Texte de la conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 31 mars 2019

Le dimanche 31 mars 2019, le père Guillaume de Menthière a donné sa quatrième conférence de carême sur le thème “L’Eucharistie, mystère total ?”.

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Texte de la conférence
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Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.

L’Eucharistie, mystère total ?

Fils prodigue

Un Père avait deux fils. Ce matin l’inégalable parabole du Fils prodigue a été proclamée dans nos églises, une vraie icône de la miséricorde ! … Comment ne pas avoir ici à l’imagination le célèbre tableau de Rembrandt. On voit le père aux yeux mi-clos, le père aux yeux délavés par les pleurs, le père aux yeux vides, creusés par l’attente de son fils perdu, il s’est usé les yeux à son métier de père, commente magnifiquement Paul Baudiquey. Il a scruté la nuit guettant d’un même regard l’improbable retour. Frères et sœurs, revenons, revenons à Dieu de cœur et d’âme dans ce temps de carême. Allons vers la Maison du Père, allons, enfants de la patrie ! Pourquoi tarder chez les cochons puisque Dieu nous fit sans groin ?

Du pain

Arraché au pays de la mort, le Fils prodigue revient vers le Père. Oh ! les sentiments que lui prête la parabole ne sont guère glorieux. Ce n’est pas par élan filial qu’il revient vers le Père. Il n’éprouve qu’une légère attrition et non point cette contrition parfaite qui est le regret de son péché par amour du Père offensé. Qu’escompte-t-il en fait ? Se remplir le ventre d’autres choses que de caroubes. Un remords simplement gastrique le tenaille, la faim le tiraille, son retour n’est pas repentance, mais ravitaillement. « Tant d’ouvriers chez mon Père, ont du pain en abondance ». Ce qu’il veut ? du pain ? C’est tout, mais c’est… tout. Car pour le lecteur chrétien ce pain tant désiré, même pour de si bas motifs, ce pain que l’on reçoit généreusement dans la maison du Père, c’est déjà l’Eucharistie, mystère total, c’est le banquet succulent de l’amour paternel, c’est le festin de l’alliance, l’allégresse de la Pâque. « Ne fallait-il pas fêter et festoyer car mon fils était mort et il est revenu à la vie ». Voici l’impératif de fête : Il faut festoyer. Fêter le retour d’un enfant comme dit la chanson. L’insistance, c’est trop claire, est bien davantage sur la joie que sur le pardon.

Vous tous qui irez ces jours-ci vous confesser avant Pâques, vous n’irez pas parce que ça se fait, parce que c’est nécessaire, parce que c’est de règle et de commandement, vous irez pour réjouir le cœur du Père, pour faire frémir de bonheur le ciel car « il y a de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence ». Il est frappant que le motif de l’allégresse paternelle soit vraiment pascal : « Mon fils que voilà était mort et il revit, il était perdu et il est retrouvé ! ». C’est une vraie résurrection célébrée par un festin. Une joie pascale autour d’un repas, c’est un thème que nous retrouvons quelques chapitres plus loin chez saint Luc à propos des disciples d’Emmaüs.

Fiction

Nous les avions laissés dimanche dernier, les yeux encore aveuglés, incapables de reconnaître le Seigneur, mais le cœur déjà brûlant à la faveur de la catéchèse que, chemin faisant, le Christ leur avait dispensée.

Le village et la nuit approchant, Jésus, dit l’évangile « fit semblant d’aller plus loin ». Alors les deux compagnons d’Emmaüs invitent l’étranger : « reste avec nous car la nuit vient et déjà le jour décline ».

Sourdement attisés sous les cendres du doute,
Impuissants à comprendre ce que le Verbe enseigne
Ils ne supportent pas qu’il s’esquive et qu’il feigne
De poursuivre pour d’autres les leçons de la route.

Mais pour donner refuge en leurs cœurs assombris
Aux lueurs du dehors qui peu à peu s’estompent
Il suffit à leur hôte qu’il bénisse et qu’il rompe
Le pain de l’humble auberge sous leur yeux éblouis.

Reste avec nous Seigneur quand le jour baisse
Reste avec nous Seigneur quand la nuit vient
Quand le jour est enfui et nous délaisse
Reste avec nous pour nous rompre le pain
Reste avec nous lumière sans déclin…

« L’hospitalité leur a rendu ce que le doute leur avait pris »

Les compagnons d’Emmaüs avaient marché avec la Lumière sans être éclairés, dialogué avec le Verbe sans être instruits ; cheminé avec le Chemin sans en être plus avancés. Et cependant ils accueillent celui qu’ils n’ont pas encore reconnu, ce voyageur qui les a rejoints sur la route, cet exégète itinérant qui leur a ouvert les Écritures. De même que, grâce à son hospitalité au chêne de Mambré, Abraham hébergea à son insu des anges (He 13,2), les pèlerins d’Emmaüs en recevant Celui qu’ils prenaient pour un étranger hébergèrent à leur insu le Seigneur des anges. Ce n’est donc pas en entendant la Parole de Dieu qu’ils ont été éclairés, mais en la mettant en pratique. « Imite les disciples d’Emmaüs et tu reconnaîtras le Seigneur, exhorte saint Augustin dans un sermon célèbre. Lorsqu’ils sont arrivés au terme de leur voyage, ils lui ont dit : Reste avec nous, car le jour tombe. Retiens l’étranger, si tu veux reconnaître ton Sauveur. L’hospitalité leur a rendu ce que le doute leur avait pris. Le Seigneur s’est manifesté à la fraction du pain. »

L’autel et l’hôtel

Au cœur de Paris, la cathédrale Notre Dame jouxte l’Hôtel Dieu. La proximité géographique de l’église et de l’hôpital n’est pas fortuite. Elle correspond à ce qu’il y a de plus profondément enraciné dans la spiritualité chrétienne : l’autel et 1’hôtel vont de pair pourrait on dire. Ce n’est pas là seulement un jeu de mot facile. C’est une exigence de la foi. Nous ne pouvons être les hôtes du Seigneur dans l’église si nous ne sommes en même temps les hôtes des pauvres dans nos maisons. La double signification du mot "hôte" en français, à la fois celui qui invite et celui qui est invité, souligne encore ce va et vient nécessaire. Il y a un lien étroit entre l’Eucharistie, où nous sommes les bienheureux invités au repas du Seigneur, et l’accueil de l’étranger. Un lien entre Marthe et Marie. Les deux sœurs de Lazare figurent cette complémentarité du service et de l’adoration. Marthe nourrit le Seigneur, Marie se nourrit du Seigneur. L’une et l’autre attitudes sont bonnes et louables ; l’action de Marthe et la contemplation de Marie sont toutes deux vertueuses mais la part de Marie, dit le Seigneur, est la meilleure. Pourquoi Marie a-t-elle choisi la meilleure part ? parce qu’elle ne lui sera pas enlevée. Au ciel, il n’y aura plus de vaisselle, ni de cuisine, ni de pauvres à nourrir ; il n’y aura plus que ce festin que le Seigneur lui-même servira pour ses élus. La part de Marthe prendra donc fin tandis que celle de Marie se poursuivra dans l’éternité. Mais tant que nous sommes ici-bas, des pauvres nous en aurons toujours parmi nous (Jn 12,8), et la nécessité du service, de l’accueil, de l’hospitalité diligente demeurera.

“Philoxénie”

Les Pères de l’Eglise ne cessent de louer la philoxénie, l’amour et l’accueil de l’étranger. Par son hospitalité Rahab, la prostituée de Jéricho, n’obtint-elle pas le salut ? Quand à Loth, neveu d’Abraham, n’est-ce pas pour avoir hébergé des inconnus que seul il fut épargné dans Sodome ?

Ecoutez cela, s’écrie Origène, dans la demeure hospitalière de Loth, les anges sont entrés ; c’est le feu qui est entré dans les demeures inhospitalières. »

L’évêque Myriel qui accueille avec une telle charité Jean Valjean dans Les Misérables fut inspiré à Victor Hugo par le cas bien réel de l’évêque de Digne, Mgr Bienvenu de Miollis (+1843). Car si l’hospitalité généreuse est un devoir de tout chrétien, c’est surtout à l’évêque qu’elle s’impose aux dires mêmes de saint Paul.

Heureuse hospitalité que celle qui est offerte au Seigneur en la personne du pauvre !

Nombreuses demeures

Si tu exclus l’étranger de ta maison, tu exclus le Christ de ton cœur et si tu exclus le Christ de ton cœur qui te recevra dans les tentes éternelles ? Ne te dis pas de manière présomptueuse : qu’ai-je à craindre, Dieu est bon ? Je n’ai pas laissé de place aux pauvres chez moi car ma maison est petite. Mais le ciel est immense et il y a de nombreuses demeures dans la maison du Père, j’y serai accueilli, assurément. Ah ! qu’il est déplorable de prendre ainsi à faux la Parole du Seigneur. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père »(Jn 14 ,2), sous cette forme, le verset de l’évangile est utilisé à tort et à travers. On en a fait le justificatif de l’oisiveté et la devise du relativisme. C’est très pratique pour clore un débat qui commence à s’échauffer. On trouve toujours une bonne âme, drapée dans la sainte tolérance, pour clore la discussion en énonçant doctement : « de toutes façons, il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ». Et voilà ! Le tour est joué. Sous ce lieu-commun de l’indifférentisme est étouffée toute velléité de chercher le vrai et de faire le bien. Que vous pensiez blanc ou que vous pensiez noir, que vous ayez mis votre foi en Jésus ou que vous ayez préféré essayer Bouddha, que vous ayez gardé les commandements ou que vous ayez passé votre vie à les enfreindre, cela n’a aucune importance, quoiqu’il en soit un petit loft vous attend au paradis où vous pourrez vous complaire avec des collègues qui partagent vos opinions…

Ce qu’on oublie lorsqu’on pense ainsi, c’est que, si le ciel est vaste et multiple, le Chemin qui y conduit, Lui, est unique et resserré. Ce Chemin c’est Jésus de Nazareth qui est « la Voie, la Vérité, la Vie ». Non pas une voie dans un dédale d’itinéraires valables, une vérité parmi tant d’autres, une vie en dehors de laquelle vivre serait quand même envisageable, mais bien La Voie, La Vérité et La Vie. On dit quelquefois dans un raccourci dangereux que les pécheurs entreront au paradis. Cela n’est pas tout à fait exact. Ceux qui seront accueillis dans la Maison du Père ce sont des pécheurs repentis et pardonnés. Au ciel, il n’y a que des saints. On n’entre pas au Festin sans avoir le vêtement de noces. On n’entre pas par la cheminée à l’auberge d’Emmaüs. On ne prend part au repas du Seigneur que pour autant qu’on a accueilli cet étranger que la nuit fragilise.

À table !

N’est-ce pas précisément ce que firent, au soir tombant, les compagnons d’Emmaüs ? Ils retinrent l’inconnu dans la nuit et c’est ainsi que leurs yeux s’ouvrirent à la lumière et qu’au cours du repas ils reconnurent le Seigneur. « Et il advint, comme il était à table avec eux, qu’il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent... (Luc 24,30-31)

Ivrogne et glouton

Tous les lecteurs de l’évangile ont pu constater l’importance des repas. Jésus ne passait-il pas aux yeux de ses détracteurs pour un ivrogne et un glouton (Mt 11,19) ? Le Maître ne dédaignait pas les invitations à dîner. Il se rend sans ambages chez les pharisiens aussi bien que chez les pécheurs. Il s’invite même chez les publicains. Il mange, il boit, il passe du temps à table comme un bon français qu’il n’est pourtant pas, jusqu’à ce dîner qu’il a désiré d’un grand désir prendre avec ses disciples la veille de sa mort. Voilà bien l’étonnant encore : la dernière volonté de Jésus à quelques heures de son épouvantable crucifixion, son testament en quelque sorte, c’est ce repas, cette sainte Cène, qu’il partage avec les siens. Tous ses disciples jusqu’à nos jours savent bien qu’il n’y a pas moyen de lui être fidèle sans entrer dans ce grand désir qui est le sien : venir à sa table, recevoir son pain, boire à sa coupe, vivre le repas du Seigneur.

Vous me direz, oui, mais cela c’était avant que le Christ mourût. Quel besoin aurait-il de se nourrir, maintenant qu’il est entré dans la gloire du ciel ? Quel est le sens de ces repas d’après Pâques que Jésus donne comme autant d’attestations de sa Résurrection ? Au point que Pierre peut présenter les témoins du Christ vivant comme ceux qui ont mangé et bu avec lui après que Dieu l’a relevé d’entre les morts. Souvenons-nous de ces récits bouleversants où le Ressuscité partage avec les siens le poisson grillé au bord du lac.

Pêche

Saint Jean en son dernier chapitre nous rapporte en effet qu’après avoir vu le Ressuscité au jour de Pâques, sept disciples du Seigneur, décidément peu enclins à croire, avaient tout bonnement repris huit jours plus tard, le cours de leur ancienne vie. Ils étaient revenus à leur métier de pêcheur. « Ils sortirent, raconte le quatrième évangile, montèrent dans le bateau et, cette nuit-là, ils ne prirent rien »(Jn 21,3). C’est quand même un comble ! Mais que font-ils ? que font-ils là ? que diable peuvent bien faire ces tristes apôtres sur ce lac, triturant des filets vides au bout d’une nuit infructueuse, gisant dans leur incompétence ? Auraient-ils oublié en l’espace d’une semaine qu’ils sont les glorieux témoins du Ressuscité ? Voilà qui est bien étrange ! Songez plutôt : ils ont vu déjà par deux fois le Seigneur ressuscité et où vont-ils ? à la pêche ! Jésus leur a dit, « comme le Père m’a envoyé moi aussi je vous envoie… ceux à qui vous remettrez leurs péchés ils leur seront remis » (Jn 20,21-23) mais eux s’en retournent à leurs filets et à leur barque ! Auprès de qui entendent-ils témoigner, ces pêcheurs du dimanche ? auprès de poissons éberlués et dociles ? Est-ce pour le bonheur des carpes et des goujons qu’ils ont été envoyés ? Sont-ce des péchés de mollusques que le Seigneur leur a demandé de remettre et de pardonner ?

Chrétiens, n’en doutez pas : c’est pour notre instruction que les sept disciples, figurant l’Eglise des nations sont retournés à leur activité profane. Ils nous enseignent ainsi que la rencontre du Ressuscité peut surgir au cœur de notre routine, et jusqu’au sein de nos échecs. Le Christ vivant ne vient pas seulement auréoler de sa présence des exploits héroïques ou des expériences exceptionnelles. Non, il est présent dans les situations les plus banales de nos vies. Dans le piètre, le médiocre et le calamiteux. Comme il est bon de découvrir dans l’Evangile ce tissage obstiné du sublime et de l’ordinaire. L’aiguille experte de la grâce brodant le canevas banal de nos piteux destins.

Il n’est besoin de rien d’autre que d’un cri, d’un plongeon et d’un repas pour percevoir la vive Présence du Ressuscité dans notre quotidien. Un cri, un plongeon, un repas. Ou pour le dire en termes plus théologiques : le kérygme, le baptême, l’eucharistie.

Le Kérygme

Le cri tout d’abord : « C’est lui, c’est le Seigneur ! », o beau kérygme primordial !

Quand les filets se remplissent à la faveur d’une pêche miraculeuse, saint Jean plus prompt à croire s’écrie « C’est lui, c’est le Seigneur ! » Quelle force, quelle fougue, que de joie et d’empressement, dans ce cri de la foi matinale ! C’est le Seigneur ! celui-là même qui était mort a surgi des enfers comme cette pêche frétillante a jailli mystérieusement des profondeurs stériles du lac. Cette vie réveillée dans les abîmes dit la Puissance de la Résurrection. Pierre lui-même n’en croit pas ses yeux, lui l’homme du lac, l’homme de la pêche, l’homme du métier et de la partie. Jésus vivant l’a rejoint dans son échec professionnel, comme il a rejoint les pèlerins d’Emmaüs sur leur route accablée.

Aussi ne s’agit-il pas de fuir nos occupations familières, de mépriser notre condition modeste, mais de percevoir en leur sein la tendre voix de l’homme sur la berge qui vous hèle et quémande : les enfants auriez-vous un peu de poisson ? Quelle divine surprise ! Un héros jailli de la mort, normalement, ça tranche, ça ordonne, ça détermine, ça règne enfin, quoi ! ça vous toise de toute sa gloire immense ! Et bien non, Jésus ne commande pas, il quémande. Il ne domine pas, il sollicite : les enfants, auriez-vous un peu de poisson ?(Jn 21,5) Reconnaissez la voix du Seigneur à la requête humble du pauvre et criez avec l’Eglise apostolique : c’est lui, c’est le Seigneur !

C’est Lui, c’est le Seigneur. N’est-ce pas notre cri à chaque messe quand l’hostie, si dépourvue d’apparences qui puissent séduire, est élevée au-dessus de nos têtes ? La même foi qui fait reconnaître Jésus présent dans cette ombre sur la rive le découvre aussi dans ce petit peu de pain sur l’autel et suscite le même cri éberlué : c’est le Seigneur ! comme ces homélies du Curé d’Ars dont on dit qu’elles pouvaient consister tout entières dans la répétition heureuse et effarée de ces simples mots : il est là, il est là, il est là dans le sacrement de son amour. C’est lui, c’est le Seigneur !

Baptême

Mais la foi ne se réduit pas à un cri. Ce n’est pas en paroles seulement qu’il nous faut croire et aimer mais en actes et en vérité (1 Jn 3,18). C’est pourquoi un plongeon est nécessaire, rien ne pourra remplacer ce baptême, cette vigueur de l’engagement dont fait montre l’admirable Pierre. Pour être chrétien, il ne suffit pas de dire : Seigneur, Seigneur ! Il faut palper de cette eau froide, plonger dans l’élément liquide, se jeter à l’eau, se mouiller dans cette affaire, attester par sa vie et ses gestes cet appel en nous si fortement qui nous presse, témoigner par son élan que l’autre rive n’est pas un mirage trompeur.

Ce ne sont pas des idées simplement mais tous nos sens corporels qui nous invitent à la foi. Notre ouïe a entendu l’appel : les enfants, auriez-vous un peu de poissons ? nos yeux ont perçu la silhouette de l’homme riverain, notre corps a touché l’eau froide du lac, nos narines ont humé l’odeur de la friture sur la braise, irréfutable témoignage olfactif ! nos papilles ont goûté du poisson grillé. Heureux disciples qui entendent, voient, touchent, goûtent, reniflent, pressentent, engagent tout leur être dans l’aventure de la foi.

Jésus ne ressuscite pas en chambre stérile, il n’attend pas des experts aseptisés mais des apôtres qui l’annoncent par tous les pores de leur existence.
Tenez, l’an dernier j’étais à Lourdes et je me suis glissé dans cette foule innombrable et cosmopolite qui va aux piscines. Dans les longues files d’attente il y avait, des hommes, des femmes, de tous les peuples, de toutes les langues, des bien-portants, des malades, des infirmes, des vieux, des jeunes, des laïcs, des prêtres tous plongés dans la même eau –Dieu qu’elle était froide cette eau pyrénéenne- dans le même bain, tous pécheurs, tous frères ne formant par le don du baptême qu’un seul corps en Jésus-Christ.

Qu’il était beau ce petit peuple brassé des candidats baigneurs. Ici pas de fanfarons, pas de matamores : nous étions l’Église tout simplement et pour témoigner de Jésus Ressuscité il n’était pas besoin d’autre chose que de s’insérer dans ce peuple compact et communiant au son des Ave Maria. L’Eglise est en effet ce grand corps palpable qui atteste le Seigneur vivant en montrant ses plaies. Nos faiblesses, nos pauvretés, nos misères, jusqu’à nos péchés même nous ne les masquons pas, nous les exhibons au regard de tous, en esprit d’humilité et de repentance, car ils attestent, ainsi confessés, la puissance de la Résurrection. « C’est dans ta faiblesse que je déploie ma force » dit le Seigneur (2 Co 12,9). Nul ne témoigne mieux du Christ vainqueur que celui qui va humblement s’agenouiller dans un confessionnal pour recevoir le pardon de ses péchés. Je me souviens de ce jeune qui a la faveur d’une retraite avait fait un spectaculaire retour vers le Seigneur, il voulait désormais de toute sa ferveur juvénile servir l’Eglise. « Tu veux être utile à l’Eglise, lui avait dit son aumônier - qui n’était pourtant pas un rabat-joie - très bien : commence par aller te confesser ».

Eucharistie

Or la même braise qui nous purifie de nos péchés cuit aussi pour nous le repas de la miséricorde. Car c’est un repas, nul ne l’ignore, qui est le sceau de toutes les apparitions pascales. Pour aller jusqu’au bout de l’élan de la foi il nous faut donc répondre à l’invitation du Ressuscité : « venez déjeuner » (Jn 21,12) !
« Venez déjeuner ». Imagine-t-on propos plus décalé ? Que signifie cette parole dérisoire pas du tout à la hauteur de la situation ? Car enfin d’un Ressuscité on pourrait attendre quelques déclarations ronflantes, un mot historique, une parole d’outre-tombe : et voici à la place ces mots d’une renversante trivialité : « venez déjeuner ». C’est le mot de la mère de famille qui crie « à table ! » et dont le cri est suivi de si peu d’effet. Comme à la fin du générique de la série télévisée « Fais pas ci, fais pas ça ! » Hélas ! Le Ressuscité lui-même s’époumone « à table, venez déjeuner » et qu’ils sont peu nombreux les enfants de la famille chrétienne à répondre à cette invitation eucharistique…Quand bien même la Vierge Marie nous conseille : « faites-tout ce qu’il vous dira », qu’ils sont rares ceux qui font ce que le Seigneur demande en venant au repas qu’il apprête pour nous.
« Venez déjeuner ! » Cette parole jamais homme ne l’eût imaginé. Jamais il n’eût mis dans la bouche d’un héros fictif revenant de la mort des propos si futiles, si dénués d’artifices et d’apparences. L’homme, admettons-le, eût pu tout inventer : le tombeau vide, la victoire sur la mort, la gloire du ressuscité…. Mais ce qui dépasse toute conception humaine, c’est ce mot sans fard et sans apprêt : les enfants, venez déjeuner. Des charlatans habiles auraient pu tramer un récit de lumière et d’apothéose, une histoire séduisante et trompeuse, un ressuscité dans une mandorle de gloire : jamais ils n’auraient pu concevoir cette odeur de poisson grillé, ce pain simplement rompu et partagé, ce repas ordinaire qui nous fait toucher déjà à l’autre rive. Dieu seul pouvait inventer l’Eucharistie.

Mystère total

J’ai intitulé cette conférence : L’Eucharistie, mystère total ? Non que l’on ne comprenne rien à l’Eucharistie, mais plutôt parce que l’Eucharistie comprend tout. Ce sacrement inclut toutes les dimensions de l’existence. Il est comme l’enseigne le Concile Vatican II « la source et le sommet de toute la vie chrétienne  ». Notons bien, pas simplement de la doctrine, de la théologie ou de la piété chrétiennes, mais de la vie chrétienne. Il n’y a rien d’authentiquement chrétien qui ne prenne sa source dans l’Eucharistie et ne converge vers elle. Ou pour le dire d’une manière plus ramassée et percutante : tout va à la messe. Interrogez les gens autour de vous, demandez-leur ce qu’est un chrétien, ils vous répondront en gros : “c’est quelqu’un qui va à la messe ”. Ce n’est pas si bête, ce n’est pas si faux. Car même s’il y a belle lurette que les chrétiens dans leur grande majorité ne se déplacent plus guère pour la messe le dimanche, il reste vrai que la vie chrétienne tout entière est polarisée par l’Eucharistie. Ce mot « Eucharistie » par lequel on désigne le sacrement de la charité est en fait un mot tout simple du vocabulaire grec. Il veut dire : merci. Merci, mot basique, un des tous premiers que l’on apprend aux enfants ! Nous célébrons l’Eucharistie pour dire merci. Pour rendre grâce. Déjà au IIIe siècle lorsque l’on demandait à Origène pourquoi les chrétiens allaient à la messe il répondait : parce qu’ils ne sont pas ingrats. Neuf lépreux sur dix guéris par le Seigneur omirent autrefois de venir remercier. Un seul, un étranger, un samaritain, vint rendre grâce pour le bienfait de sa guérison (cf Luc 17,17-18). La proportion de Palestine est-elle-même atteinte aujourd’hui en France, un sur dix, 10% des baptisés viennent-ils dire merci au Seigneur le dimanche ?

Venez déjeuner !

Aussi, à vous chrétiens qui m’entendez ici à Notre Dame ou que, par la magie des ondes de France Culture, de KTO de RCF ou de Radio-Notre Dame, ma voix rejoint ce soir, je suis heureux de répercuter ce précepte du Seigneur, le plus simple mais peut-être le plus décisif de tous : venez déjeuner. Si vous avez perdu depuis longtemps le chemin de l’église et de la messe : venez déjeuner, le Ressuscité vous le demande. N’ayez crainte qu’il vous juge ou qu’il condamne vos infidélités : venez déjeuner. Si comme Pierre vous aimez le Seigneur : Venez déjeuner ! Cette braise où Pierre s’était chauffé dans la cour de son triple reniement la voici à nouveau présente au bord du lac pour purifier ses lèvres et son cœur dans une triple confession. Trois fois la crainte avait renié, trois fois l’amour a confessé. « Simon m’aimes-tu plus que ceux-ci ?…Tu sais bien Seigneur que je t’aime ! » Ô braise moins rouge que les joues confuses du renégat ! Ô braise moins attisée par le vent du lac que ce cœur par le souffle de la miséricorde ! Ô braise moins ardente que l’apôtre à présent enflammé qui confesse et s’élance ! Ô tache sur la rive simplement qui rougeoie ! Phare bienfaisant pour notre navigation !
Frères de partout qui, ramant dans ce monde, gardez vif au cœur néanmoins l’amour de Jésus, nous vous en supplions au nom du Christ : Venez déjeuner !

Présence réelle

Entrez dans l’auberge d’Emmaüs, reconnaissez dans le pain rompu de l’Eucharistie, la présence du Seigneur. Bien sûr le Seigneur est présent dans sa Parole méditée sur le chemin, bien sûr il est présent dans le pauvre qu’on accueille. On parle souvent des cinq P de la présence du Seigneur, c’est un moyen mnémotechnique et catéchétique bien commode. Le Christ est présent dans le Pauvre, dans le Peuple, dans le Prêtre, dans la Parole, et dans le Pain. Toutes ces présences sont réelles, car qu’est-ce qu’une présence irréelle, sinon une absence ? Pauvre, Peuple, Prêtre, Parole, Pain, cinq P de la présence du Seigneur. Cependant toutes ces présences ne sont pas de même nature ni de même intensité. Elles ne sont pas équivalentes. La présence éminente du Seigneur est dans le sacrement de son Corps et de son Sang. C’est dans l’Eucharistie que sa présence se fait, si je puis dire, éblouissante. Les pèlerins d’Emmaüs en firent la vive expérience. Au cours du repas, ils furent irradiés à la clarté du pain. Quand on veut faire la vérité, il faut toujours se mettre à table, comme on dit dans un français légèrement argotique ; se mettre à table signifie faire la vérité, laisser tomber les œillères, les écailles et les masques ; être vrai, enfin, et ébloui. « Et il advint, comme Jésus était à table avec eux, qu’il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent...  » (Lc 24,30-31).

Les rites

L’emploi des quatre verbes « prendre, bénir, rompre, donner » dans le récit d’Emmaüs ne permet aucun doute. Ce sont les mêmes verbes que ceux utilisés lors de la multiplication des pains ou de la sainte Cène. C’est donc bien de l’Eucharistie qu’il s’agit. Manifestement Jésus accomplit un rite, des gestes semblables souvent répétés de manière codifiée et signifiante pour ceux qui les perçoivent. Il est bon de rappeler que toute vie humaine comporte nécessairement des rites comme toute pensée humaine comprend nécessairement des dogmes. Je suis persuadé, comme G.K Chesterton, que les êtres humains sont des animaux qui reçoivent, instituent et acceptent des dogmes et des rites. Que c’est là un critère tout premier d’hominisation. Comme disait l’humoriste et penseur anglais « Les arbres n’ont pas de dogmes. Les navets sont extraordinairement larges d’esprit… Il n’existe que deux sortes de gens, ceux qui acceptent les dogmes et en ont conscience, et ceux qui acceptent les dogmes et n’en ont pas conscience  ». Qu’ils sont nombreux aujourd’hui ceux qui, récusant tout dogme, tout rite, toute église, se font en fait des dogmes de leurs idées, des rites de leurs habitudes, des églises de leur parti !

Le rite n’a rien en lui-même de négatif. Si le ritualisme est certainement un danger, le rite est le support nécessaire de l’existence ici-bas. Que l’on songe par exemple à l’aspect hautement ritualisé de nos repas. Un repas, c’est toujours pareil. Il y a des assiettes, des verres, des couteaux qui ne sont pas mis n’importe comment. Il y a une entrée, un plat de résistance, un dessert. Certes ces codifications sont situées dans notre contexte culturel. Mais toute civilisation a ses propres codes pour le rituel du repas. Les sciences humaines redécouvrent l’importance du rite. Avec sa sagesse naïve le Petit Prince de Saint-Exupéry l’exprimait admirablement : Il faut des rites, dit le renard ; C’est quelque chose de trop oublié ; Il faut des rites.

La fraction du pain

Jésus se laisse connaître au rite de la fraction du pain (Lc 24,35). Ce geste de rompre le pain est tellement typique de Jésus, que les disciples ne peuvent s’y tromper : c’est bien le Seigneur. Pourquoi Jésus rompt-il le pain ? Pas simplement pour en donner un morceau à chacun, mais aussi parce que ce geste a une portée sacrificielle : il ne signifie pas tant partage qu’immolation. Jésus est lui-même le Pain rompu, il a été brisé, broyé (attritus) à cause de nos perversités (Is 53,5). L’Eucharistie est un repas partagé mais ce repas est le Sacrifice du Seigneur. Depuis que Jésus naquit à Bethléem, la maison du pain, dans une mangeoire, il n’a de cesse de se faire notre nourriture. Il ne veut pas rester avec les siens dans un rapport distant et contractuel : il vient en nous pour que nous soyons en lui, un même corps.
La fraction du pain signifie que tous ceux qui partagent l’unique pain rompu entrent en communion et ne forment plus qu’un seul être.

J’ai connu Gérald, un jeune handicapé mental. Il avait fait sa première communion avec beaucoup de joie. Chaque dimanche il venait à la messe mais sa maman avait remarqué que, certains dimanches, il refusait de communier. Elle se demandait pourquoi. Puis, à force d’observation, elle remarqua que lorsque Gérald entrant dans l’église était bien accueilli, qu’on lui laissait une place qu’on lui souriait, il allait communier. Mais les dimanches, où il sentait que l’on se détournait de lui, où le vide se faisait subitement autour de sa place parce que les gens avaient peur d’affronter son visage de trisomique, alors, ces dimanches-là, il n’allait pas communier. Avec son intelligence propre, avec son intelligence cordiale, de toute son âme, Gérald avait compris ce qu’était la communion.

Nous communions pour ne faire plus qu’un avec le Seigneur et entre nous. « Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? explique saint Paul. Parce qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique. (1 Corinthiens 10, 16-17)

Communion des saints

Notre unité est théologale et pas morale. Elle prend sa source dans les sacrements et non dans des idées ou des options que nous aurions en commun, des actions que nous mènerions de concert, ou encore l’affection que nous nous porterions.

En communiant nous recevons le Corps du Christ pour devenir toujours mieux le Corps du Christ. Saint Augustin l’exprime dans une formule célèbre et condensée : « recevez ce que vous êtes et devenez ce que vous recevez » c’est-à-dire recevez le Corps du Christ sacramentel et devenez le Corps du Christ ecclésial. Vous les catéchumènes de nos paroisses notre prière se fait plus vive pour vous tandis qu’approche la nuit bénie de votre renaissance. Par l’eau du baptême vous deviendrez cette bonne pâte cuite au feu de la Confirmation et offerte à Dieu comme un beau pain doré dans l’Eucharistie. La messe est le gage de cette gloire éternelle où Jésus est entré et vers laquelle, nous le verrons dimanche prochain, il nous entraîne avec lui.


Introduction par le père Guillaume de Menthière

Il rompit le pain et le leur donna, alors leurs yeux s’ouvrirent

Les leçons de la route se sont montrées insuffisantes. Pourtant tandis que le jour baisse une lueur se fait dans le cœur des Pèlerins d’Emmaüs. Merveilleux contre-jour ! Ils retiennent à dîner celui qu’ils prennent toujours pour un inconnu : « Reste avec nous car la nuit vient ! » Qui louera assez la vertu d’hospitalité ! « Accueille l’étranger et tu reconnaîtras ton Sauveur ! » Mais il faut “passer à table“ pour que la vérité se fasse. Le Ressuscité se donne à connaître à la fraction du pain. Au bord du lac de Galilée, il invite ses disciples à partager du poisson grillé avec des mots d’une simplicité renversante : « Venez déjeuner ! » Qui eût imaginé une telle parole d’Outre-Tombe ? Tout le mystère chrétien se condense dans le repas du Seigneur, la messe. Durant ce temps de carême nos catéchumènes s’y préparent et y aspirent. L’Eucharistie est le mystère total, non par ce que l’on n’y comprend rien mais parce qu’elle comprend tout. Elle inclut tout, elle livre tout, elle est la source et le sommet.

Chaque dimanche, conférence à 16h30, adoration à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30.

Rediffusions en direct à 16h30 sur KTO télévision et France Culture ; en différé à 19h45 sur Radio Notre Dame et à 21h sur RCF.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2019 : “Allons-nous quelque part ?”

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