Texte de la conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 24 mars 2019
Le dimanche 24 mars 2019, le père Guillaume de Menthière a donné sa troisième conférence de carême sur le thème “Les Écritures, indéchiffrables ?”.
Revoir la conférence
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
Les Écritures, indéchiffrables ?
Sanglante litanie
Il faut se remettre de ce que nous avons entendu ce matin : massacre de Pilate, le sang mêlé au sang, dix-huit personnes écrasées par la tour de Siloé,…Telle était la sombre tonalité de l’évangile en ce 3ème dimanche de carême. Tel est le flot sempiternel des calamités de ce monde. Probablement la gazette galiléenne de l’époque devait ressembler étrangement aux informations d’aujourd’hui : meurtres, catastrophes, brutalité, violence. La terre est bleue comme une orange, dit le poète. Oh oui dit l’enfant ! elle est bleue, la terre, à cause des coups qu’on lui donne ; une terre pleine de bleus, de bosses, de meurtrissures. Pauvre planète ! Tel est le lot quotidien de l’humanité, la triste litanie des malheurs du monde, toute une géographie sanglante depuis le funeste jour de Caïn et d’Abel.
Une fois, j’avais demandé à des jeunes qui vivaient une journée de retraite, de préparer les intentions de prière universelle pour la messe. A travers la porte, je les entendais discuter. Ils ne semblaient pas très inspirés lorsque l’un d’entre eux a dit à son compagnon, secrétaire du groupe, “t’as qu’à mettre les morts et les malades, ça marche toujours”.
L’anecdote, hélas, est tristement symptomatique d’un monde dont nous subissons douloureusement la vétusté. Quid novi sub sole ? ce qui a été c’est ce qui sera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Oh ! mon Dieu qui avez promis de régner sur la terre, « de combien il s’en faut que votre règne arrive » de combien il s’en faut que vous ne soyez là… !
Contre-jour
C’est ainsi que marche l’humanité exsangue sur cette autoroute large et spacieuse qui descend de Jérusalem, qui déchoit de la capitale et s’engouffre dans l’ombre vespérale. Tels sont bien nos deux disciples d’Emmaüs, naufragés de l’espérance, incapables de reconnaître la Lumière qui marche avec eux.
Ils allaient tête basse sans vœu et sans prière
Pèlerins de nulle part rejoints par le Chemin
Pèlerins hospitaliers qui hébergent le Pain.
Pèlerins du jour défait que hante la Lumière
Ils s’engouffraient dans l’ombre, pèlerins du crépuscule
Routiers des Écritures rejoints par la Parole
Pauvres cœurs de foi lente et d’espérance molle
Ignorant de quel feu ils s’embrasent et ils brûlent.
Qu’il est beau le contre-jour si bien rendu dans les tableaux de Rembrandt. A l’extérieur l’obscurité se fait peu à peu, mais dans l’âme des deux disciples un feu couve et se réveille attisé par les dires du Maître, ce pyromane des cœurs ! Plus leur mystérieux compagnon parle, plus les lueurs se lèvent et les embrasent intérieurement. Ils le reconnaîtront plus tard : « “Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures ?” »(Luc 24,32). Heureuse brûlure du cœur qui prépare en chacun l’incendie de la grâce !
Oui, sur la route, ils avaient bien eu le pressentiment de quelque chose. Cet homme versé dans les Écritures, cette pédagogie patiemment déployée, cette douceur si tendrement persuasive : ils reconnaissaient ce ton inimitable : mes brebis connaissent ma voix, dit le Seigneur (cf Jn 10,4). Elles ne comprennent pas tout, elles ne sont guère théologiennes, elles ne savent rien du catéchisme, mais elles connaissent ma voix ; elles ne s’y trompent pas ; elles ont le charisme de la vérité ; entre mille, elles discernent la voix du Bon Pasteur. Ce n’est pas la voix de la facilité ni de la démagogie, c’est la grande voix de l’exigence qui aime.
Les Écritures
Ah ! qu’ils sont heureux ces premiers témoins du Ressuscité d’avoir pu le voir, l’entendre, le toucher ! Ah ! si une telle expérience nous était offerte, pensons-nous, qu’il nous serait aisé de croire en la Résurrection ! En fait, il n’en est rien. Car nos cœurs comme ceux des compagnons d’Emmaüs sont lents à croire. Malgré les Écritures. Dans la parabole du pauvre Lazare, Abraham dit au riche : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. »(Luc 16, 31). Pour croire, il faut écouter les Saintes Écritures, et c’est bien l’objet de la catéchèse à laquelle se livre Jésus sur la route d’Emmaüs en faveur de nos deux compagnons : « commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait »( Luc 24,27).
Notons cette prétention étonnante : Jésus sait et dit à plusieurs reprises que toutes les Écritures lui sont relatives. Quel toupet, quel culot, quelle audace ! Tirer ainsi à soi les Écritures ! « Vous scrutez les Écritures ? dit le Christ aux Pharisiens, et vous faites bien, ce sont elles qui me rendent témoignage . » (Jean 5,39). Le Christ est ce « trésor caché dans le champ des Saintes Écritures »(cf Mt 13,44). Voulez-vous savoir comment la mort de Jésus était écrite et annoncée ? Lisez donc les prophètes et vous verrez qu’« en Abel il a été tué ; en Isaac il a été lié sur le bois ; en Jacob il a été exilé ; en Joseph il a été vendu ; en Moïse il a été exposé à la mort ; dans l’agneau il a été égorgé ; en David il a été en butte aux persécutions ; dans les prophètes il a été méprisé ».
Typologie
On peut mettre sa foi en Jésus car il n’est pas un nouveau gourou apparu inopinément mais bien Celui que Dieu avait annoncé par la voix des prophètes et Celui qu’Israël attendait. Jésus n’a pas seulement mis en cohérence sa vie et ses paroles ; il n’a pas seulement fait ce qu’il a dit : on avait dit ce qu’il a fait. C’est bien la promesse de Dieu qui s’accomplit à Pâques. Paul, le rabbin, versé dans les saintes lettres, le proclame hautement : « la promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie en notre faveur à nous, leurs enfants : il a ressuscité Jésus. » Que Dieu ait fait sortir son Fils du tombeau, ne l’avait-il pas annoncé en figures lorsqu’il faisait sortir la création du néant, Noé de l’Arche, Abraham de l’idolâtrie, Loth de Sodome, son peuple d’Egypte, Jonas de la baleine, Daniel de la fosse aux lions, les trois enfants de la fournaise… ?
Un vieux livre de sagesse orientale
Voilà pourquoi selon la phrase célèbre de saint Jérôme reprise par le Concile Vatican II ; « ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ ». Hélas tant de nos contemporains ressemblent à cet homme venu trouver un rabbin en lui disant :
— Moi, monsieur le rabbin, je suis athée.
— Ah, dit le rabbin, vous êtes incroyant, mais avez-vous jamais lu le Pentateuque ?
— Le Penta-quoi ? dit l’homme.
— Vous avez-lu les prophètes, au moins ?
— Mais non, voyons, je suis athée !
— Vous connaissez les psaumes, sans doute ?
— Évidemment non !
— Ah, dit le rabbin avec un soupir de soulagement, alors monsieur vous n’êtes pas incroyant, vous êtes ignorant, c’est tout autre chose !
A ceux qui pensent avoir perdu la foi, ou qui soupirent après leur foi d’antan, il est bon de poser cette simple question : « depuis combien de temps n’avez-vous pas médité, avec l’attention requise, un texte biblique ? » La réponse est très souvent révélatrice. La Bible, on l’a reçue, oui, à sa première communion. C’était un gros livre écrit petit et sans image, rébarbatif et même un peu effrayant. Le précieux ouvrage a vite sombré dans les rayons poussiéreux d’une bibliothèque, coincé entre un roman de plage et une bande dessinée. Il y a beau temps que l’on en n’a plus parcouru les pages jaunies ! D’ailleurs, c’est si difficile. On n’y comprend rien à ce vieux livre de sagesse orientale…
Cela me rappelle cette paroissienne venant trouver son curé :
— Quand je lis la Bible, mon Père, comment savoir si j’ai bien compris ?
— C’est très simple, Madame, quand vous refermez le Livre, si vous n’êtes pas complètement bouleversée, c’est que vous n’avez rien compris.
La réponse est excessive sans doute, mais percutante. Elle voulait provoquer un choc salutaire. Il y a plus dans la Bible que ce que peut en percevoir l’intelligence. Il y a quelque chose qui fait brûler le cœur quand Jésus nous l’explique.
Demeurer dans la Parole
Certes il faut, selon l’image d’Origène, se casser les dents sur l’écorce du texte biblique, mais quelle saveur dans la pulpe et dans l’amande ! Doit-on s’étonner que la Parole de Dieu ne soit pas aisément intelligible à notre pauvre intelligence finie ? Ne doit-on pas plutôt se réjouir qu’elle offre à notre sagacité un terrain de découverte infini ? Après tout, qui a fini de déchiffrer l’immensité du ciel et des galaxies ? Dans une même quête les rois mages scrutèrent les étoiles et lurent les prophètes pour parvenir à la crèche du Sauveur. Dieu nous a donné deux livres inépuisables pour parvenir à le connaître : la Création et les Saintes Écritures.
Je me souviens d’une Bible en vitrine d’une librairie. Elle portait un bandeau rouge publicitaire comme en portent les prix Goncourt ou les best-sellers de quelque auteur à succès. Sur le bandeau était écrit en lettres blanches : « Par le célèbre auteur de l’Univers » ! Cette trouvaille commerciale était aussi, chose assez rare pour être soulignée, une admirable profession de foi. Oui, la Sainte Ecriture et le Cosmos ont le même auteur divin et offrent tous deux aux humains des champs infinis d’investigation.
Il en va, dit saint Ephrem, comme d’un homme assoiffé qui va boire à la source. Il serait bien fou de se désoler de ne pouvoir en une lampée épuiser les eaux jaillissantes ! Qu’il prenne peu à peu de quoi étancher sa soif et qu’il se réjouisse d’être incapable d’assécher l’abondance des eaux vives !
À peine l’enfant est-il né que ses parents l’abreuvent de paroles. Le petit bout d’chou ne comprend pas un traître mot de ce qu’on lui dit, mais il est déjà immergé dans un univers de tendre langage et c’est comme cela qu’il épanouit son humanité. De même nous sommes quasimodo geniti infantes, comme des enfants nouveau-nés désirant le lait pur de la Parole (1 P 2,2). La Parole de Dieu n’est pas d’abord pour nous une source de renseignements ou d’informations utiles. Elle est l’assurance que Dieu se penche avec amour sur notre berceau pour nous faire grandir en nous nourrissant de son Verbe.
L’Écriture peut être comparée à un message que notre Père du ciel nous adresse. Je me souviens de cet enfant en colonie de vacances. Il attendait une lettre de sa maman. Quelle joie quand le facteur apportait la précieuse missive, quelle hâte pour décacheter l’enveloppe, quel empressement à lire et à relire mille fois les mots de cette lettre tant désirée. Bien sûr l’enfant ne savait pas encore bien lire et l’écriture des adultes est difficile à déchiffrer. Mais c’est quand même mieux, n’est-ce pas, que maman ait écrit la lettre de sa propre main plutôt que d’utiliser un modèle informatique tout fait sur Word ou Publisher… Les difficultés mêmes de la lecture sont bénédiction pour l’enfant car il y sent la main tendrement aimante. De même pour nous, lorsque nous lisons la Bible. Certes, c’est difficile. On n’y comprend goutte, mais on sait que c’est Dieu qui nous écrit et, dès lors, les aspérités mêmes de compréhension et de déchiffrage du texte sacré deviennent un doux témoignage de l’amour du Seigneur pour nous. On lit le texte, on le relit, on y revient sans cesse sans en épuiser jamais la signification mais tout joyeux de cette lecture car c’est notre Père qui nous a parlé. On garde la Bible sur sa table de chevet comme peut-être l’enfant a mis la lettre maternelle sous son oreiller pour en faire son tendre confident nocturne. On accomplit ce conseil que Saint Jérôme donnait à Eustochium : « attendez le sommeil la Bible à la main et que la page sainte reçoive votre tête qui tombe ».
Ouvrir les sceaux
La foi catholique reconnaît en Jésus la Parole unique des deux Testaments. Comme dit Pascal c’est « Jésus Christ que les deux Testaments regardent. L’Ancien comme son attente, Le Nouveau comme son modèle, tous les deux comme leur centre ». Saint Paul, si féru des Saintes Écritures juives reconnaît que l’on n’accède à leur pleine intelligence que lorsqu’on les lit à la lumière du Christ ressuscité. Seul le Nouveau Testament donne sa plénitude de sens à l’Ancien. Tant qu’on ne se convertit pas au Seigneur Jésus, un voile reste sur le cœur. (2 Cor 3,14-15). Le voyant de l’Apocalypse pleure à chaudes larmes lorsque lui est présenté le rouleau du livre jusqu’à ce que l’un des Vieillards lui dise : “Ne pleure pas. Voici : il a remporté la victoire, le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David ; C’est Lui qui ouvrira le livre aux sept sceaux.” (Ap 5,5) Quelle merveille ! Enikèsen, vicit, il a remporté la victoire, seul le Christ victorieux de la mort, peut ouvrir la Bible, nous en donner l’intelligence et faire brûler nos cœurs.
L’exégète en chemin
Tout cela les disciples d’Emmaüs l’ignorent encore, ils ont le cœur lent à croire ce qu’ont annoncé les prophètes. Ils fuient Jérusalem, comme tant de nos contemporains fuient l’Eglise, déçus, gardant au cœur quelques réminiscences et peut être même une mystérieuse nostalgie de ces choses auxquelles ils n’adhèrent plus. Or, curieusement, à tous ces déserteurs, le Christ ne barre pas la route. Il ne se met pas les bras en croix sur le chemin pour arrêter leur escapade vers les ténèbres. Non, tout au contraire, le Christ marche avec eux…Il les rejoints où ils sont.
Comme ces aimables GPS qui ne prenant pas ombrage de nos fourvoiements répétés, nous suggèrent : « faites demi-tour, dès que possible », le Christ retrace pour les égarés l’itinéraire. Inlassablement. Il n’attend pas qu’ils pensent bien, qu’ils croient justes, qu’ils soient bien disposés pour les instruire. Jusque sur le chemin de leur perdition, il les enseigne, sans impatience, mais sans ménagement.
« Ô cœurs dépourvus d’intelligence » dit, en effet, le mystérieux compagnon aux pèlerins d’Emmaüs. Il faut vraiment que l’étranger qui les tance ainsi ait exercé sur eux une incroyable force de séduction pour qu’ils ne se séparent pas de lui, offusqués par tant de mépris, mais le retiennent au contraire à l’auberge. Car enfin c’est un peu fort cet homme qui leur fait la leçon et qui les traite de débiles, sans intelligence, anoétiques.
Leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître
Durant tout le trajet vers Emmaüs, 12 km, 30 km peut-être, plusieurs heures de marche en tout cas, les disciples ont été catéchisé par le Ressuscité en personne. Pourtant, ils ne l’ont pas reconnu. Ils ont bien deviné que cet intrus s’immisçant dans leur conversation n’était pas un gêneur anodin, qu’il avait une parole de feu comme celle du Maître autrefois. Ils ont eu peut-être même jusqu’à l’intuition de l’improbable. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître dit sobrement saint Luc (24,16). Pas simplement parce que la nuit venant, ils n’apercevaient plus guère que la silhouette de ce compagnon. Mais parce que c’était bien Jésus, le même, et pourtant ce n’était plus lui comme avant. Voilà un trait que l’on retrouve dans presque toutes les apparitions pascales. Après la Résurrection Jésus se donne à connaître comme le même et pourtant autre. C’est bien lui, mais ce n’est plus lui comme avant Pâques. Même Marie-Madeleine, si vive en son intuition féminine, si tendrement passionnée pour son Maître, même Madeleine prend Jésus pour le jardinier. Les larmes qui embrouillent ses yeux à cet instant ne sont pas les seules causes de cette méconnaissance. Par sa Résurrection Jésus est entré dans une autre dimension que la chair seule ne peut appréhender. Aux yeux du corps doivent se joindre les yeux de la foi.
Les évangélistes ne gomment pas les aspects contradictoires de ce qui a été expérimenté (c’est lui et ce n’est pas lui). Ils décrivent simplement ce qui a été perçu, ils respectent les faits.
Corporéité
Manifestement le Christ ressuscité échappe aux conditions naturelles de la corporéité. Le jour de Pâques il fait intrusion au Cénacle dont toutes les portes pourtant étaient closes. A ses disciples ébahis il dit cette parole d’outre-tombe : Shalom, la paix soit avec vous. Ernest Renan prétend pouvoir expliquer très bien cette scène qui n’est selon lui qu’une hallucination collective : « L’attente, dit-il, crée d’ordinaire son objet. À ces heures décisives, un courant d’air, une fenêtre qui crie, un murmure fortuit arrête la croyance des peuples pour des siècles. En même temps que le souffle se fit sentir, on crut entendre des sons. Quelques-uns dirent qu’ils avaient discerné le mot Shalom, bonheur ou paix… » On reste consterné par ces niaiseries. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui ait jamais entendu une fenêtre grincer pour dire « Shalom, la paix soit avec vous ? ». Connaissez-vous des courants d’air qui déterminent des siècles de foi ?
N’allez pas rire, mes frères, c’est la Science qui vous parle par la bouche de Renan ! Je vous passe l’insolation de Saul de Tarse, ce petit corps malade, sur le chemin de Damas et toutes ces invraisemblables billevesées que les rationalistes dépourvus de toute raison ont inventées pour ne pas donner foi aux Saintes Écritures.
Le bêtisier des mécréants laisse pantois. Quel contraste entre ces fariboles rocambolesques faites de laitues, de courant d’air, de fenêtre chuintante, d’insolation et j’en passe et l’admirable sobriété du récit évangélique ! Car cet halluciné névropathe de saint Jean ne nous dit pas que Jésus franchit les portes comme un passe-muraille ou qu’il pénètre miraculeusement dans le huis-clos apostolique. Il dit laconiquement : Jésus vient et se tient au milieu d’eux (Jn 20,19). Pourquoi s’étonner de ce qu’il entre les portes étant closes ? Même avant sa résurrection n’avait-il pas marché sur la mer ? Où était alors la pesanteur de son corps s’il pouvait fouler les flots ? N’était-il pas venu au monde en sortant du sein clos de la Vierge Marie ? « Celui qui était venu au monde sans porter la moindre atteinte à la virginité de sa mère, explique saint Augustin, pouvait très-bien entrer en un lieu dont les portes n’étaient pas ouvertes ».
Saint Thomas
Ce corps du Seigneur sorti du tombeau comme du sein de la Mère de Dieu se joue des portes verrouillées, de toute cloison, de tout blindage. Je crois même qu’aujourd’hui encore il vient aisément à bout de tous nos digicodes, de nos cadenas et de toutes les carapaces d’un monde transi de peur. Rien ne résiste à sa puissance sinon cette liberté humaine qu’il se refuse à violer. Voilà bien l’extraordinaire : ce Jésus souverain qui commande aux flots et aux vents, le voici désarmé tout à coup contre un cœur qui se ferme et dit non. Le Christ, en effet, a posé par amour cette limitation à sa puissance : il ne peut pas entrer par effraction dans un cœur. La foi seule lui en ouvre l’accès. « Je me tiens à la porte et je frappe, dit le Seigneur »(Ap 3,20) si tu m’ouvres ton cœur….
Le doute
L’épisode pascal de saint Thomas est bien révélateur. Jésus ne fait pas preuve de violence ou de coercition pour extorquer à Thomas un acte de foi. Et pourtant quel affront pour le Sauveur que ce doute persistant de son Apôtre ! Voyez plutôt la triste litanie des humiliations de notre Seigneur : le Christ mis en chair, le Christ mis au monde, le Christ mis en question, le Christ mis en accusation, le Christ mis en croix, le Christ mis au tombeau, mais ultimement, mais abominablement, mais pis que tout : le Christ mis en doute et par qui ? Hélas, Hélas, Hélas…aurait dit le Général, par ceux-là même dont c’était l’honneur et le devoir de le servir, par ceux-là même qu’il avait choisis et environnés de sa tendresse, ceux qu’il avait élus et chargés d’être ses témoins… Christ mis en doute par ses propres disciples !
Dix frères et cinq sens
Thomas, n’était pas là le soir de Pâques au Cénacle. Où étais-tu, Thomas, quand l’Église unanime et solidaire bénéficiait au Cénacle de la visitation du Ressuscité ? Tu n’étais pas là. Oh ! tu n’étais pas seulement absent localement ou géographiquement : tu n’étais pas avec eux dit l’évangile. Tu t’étais coupé de l’Église et s’il y a un reproche à te faire c’est de n’avoir pas cru tes frères qui t’annonçaient la résurrection du Seigneur. Tu mettais plus de crédit dans tes cinq sens que dans tes dix frères ! Tu acceptais de croire ta vue et ton toucher mais tu refusais de croire le témoignage de toute l’Église ! Ô comme j’en connais encore aujourd’hui qui prétendent juger de tout par eux-mêmes, qu’il y a de chrétiens de nos jours qui s’estiment plus infaillibles que le Pape, l’Église, les conciles et la Tradition des Pères ! Bien sûr nous croyons sur le témoignage de l’Église, de nos aïeux, de nos parents, je suis plus disposé à croire des témoins qui se sont fait égorger – pour parler comme Pascal – que mon pauvre jugement si déficient et versatile ou mes sens trompeurs.
Mais voilà Thomas ne voulait pas croire. Non, il ne croirait pas ses dix frères en apostolat ! Pourquoi voudriez-vous qu’il les crût ? Ces dix condisciples pouvaient bien être unanimes à prétendre qu’ils avaient vu, vivant, le Seigneur, pourquoi Thomas accorderait-il quelque crédit à leurs allégations ? N’étaient–ce pas les mêmes qui, il y a quelques semaines encore, juraient leurs grands dieux que jamais ils n’abandonneraient le Maître ? On avait bien vu la suite : la trahison, le reniement, la débandade…Alors pourquoi seraient-ils plus fiables désormais ?
Agnosticisme
Vous imaginez la scène : pendant huit jours les dix apôtres disent au récalcitrant : « mais tête de mule, puisqu’on te dit qu’on a vu le Seigneur ! » Imperturbable Thomas rétorque :"Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas."(Jn 20,25) Combien de nos contemporains ne se rangent-ils pas frileusement sous le patronage de saint Thomas ! Je croirai quand je verrai ! Il est de bon ton aujourd’hui de se réfugier dans un attentisme couard qui se présente sous les dehors de la sagesse et de l’humilité ! oh ! moi, je suis agnostique, je ne tranche pas avant d’être assuré. Le Don Juan de Molière déclarait fièrement :
— Moi je crois que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit : voilà tout.
Ah ! la belle croyance et les beaux articles que voilà, répondait finement Sganarelle à son maître, votre religion à ce que je vois est donc l’arithmétique !
Il a raison ce bougre de Sganarelle de railler Don Juan. Qui ne voit en effet que l’essentiel des relations humaines est régi par cette sorte de confiance qu’on appelle la foi. Credere disaient les anciens c’est cor-dare, donner son cœur, ce que Don Juan, précisément est incapable de faire… Donner son cœur : l’ouvrir par-delà sa petite jugeote close et ses sens incertains à l’appel du réel et au témoignage d’autrui. Sortir du huis-clos de son moi péremptoire. Se risquer en dehors du cénacle de son quant-à-soi agnostique.
Quand j’étais aumônier dans le quartier latin je me souviens que deux jeunes nuitamment vinrent frapper à mon huis. Ils se posaient des questions existentielles et la bière n’ayant pas suffi, ce soir-là, à les résoudre ils s’étaient avisés de consulter un prêtre à ce sujet. Je fus ce prêtre. L’un se déclarait athée et l’autre agnostique. J’ai aussitôt congratulé chaleureusement l’athée et lui ait vigoureusement serré la main en lui déclarant que lui et moi étions en quelque sorte du même bord car nous avions le courage d’une affirmation et que nous étions aussi éloignés l’un que l’autre d’un scepticisme poltron ou d’un agnosticisme pleutre. L’agnostique qui avait cru d’abord pouvoir jouer les arbitres, fut bien désarçonné par cette surprenante entrée en matière. Mais que voulez-vous il m’a toujours semblé que ceux qui avaient le courage d’une conviction, les hommes de plein vent, étaient plus dignes d’éloges que les indécis, les frileux et les abouliques. Je repense à ce personnage d’une pièce de théâtre, grand professeur d’athéisme et pourfendeur de catho, à qui Dieu s’adressait en disant : Tu blasphèmes, tu blasphèmes, tu blasphèmes mon enfant à longueur de temps mais toi au moins tu es debout !
Les cinq plaies
Oui c’est grand, c’est beau, c’est généreux un homme qui en conscience et en liberté tranche et se détermine, qui choisit de faire confiance et s’engage. Pauvre Thomas, il n’en était pas encore là huit jours après Pâques. Aussi le Seigneur lui dit : « Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main et mets-la dans mon côté, cesse d’être incrédule, sois croyant. » (Jn 20,27) Thomas en appelait au témoignage des cinq sens, le Seigneur lui donne le témoignage des cinq plaies : deux trous aux pieds, deux trous aux mains et le côté transpercé. Chacun des stigmates guérira un des sens incrédules. « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20,28) Thomas ne vit que l’homme et il confessa le Dieu. C’est un cœur transpercé qui le convainc mieux qu’une démonstration de force et de puissance. Ce qui le touche et le persuade ce n’est point tant cette expérience de la vue et du toucher qu’il appelait de ses vœux. Ce qui achève de le convertir ce n’est pas le regard qu’il porte sur le Christ, c’est plutôt le regard que le Christ porte sur lui ! Ô ce regard ! regardez-le qui vous regarde ! Ce creux visage sur lequel s’est déchaîné tout l’appareil violent de la férocité humaine le voici suppliant pour quémander un peu de foi : Mon Seigneur et mon Dieu, comment ai-je pu douter de vous ? Mon Seigneur et mon Dieu vous m’avez donc aimé à ce point ?
Que Jésus montre-t-il aujourd’hui comme hier pour convaincre sinon son corps ressuscité couvert de plaies ? Le corps du Christ, c’est l’Eglise toute sainte et néanmoins blessée par le péché de ses membres. Ce trou au flanc du Seigneur n’est-ce pas la trace de la défection des siens ? Jésus semble dire à Thomas : cette plaie où tu avances ta main c’est la place où tu manques, toi, membre de mon corps. Viens, ferme à jamais cette cicatrice. Guéris-moi !
Le Feu qui fait voir
Thomas a vu, et il a cru, il a reconnu son Dieu. Les disciples d’Emmaüs, quant à eux, voient et écoutent le Seigneur sur la route, leur cœur se met à brûler, mais « leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (24,16). Le cœur plus prompt pressent ce à quoi les yeux et la raison tardent à adhérer. Ils sentent bien la chaleur monter de leurs cœurs qui brûlent, et pourtant ils ne s’embrasent pas encore, comme les footballeurs après une victoire ils disent : faut pas s’enflammer ! Comme si la vive présence du Seigneur à leur côté dépassait toutes leurs capacités d’espérance, comme si l’annonce de sa résurrection était inenvisageable pour leurs cœurs lents à croire. Comme s’ils n’osaient empoigner une vérité incandescente de peur de brûler, de s’embraser, de se consumer tout entier. Ah ! que celui qui ne veut pas brûler, il ne faut point qu’il étreigne le feu s’écrie Paul Claudel.
N’est-ce pas pourtant le feu de leur cœur qui viendra à bout de la cécité de leurs yeux ? Bienheureux feu qui purifie et prépare l’illumination ! Bienheureuse miséricorde qui ménage ce purgatoire pour que nos yeux ne soient point anéantis par la grande clarté divine ! Celui qui nous fait passer des ténèbres à son admirable lumière (1 P 2,9), prend soin de ne pas brusquer notre nature chétive. Il nous prépare et nous proportionne peu à peu au bonheur qu’il nous réserve. Cette école du bonheur porte un nom dans le dogme catholique : le Purgatoire.
Je sais. Le purgatoire n’est plus guère à la mode. Il connaît en quelque sorte depuis le milieu du XXe siècle un étrange purgatoire culturel et religieux … Pourtant, comment peut-on se passer de ce « dogme du bon sens » ? Son oubli a pour fâcheuse conséquence de susciter, même parmi les chrétiens, des croyances hétérodoxes à la réincarnation. Or l’Eglise ne croit pas à la réincarnation car elle croit au Purgatoire. Elle professe que nous n’avons qu’une seule vie sur la terre. « Les hommes ne meurent qu’une fois » (He 9,27) Mais alors comment faire pour parvenir au Paradis si, par malheur, notre purification n’est pas achevée au moment où nous mourrons ? La Bible nous révèle qu’une purification existe par-delà la mort. Or cette purification c’est Dieu lui-même qui l’opèrera sur les âmes défuntes et c’est cela qu’on appelle le Purgatoire. Inutile de nous réincarner pour poursuivre notre progrès spirituel. La Miséricorde divine a prévu ce stratagème, le purgatoire, pour que les êtres indignes que nous sommes, deviennent capables de jouir de sa présence. Ainsi nous attribuons à la grâce de Dieu et au terme d’une seule vie, ce que les religions orientales rapportent aux seules forces humaines au long d’un nombre indéfini de vies. Le Purgatoire nous délivre d’un seul coup de l’enfer des réincarnations incessantes.
Seule la doctrine du Purgatoire permet de comprendre la cohérence de l’aventure humaine depuis la conception jusqu’à la vision béatifique. On ne conçoit plus une vie humaine sur terre que viendrait sanctionner l’intervention abrupte du jugement miséricordieux de Dieu et à laquelle succèderait une félicité sans rapport avec elle. Non ! ce qui se découvre c’est un long cheminement progressif et continu vers le bonheur, une propédeutique de la joie, un développement harmonieux de toutes les vertus. Commencé ici-bas notre ouverture au bonheur se prolongera si nécessaire dans le purgatoire, avant de s’accomplir dans le Paradis. La vie éternelle n’est pas la cerise posée sur le gâteau de la vie humaine, elle est cette vie même vécue à pleins poumons, dans le plein déploiement de nos facultés de vivre : « je suis venu pour qu’ils aient la vie, dit le Seigneur, et qu’ils l’aient en abondance »(Jn 10,10 ). Nous recueillerons cette vie jaillissante dans le sacrement de l’Eucharistie, dimanche prochain.
Introduction par le père Guillaume de Menthière
Il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait
Jésus, sur la route, se fait exégète. Il sait que toute l’Écriture parle de Lui. Il est l’Agneau vainqueur qui seul est digne de prendre le Livre et d’en ouvrir les sceaux. Quelle est donc précieuse cette Bible, si rebutante au lecteur solitaire, mais si nourrissante quand le Maître nous l’explique ! Cette catéchèse itinérante enflamme le cœur des disciples. Ils ne reconnaissent pas, néanmoins, ce mystérieux étranger qui les a rejoints. Manifestement le Ressuscité est bien le même Jésus, mais autrement. Il vit désormais dans une condition nouvelle. Il se joue des portes closes du Cénacle, pourtant il porte encore les plaies de sa passion qu’il invite saint Thomas à toucher. Le doute n’est plus permis. C’est bien Lui, mais ce n’est plus Lui comme avant. Il est Ressuscité. Le feu qui brûle au cœur des pèlerins d’Emmaüs, préparent en eux la pleine reconnaissance du Seigneur. Comme le feu purgatoire prépare pour les défunts le face à face de la vision béatifique.
Chaque dimanche, conférence à 16h30, adoration à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30.
Rediffusions en direct à 16h30 sur KTO télévision et France Culture ; en différé à 19h45 sur Radio Notre Dame et à 21h sur RCF.