombrer dans la tristesse parce que sa présence charnelle nous fait défaut ? Certes non ! « Si vous m’aimiez, dit le Seigneur, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père »(Jn 14,28). Ainsi en va-t-il, au jour de l’Ascension. Les Apôtres se prosternèrent devant le Seigneur qui tendait les mains pour les bénir et qui montait aux cieux en se séparant d’eux. Aussitôt, depuis Béthanie, ils s’en retournèrent en grande joie, titubant de bonheur, jusqu’à Jérusalem. Semblablement, au moment même où le Seigneur disparaît de devant leurs yeux, les disciples d’Emmaüs, dans un irrépressible élan d’allégresse, rebroussent chemin vers la Ville Sainte :
Un petit peu de pain qu’on partage et qu’on mange
Un rien du tout en somme et les voici changés
Ils allaient graves et lourds et les voici légers
Députés dans la nuit, plus lestes que les anges !
Pourquoi cette allégresse du départ, pourquoi ce bonheur de l’absence, cette euphorie de la disparition ? C’est curieux, en principe un départ engendre plutôt de la tristesse. Nous nous attendrions à ce que les disciples dans l’auberge d’Emmaüs ou les Apôtres le jour de l’Ascension soient demeurés déconcertés et tristes...Tout adieu d’un être cher laisse derrière lui une souffrance. Même si Jésus était parti comme une personne vivante, comment pouvait-il ne pas les rendre tristes de son congé définitif ? « La joie des disciples après l’Ascension corrige notre image de cet événement, explique Benoît XVI. L’Ascension n’est pas un départ dans une région lointaine du cosmos, mais elle est la proximité permanente dont les disciples font si fortement l’expérience qu’il en tirent une joie durable »
Emmanuel
Oui le chrétien est dans la joie car le Seigneur est toujours avec lui. Souvenons-nous de ces tous derniers mots du Christ avant sa montée au ciel dans l’évangile de Saint Matthieu :
« Et moi, je suis tous les jours avec vous, jusqu’à la fin du monde »(Mt 28,20)
Voilà la parfaite inclusion. L’enfant né de la Vierge est vraiment l’Emmanuel : Dieu avec nous. Et cela pas simplement pour un bref séjour sur la terre, pour un passage furtif parmi les siens. Il est Dieu avec nous jusqu’à la fin des temps. Celui qui était auprès du Père est venu dans le monde sans quitter le Père, celui qui était dans le monde rejoint le Père sans quitter le monde. C’est au moment de monter au ciel que Jésus dit « je suis avec vous tous les jours ». Pas les jours de piété simplement, pas les dimanches ou les jours de solennité. Dans les jours d’abandon, de sécheresse et de péché : il est là aussi.
Du plus bas au plus haut
Un autre motif commande la joie des apôtres au jour de l’Ascension. Le départ du Seigneur ouvre en effet à ses disciples « l’espérance de le rejoindre un jour ». Ne leur a-t-il pas dit qu’il partait leur préparer une place (Jn 14,2). S’il est présentement avec nous par son Esprit, c’est pour qu’un jour nous soyons avec lui dans le ciel. Il est l’aîné d’une multitude de frères, le premier né d’entre les morts. Il est descendu au plus bas pour nous faire monter au plus haut. « “Montant dans les hauteurs il a emmené des captifs, il a donné des dons aux hommes”(cf Ps 68). "Il est monté", qu’est-ce à dire, sinon qu’il est aussi descendu dans les régions inférieures de la terre ? Il est descendu dans les enfers pour rechercher l’humanité captive. Qui n’a en mémoire ces fresques et ces icônes merveilleuses où l’on voit Jésus tirant par la main Adam et Eve dans une invraisemblable farandole du salut, les arrachant à main forte et à bras vigoureux aux gouffres de l’Hadès ? Les anciens aimaient à décrire le Jour de Pâques comme celui de la Victoire du Christ. Jésus ressuscité n’est pas ce bon fils que son papa est venu réveiller du tombeau après une bonne petite sieste de trois jours. Non ! Il est le combattant, le gladiateur intrépide, qui a ferraillé dans les bas-fonds et qui remonte en héros vainqueur le jour de Pâques en affranchissant l’humanité captive. Le Samedi Saint une bataille décisive s’est jouée dans les enfers pour notre salut. Désormais le Schéol est détruit et, par la glorieuse victoire du Christ, le chemin du ciel est ouvert pour toute l’humanité.
Le ciel
Une seule fois dans tout l’évangile Jésus se permet de dire en pleine face de son Père « je veux ». Et que veut-il d’une volonté si ferme ? Quelle exigence est la sienne ? Père, dit-il « je veux que là où je suis mes disciples soient aussi avec moi » (Jn 17,24) ! Joie ! Nous serons donc un jour avec Jésus dans le ciel. Oh ! bonheur de croire ! Frères chrétiens, la joie est notre avenir ! C’est bien confortable de connaître notre heureuse destination ! Nous n’avons pas, en effet, ici-bas de cité permanente (He 13,14). Nous sommes faits pour le ciel. Le ciel ! mot si simple et dont la seule évocation nous remplit de félicité !
À Fatima, trois petits voyants ont vu une Belle Dame le 13 mai 1917. Une des premières questions qu’ils posèrent à l’apparition est celle-ci : « est-ce que nous irons au ciel ? ». La Vierge Marie leur assura que oui. Dès lors ils n’eurent plus peur de rien. Au ciel, au ciel, au ciel, ils iraient la voir un jour. Les souffrances du monde présent - qui ne les épargnèrent certes pas !- leurs semblèrent désormais peu de chose au prix du poids de gloire (cf. Rm 8,18) qui leur était promis et que, par un privilège insigne, ils avaient entrevu.
Cela interroge beaucoup notre christianisme contemporain. Pouvons-nous dire vraiment que notre conversation est dans le ciel ? Nous conduisons-nous comme des concitoyens des cieux ? Nos prédications portent-elles sur les réalités eschatologiques ? L’attente époumonée du ciel caractérise-t-elle encore notre christianisme ? Parvient-elle même - non pas à submerger comme il faudrait - mais du moins à équilibrer le souci de nos tâches présentes ? Pouvons-nous dire comme François Mauriac que nous quitterons ce monde sans tourner la tête, sans regarder en arrière, sans nostalgie ? Après tout nous ne sommes pas si pressés que cela de quitter cette terre… On se résout même à vieillir car vieillir est quand même le meilleur moyen qu’on ait trouvé pour ne pas mourir jeune… Bien sûr, d’un côté nous ne cessons de gémir sur cette vallée de larmes, nous nous plaignons continument de ce monde tel qu’il est, de cette planète telle qu’elle va… mais enfin, après tout, on y a pris ses aises, aussi… Tout bien pesé, on s’en contente et on voudrait bien grappiller quelques heures sur l’instant fatidique qui nous arrachera à cette terre cruelle et magnifique. Et d’ailleurs n’est-il pas envisageable de vivre toujours sur cette terre ? Tôt ou tard la technique ne nous permettra-t-elle pas de prolonger indéfiniment notre séjour ici-bas ?
Un auteur de science-fiction a imaginé, dans l’une de ses nouvelles, qu’un sérum d’immortalité était disponible en pharmacie. Quelle aubaine ! Vous imaginez la ruée ! Le héros du récit, en jouant des coudes, parvient à acquérir le précieux breuvage qu’il ingurgite aussitôt, euphorique. Mal lui en prend, car ce qu’il ignore c’est que le virus dont il se trouve être porteur au moment de boire la potion va lui aussi bénéficier des effets du sérum. Et voici notre homme condamné à vivre indéfiniment malade de ce virus devenu indestructible ! Cette parabole n’est-elle pas instructive ? Notre obsession ne doit pas être la vie devant nous sur cette terre mais plutôt la vie au-dessus de nous dans le ciel. Pas la survie, mais la vie sûre, c’est-à-dire la vie certaine à l’étage supérieur. Notre vie chrétienne devrait être comme ces paysages hollandais où il y a plus de ciel que de terre. Nos engagements terrestres y trouveraient un horizon mobilisateur. L’espérance de l’éternité, en effet n’est aucunement fuite hors du temps, désertion des combats de l’histoire, opium des luttes humaines. Bien au contraire nul ne peut œuvrer sans relâche sur la terre sans respirer l’air du ciel, comme l’arbre n’étend ses racines dans le sol qu’en tournant sa cime vers le soleil.
L’Ascension
La joie de l’Ascension est donc de savoir que le Christ nous aspire dans son sillage. Fête maximale ! Hélas ! qu’évoque pour nos contemporains l’Ascension du Seigneur sinon un pont de quatre jours et l’assurance d’embouteillages sur les autoroutes de nos villégiatures ? Sur la vitrine d’une boutique, un joli jour de mai, je vis écrits ces mots étranges : « Fermé pour cause d’Ascension ». Cet écriteau elliptique ne signifiait évidemment pas que le commerçant fût monté au ciel…. La pancarte avertissait simplement que l’épicier faisait le pont…
Mais après tout, il n’est pas faux que l’Ascension soit un pont. C’est même le grand pont entre la terre et le ciel et les autoroutes célestes sont moins encombrées que celles d’ici-bas. Les anges montent et descendent à leur guise sur l’échelle de Jacob. Comme disait le Général : dans les hauteurs, il n’y a jamais d’encombrements...
L’Ascension du Seigneur est en quelque sorte le Noël du ciel. A Noël : Le Verbe se fait chair, il habite notre terre. Au jour de l’Ascension : notre chair pénètre dans les cieux, l’homme habite en Dieu. Pensons à la joie des anges ! Voici que leur Seigneur revient dans le ciel drôlement accoutré de cette nature humaine qu’il a assumée. Qui est ce roi de gloire ? interroge les anges dont les étoiles dans le ciel sont comme les yeux écarquillés. C’est le Seigneur, le Fort, le Vaillant, qu’il entre le roi de Gloire (cf Ps 23). Et Jésus entre dans la gloire de son Père. Le Christ est entré avec son corps humain dans la gloire de Dieu. En lui, notre mère, la poussière de la terre, entre au ciel. Le Christ est ressuscité d’entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis (1 Co 15,20).
La Résurrection de la chair
Parmi les articles du Credo, le dogme de la résurrection de la chair, aujourd’hui comme hier, n’est pas des plus faciles à comprendre et à admettre. Le judaïsme du temps de Jésus était divisé sur cette question : les Sadducéens, par exemple, ne croyaient ni aux anges ni à la résurrection (cf Ac 23,8). Chez les Grecs la certitude de l’immortalité de l’âme s’accompagnait d’un mépris tel de la chair que l’idée même de résurrection faisait ricaner. Saint Paul l’apprit à ses dépens sur l’aréopage d’Athènes (Ac 17,32).
Un mépris de la chair ?
Pourtant le Verbe s’est fait chair. Il n’a pas assumé une âme humaine seulement mais aussi un corps humain. C’est l’homme tout entier, corps et âme, que le Fils de Dieu a aimé et qu’il est venu sauver. Que serait, d’ailleurs, un salut qui n’atteindrait pas le corps ? un salut pour philosophes prospères et pour théologiens en bonne santé ? Comment le salut ne prendrait-il pas en compte ce corps qui est tant moi-même ! « Le corps cette guenille est-il d’une importance, d’un prix à mériter seulement qu’on y pense » dit Philaminte dans Les Femmes savantes de Molière. La réplique de Chrysale est pleine de sagesse : « oui mon corps est moi-même et j’en veux prendre soin, guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère… » Le salut chrétien est aux antipodes du nirvana bouddhiste. Il ne consiste pas à échapper ultimement à la corporéité. Au contraire nous professons la « résurrection de la chair ». Les multiples guérisons physiques que Jésus accomplit dans les évangiles, disent déjà quelque chose de cette puissance salvifique qui touche les corps. Comment a-t-il pu s’insinuer dans l’esprit de tant de nos contemporains que le christianisme professait un mépris du corps, une pudibonde somatophobie ? Il faut, certes, n’avoir jamais visité une église baroque, pour oser une telle accusation ! Même les anges y sont grassouillets ! Comment la religion de l’Incarnation pourrait-elle mésestimer cette chair que le Verbe de Dieu n’a pas craint d’assumer ?
Il est très remarquable que les Pères de l’Eglise qui professent une telle admiration pour Platon se soient gardés cependant de tout mépris du corps, ou de toute conception du corps « prison de l’âme »( sôma-sêma : corps-tombeau ). De nos jours une profonde mésestime de la chair se masque sous une certaine idolâtrie du corps. Séances de fitness, cosmétiques, exhibition des plastiques jeunes : on bichonne son corps comme un instrument à obsolescence programmée promis de toute façon à la casse après usage. Quand je vois sur les plages les épidermes tartinés de crème solaire pour se protéger de rayons néfastes, je pense à cette huile merveilleuse, le saint Chrême, dont nos corps ont été enduis pour être irradiés de la douce lumière divine. A la fin des fins le Seigneur aura notre peau, passez-moi l’expression… Par toute sa doctrine, ses dogmes eucharistiques, sa foi en l’incarnation et en la résurrection, le christianisme est une religion du corps. Au dernier jour, les saints retrouveront leur corps transfiguré dans la lumière de Dieu.
Nature des corps glorieux
Qu’y a-t-il de difficile d’ailleurs à croire en la résurrection de la chair lorsque l’on croit que Dieu crée à partir de rien ? « Quelle raison est de dire qu’on ne peut ressusciter ? demande Blaise Pascal Quel est plus difficile de naître ou de ressusciter, que ce qui n’a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile de venir en être que d’y revenir. La coutume nous rend l’un facile, le manque de coutume rend l’autre impossible. Populaire façon de juger…. »
Certes, mais on voudrait bien pouvoir imaginer quelle sera la nature de ces corps de gloire, que saint Paul appelle d’un oxymore hardi : des corps spirituels ? À l’image du bel épi qui ne ressemble guère au grain jeté en terre : on est semé dans la corruption, on ressuscite dans l’incorruptibilité, dit l’Apôtre (…) on est semé corps psychique, on ressuscite corps spirituel. (cf 1 Cor 15, 35-44)
L’imagination s’est donnée libre cours sur ces fameux corps spirituels. Origène (+253), en son temps, avait eu, semble-t-il des thèses bien étranges selon lesquelles les corps glorieux étaient sphériques… Ses disciples avaient relayés et déformés à qui mieux-mieux des idées que leur maître n’avait formulées qu’en passant… C’est ainsi qu’on imagina des ressuscités en forme de boules et comme un immense jeu de pétanque au ciel !... ces divagations origéniennes étaient tellement stupides que d’aucuns préféraient nier la résurrection de la chair plutôt que de croire à ces balivernes.
Non ! Nous ne serons nullement au dernier jour des fantômes, des sphères, ou des esprits. Les évangiles en témoignant de la réalité de la chair du Christ après Pâques nous préservent de toutes ces élucubrations. « Dans la gloire de la résurrection, sans doute notre corps sera-t-il subtil par la manifestation de son pouvoir spirituel, enseigne le pape Grégoire le Grand, mais il sera palpable par la vérité de sa nature. Voilà pourquoi notre Rédempteur aussi a montré à ses disciples qui doutaient de sa résurrection ses mains et son côté et leur a proposé de toucher ses os et sa chair : “palpez et voyez, leur dit-il, car un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai” »
De la tente au Palais royal
Nous croyons, direz-vous, que les morts ressusciteront mais présentement nos défunts, quant à eux, gisent toujours dans la poussière. Oh ! certes nous espérons que leur âme est auprès de Dieu, que la miséricorde du Seigneur exercée dans le jugement particulier leur a valu d’entrer dans la joie de leur maître. Mais ils doivent attendre le retour du Christ et le jugement dernier pour retrouver avec leurs corps la plénitude de leur être personnel. Comment comprendre cette perfection différée, pourquoi cette interminable attente ? Saint Paul qui de son métier était fabricant de tentes prend une comparaison éclairante. Il parle du corps comme d’une demeure de toiles et de fortune opposée à la maison éternelle que Dieu nous prépare. Bossuet dans son admirable sermon sur la mort nous fait comprendre le délai entre notre mort et notre résurrection glorieuse. C’est le « temps » nécessaire pour reconstruire la masure de notre corps en un palais digne d’un Roi. Quelle fastueuse résidence le Souverain Juge ne bâtira-t-il pas pour ces élus à partir de leur pitoyable logis initial !
« Voilà le mot de l’énigme, voilà le dégagement de tout l’embarras ! s’écrie l’aigle de Meaux. O conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos besoins ! il a dessein de réparer la maison qu’il nous a donnée : pendant qu’il la détruit et qu’il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions. Et lui-même nous offre son palais ; il nous donne un appartement, pour nous faire attendre en repos l’entière réparation de notre ancien édifice »
Point d’impatience cependant chez les bienheureux. Les âmes des élus jouissent immédiatement, sans attendre la fin de l’histoire, de la vision béatifique. Rien ne leur manque du côté de l’objet qui les comble, c’est bien Dieu leur bonheur. Mais du côté du sujet qui est comblé, quelque chose fait défaut. Elles sont pleinement épanouies moralement et pourtant il leur manque ontologiquement quelque chose d’essentiel. Il leur manque leur corps. Non seulement ce corps qu’elles retrouveront à la résurrection finale, mais aussi ce Corps dont elles sont les membres, le Corps du Christ.
Quelle sera la félicité des élus ? Faudra-t-il « se contenter de la vison béatifique » ? De nos jours la perspective de voir Dieu qui soulevait de bonheur les anciens, semble ne plus soulever qu’un enthousiasme très modéré chez les fidèles. « Voir Dieu, voir Dieu, me disait une paroissienne, mais mon père c’est déjà un miracle quand je parviens à voir mes petits-enfants ! » Alors comment rendre compte du bonheur qu’on goûte au paradis ? Fénelon (+1715) décrivait la joie des saints du ciel de cette manière très suggestive :
« Les Bienheureux sont sans interruption à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils, qu’elle avait cru mort, et cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur des élus. »
« Dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son fils ». Comment ne pas penser à la joie de la Vierge Marie qui retrouve Jésus au matin de Pâques ! Oui, sous les voûtes de cette cathédrale qui lui est consacrée songez, frères chrétiens, à la joie de Notre-Dame, au transport de bonheur de la Mère de Dieu lorsqu’elle voit son Fils à nouveau vivant. Imaginez cette euphorie… Vous y êtes… Et bien ce ravissement, éternisez-le maintenant ; voilà le paradis, ça doit être quelque chose comme ça, un saisissement de joie pure, un moment précis et sans fin d’intense félicité… Quelque chose comme ça en beaucoup mieux encore, assurément, mais là, l’imagination défaille : ce qui n’est pas même monté au cœur de l’homme, voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Cor 2,9). Voilà la bonne nouvelle qu’avec les disciples d’Emmaüs, nous annoncerons dimanche prochain.
Introduction par le père Guillaume de Menthière
Il avait disparu de devant eux
Attablés avec le Pain vivant, les compagnons d’Emmaüs ont reconnu Jésus. A peine leurs yeux se sont-ils ouverts à cette vive clarté que déjà le Ressuscité a disparu ! Comme ils auraient aimé le retenir encore un peu à l’auberge… ! Mais on ne retient plus le Seigneur. Madeleine l’apprit à ses dépens quand le Rabbouni lui dit dans le jardin : Noli me tangere. Un autre type de présence du Seigneur s’inaugure depuis Pâques. Jésus monte vers son Père. Les disciples qui le verront s’élever dans les cieux le jour de l’Ascension en garderont une grande joie et la vive certitude qu’il sera désormais tous les jours avec eux. Celui qui est descendu au plus bas des enfers est désormais au plus haut dans la gloire du ciel. Il est parti nous préparer une place. Nous avons l’espérance de le rejoindre un jour. La vie chrétienne est une aspiration furieuse à ces biens d’en-haut que l’on désigne par ce mot si beau : le ciel. A la fin des temps, avant le jugement dernier, aura lieu la Résurrection de la chair. Alors le Seigneur rendra nos pauvres corps semblables à son corps glorieux.
Chaque dimanche, conférence à 16h30, adoration à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30.
Rediffusions en direct à 16h30 sur KTO télévision et France Culture ; en différé à 19h45 sur Radio Notre Dame et à 21h sur RCF.