Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Le bonheur pour tous les hommes ?”
Le dimanche 7 mars 2004, le Métropolite Emmanuel, évêque des orthodoxes pour la France, Exarque de Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique, a donné la deuxième conférence du cycle “Qui nous fera voir le bonheur ?”.
« Heureux les doux : ils obtiendront la terre promise ! »
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions des Presses de la Renaissance.
Le bonheur humain entre la religion et l’idéologie
Le bonheur humain récapitule la mission de l’homme dans le monde, tout en constituant le grand défi pour les choix que celui-ci fait dans sa vie naturelle de courte durée. Pour chaque humain en particulier, ces choix déterminent, dans une mesure plus ou moins grande, le contenu de ce défi. Cependant les choix de chacun n’ont jamais été inconditionnels, étant toujours plus ou moins influencés par les présupposés spirituels, politiques et sociaux ou par les conditions de son environnement social, au sens strict et large. Nul n’a jamais existé seul dans le monde, puisque, selon les paroles de la Sainte Écriture, « il n’est pas bon pour l’homme d’être seul » [1]. Nul n’a donc jamais donné de réponse individuelle inconditionnelle au défi de son bonheur personnel.
Certes, comme dirait Aristote, dès sa venue à la vie, l’homme est « un animal social par nature » et il perçoit son bonheur dans un rapport incontournable de dépendance ou de solidarité à son milieu social. D’ailleurs, chaque humain prend conscience de son existence personnelle à travers la vue de « l’autre » dans son milieu social, quel qu’il soit. Dès lors, l’idée de « l’autre » agit comme un facteur déterminant tant pour dépasser les limites de l’individualité de son existence que pour cerner le contenu de son bonheur personnel.
Ainsi, la poursuite du bonheur personnel constitue pour l’homme un droit individuel fondamental qui est cependant commun à tous les humains. Dès lors, la question ne saurait être dissociée de l’interdépendance naturelle entre la perspective individuelle et sociale du bonheur. Il semble donc évident que l’intuition du bonheur a été vécue comme un bien individuel et social, avant même l’établissement des théories afférentes, religieuses, philosophiques ou sociales ; comme une réalité empirique qui a opéré suivant les principes de la loi naturelle, innés chez l’homme, et qui a été plus clairement exprimée dans les collectivités ethniques ou religieuses.
Ces groupements sont progressivement devenus des sociétés évoluées requérant des présupposés théoriques et institutionnels, suffisants en soi, pour concilier le bonheur individuel et collectif. Depuis l’antiquité grecque jusqu’aux temps modernes, tous les systèmes religieux, philosophiques et idéologiques ont systématiquement façonné cette dialectique avec cependant des principes axés différemment. L’élément dominant de cette dialectique n’a pas cessé d’être la conscience commune, selon laquelle il fallait référer l’existence et le bonheur de l’homme à Dieu, au prochain et au monde, bien que cette idée soit diversement interprétée par chaque système particulier.
Dans ce contexte on comprend que, de tout temps, la religion avance une proposition théocentrique voire théocratique. Autrement dit, la nécessité pour l’homme de se référer à Dieu détermine aussi bien l’existence que l’idée du bonheur humain dans la vie présente voire future. En revanche, les systèmes philosophiques et idéologiques font en règle générale une proposition anthropocentrique : c’est l’homme qui détermine sa référence à Dieu et au monde de façon positive ou antithétique. Ces propositions différemment axées produisent dans la société des modèles correspondants d’homme ; par exemple, le modèle « de l’homme chrétien » dans la religion chrétienne ou le modèle « de l’homme autonome » dans la philosophie et l’idéologie des temps modernes. Ces deux types d’hommes perçoivent différemment tant l’idée du bonheur que les moyens pour y accéder.
Évidemment, alors que le droit au bonheur est commun à tous les humains, sa poursuite et son contenu sont dictés par les présupposés religieux, philosophiques et sociaux de chaque homme ou de chaque groupe humain. En dernière analyse, le débat idéologique s’exprime comme controverse entre anthropologies qui imprègnent non seulement les structures ou le fonctionnement des sociétés, mais aussi la conception de vie de leurs membres. Le « chrétien » a une conception de vie différente de celle d’un homme « émancipé » ou d’un « communiste », surtout en ce qui concerne le bonheur. Voltaire, par exemple, rejetait la proposition chrétienne, à savoir que l’homme est l’image de Dieu sur terre (Homo alter Deus), pour exposer sa proposition philosophique sur « l’homme autonome », à savoir que Dieu est l’image de l’homme au ciel (Deus alter Homo). Cette inversion schématique exprimait deux anthropologies différentes qui, dans les sociétés modernes, discutent de façon positive voire antithétique et qui produisent des effets positifs ou négatifs dans la vie des individus et des peuples.
En effet, la controverse, qui a opposé la religion aux idéologies ou les idéologies entre elles, a perdu de son dynamisme voire de sa crédibilité dans la société, surtout après l’écroulement des régimes communistes totalitaires. Dès lors, l’idée d’un dialogue serein et constructif de religions et de cultures a surgi comme une nécessité absolue pour permettre aux hommes et aux peuples de coexister pacifiquement dans une société de plus en plus multiculturelle. La religion, qui a si bien maintenu ses liens spirituels avec la société, se trouve marginalisée dans la vie publique des peuples. Cela se passe cependant à la dérobée à cause des préjugés ou des blocages idéologiques qui entretiennent la méfiance du passé sur le rôle que la religion a joué dans la vie des peuples. D’ailleurs, la religion a ses propres blocages à cause des péripéties du passé. Dans la nouvelle réalité du monde, elle fait preuve d’introversion et de méfiante face aux défis modernes dont la globalisation constitue le point culminant.
La globalisation et la parole de la religion
Certes, la religion n’a pas de raisons sérieuses, d’ordre théorique ou pratique, de réagir à l’idée de globalisation. En effet, d’une part, la globalisation est une perspective innée surtout dans les grandes religions, qu’elles soient monothéistes ou non ; d’autre part, les religions s’intègrent dans un contexte plus large, celui de leur enseignement portant sur leur mission spécifique dans le monde. Cela détermine leur rapport non seulement aux schémas politiques de chaque époque, mais aussi aux autres religions. Dans leurs rapports avec divers schémas politiques de chaque époque, les religions ont évidemment procédé de façon positive ou antithétique suivant le degré de reconnaissance de leur rôle spirituel autonome au sein de la société. Parfois bénéfique, parfois hostile à la mission des religions, ce rapport a habituellement alimenté des confusions nationalistes extrêmes voire des manifestations nocives de fanatisme religieux ayant des conséquences fâcheuses pour la vie des peuples, surtout aux temps modernes.
Il semble donc clair que les religions sont sorties plus mûres des expériences douloureuses issues de la controverse qui les opposa au modernisme sécularisé et à l’idéologie athée des temps modernes. Dès lors, elles envisagent avec un scepticisme plus ou moins prononcé le défi actuel de la globalisation. Cette attitude pourrait être attribuée au fait qu’elles sont peu informées sur les promoteurs ou les buts ultimes de cette proposition, mais aussi sur le rôle que celle-ci réserve à la religion dans son plan stratégique. Des analystes sérieux, dans les nombreux ouvrages existant en la matière, attribuent aux promoteurs de cette idée une marque confessionnelle précise, associée aux courants extrêmes de la tradition réformée. En outre, ils soulignent le caractère niveleur des objectifs économiques du monde occidental qui présupposent ou qui impliquent l’affaiblissement progressif des traditions nationales et religieuses. Cependant, au premier rang des réactions sociales, spontanées voire aiguillonnées, contre la globalisation se tiennent habituellement les représentants de systèmes idéologiques qui mettent en relief une perspective internationaliste dans l’organisation de la société et qui sont défavorables au rôle que la nation ou la religion peut jouer dans la vie des peuples.
Dans ce sens, le scepticisme des religions face au défi de la globalisation est compréhensible ou, du moins, justifié. En effet, l’analyse du phénomène indique que la globalisation a pour dessein d’affaiblir non seulement l’antagonisme religieux, mais aussi les relations historiques spirituelles des religions avec les nations. Ainsi, indépendamment de leur disposition positive à l’idée de globalisation, les religions ne peuvent ignorer les visées éventuelles de cette proposition. Dès lors, elles observent une attitude critique et exigent d’avoir une réponse claire à des questions cruciales.
Premièrement, si la globalisation vise à soumettre les traditions nationales, religieuses et culturelles à un système politique, économique, culturel et social univalent et monotone – exprimant l’idéologie des États-Unis d’Amérique ou du monde occidental, au sens large – et dont le principal objectif est d’imposer les intérêts ou les valeurs économiques aux valeurs religieuses, spirituelles ou sociales – constituant le patrimoine culturel des peuples – alors cette proposition ne peut pas être acceptée par les religions et se heurtera à une forte réaction au sein de la société.
Deuxièmement, si la globalisation cherche à mettre en relief l’unité du genre humain et de l’écosystème dans leur interdépendance naturelle, avec comme objectif principal de faire progresser le dialogue constructif entre les religions et les cultures en vue de protéger plus efficacement la paix, la justice sociale et les droits de l’homme dans les relations entre les hommes et les peuples, d’une part, de faire participer équitablement les hommes et les peuples aux biens de la création divine et de la civilisation moderne, d’autre part, alors cette proposition sera amplement acceptée par les religions et sera systématiquement soutenue dans les sociétés aujourd’hui hésitantes.
Si donc – comme plusieurs analystes l’affirment – la globalisation est réellement un processus méthodique qui ne cesse de se développer dans le temps, de se propager dans l’espace et dont l’évolution est irréversible, l’inquiétude croissante des peuples et des citoyens est justifiée. Or, les principes sécularisés du modernisme et de l’idéologie proclamaient la nécessité d’affaiblir, voire de neutraliser les grandes religions traditionnelles. Le fait que ces principes inspirent le processus confirme la menace latente qui pèse sur les traditions nationales, religieuses et culturelles des peuples. Le fait d’avancer hypocritement la seconde hypothèse (admissible), pour promouvoir plus facilement la première hypothèse (inadmissible), pour expliquer les objectifs ultimes éventuels de la globalisation, ne parvient pas à convaincre les analystes spécialisés. En effet, les faits ne démentent pas l’idée fondamentale contenue dans l’hypothèse curieuse de Samuel Huntington (1996) sur un processus conflictuel opposant l’Occident chrétien aux « autres ». Si ce sont là les objectifs de la globalisation, celle-ci porte faussement son titre. En effet, l’anéantissement des traditions nationales, religieuses et culturelles accélérera la prédominance d’un individualisme extrême qui aura des conséquences imprévisibles pour l’avenir de l’humanité.
Il semble évident que les religions perçoivent intuitivement ou flairent la menace qui plane. Elles expriment par tout moyen approprié leur grande préoccupation, voire leur opposition à l’idée de globalisation, comme leurs délégués en témoignent au sein des dialogues interreligieux. Elles partagent la conviction que le fait d’imposer brutalement les objectifs économiques de la globalisation, sans respecter les valeurs morales établies, mènera finalement à un « conflit de cultures » non déclaré. On assistera alors à des manifestations extrêmes de fanatisme religieux et d’intolérance, susceptibles de couver aussi des phénomènes nocifs de terrorisme organisé dans les relations internationales. Par conséquent, la parole de la religion acquiert désormais un nouveau contenu dans le contexte d’une dialectique sociale élargie, visant à redéfinir les buts et les méthodes de la globalisation, en respectant les traditions nationales, religieuses et culturelles, d’une part, en distribuant équitablement la richesse entre les pays nantis et pauvres de la planète, d’autre part.
La proposition orthodoxe sur le bonheur de l’homme
Choisir de cerner la question en citant une Béatitude tirée du Sermon sur la montagne opère, en même temps, comme une proposition illustrant une approche orthodoxe de la globalisation. Cela, d’autant plus que Samuel Huntington place l’Église orthodoxe parmi les « autres » à qui l’Occident et la chrétienté occidentale s’opposeront au cours du prétendu « conflit des cultures ». Il y a manifestement confusion entre carte géographique et carte religieuse du monde. En effet, l’Église orthodoxe – comme d’ailleurs les autres Églises chrétiennes – connaît désormais un développement mondial. En outre, indépendamment des différences confessionnelles existantes, elle est reconnue comme exprimant de façon crédible la pérennité de la tradition apostolique. Dans ce sens, à l’instar des autres Églises chrétiennes, l’Église orthodoxe examine la proposition de globalisation dans le contexte de la tradition biblique concernant l’unité du genre humain et de la création tout entière, d’une part, de son enseignement relatif au rapport général entre l’Église et le monde, d’autre part.
Il semble évident que ces deux principes fondamentaux de la foi chrétienne incitent à aborder positivement l’idée de globalisation. En effet, la perspective œcuménique de la prédication évangélique a été proclamée par le Fondateur de l’Église et certifiée par l’histoire, deux fois millénaire, de celle-ci. Par conséquent, l’idée de globalisation n’est pas soumise en soi en une évaluation théologique, puisqu’elle ne s’oppose pas à la perspective œcuménique de la mission de l’Église. L’Église examine cependant cette proposition quant aux objectifs posés et quant aux moyens mis en œuvre pour réaliser la globalisation. En revanche, au cours de son parcours historique séculaire, l’Église orthodoxe a créé une relation spirituelle spécifique avec les peuples orthodoxes et leur patrimoine culturel. En conséquence, alors qu’elle a officiellement condamné le racisme (phylétisme) et le nationalisme comme des déviations hérétiques [2], elle tient pour suspecte toute contestation systématique des traditions nationales, religieuses et culturelles de ces peuples. De même, elle se méfie chaque fois que l’on met systématiquement en doute le rôle spirituel indépendant que la religion est appelée à jouer dans la société.
En effet, conformément à l’Écriture et suivant la tradition orthodoxe, la nation est affirmée et, en même temps, dépassée dans le plan de la divine économie en Christ. Dans ce sens, saint Paul, l’apôtre des nations, souligne l’unité du genre humain dans son discours devant l’Aréopage d’Athènes : « Le Dieu qui a créé l’univers et tout ce qui s’y trouve (…) À partir d’un seul homme il a créé tous les peuples pour habiter toute la surface de la terre, il a défini des temps fixes et tracé les limites de l’habitat des hommes » [3]. La séparation des nations est abolie en Christ grâce à la mission spirituelle de l’Église car, comme saint Paul le souligne, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » [4]. De même, saint Grégoire le Théologien proclame la conscience de l’Église sur l’unité naturelle et spirituelle du genre humain, en signalant : « Chez nous (= les chrétiens) il existe une seule humanité, la race tout entière » [5]. Par conséquent, pour surmonter les divisions nationales ou religieuses, de même que toutes les séparations du monde, il ne faut pas avoir des programmes économiques inéquitables, voire hypocrites qui aggravent les divisions du monde. Il faut user des moyens spirituels et d’un dialogue sincère qui expliquent aussi les liens spirituels indéfectibles attachant la religion à l’homme et à la société.
Certes, les ecclésiastiques n’ont pas toujours été à la hauteur de leur tâche spirituelle. Dans de nombreux cas, le pouvoir surtout politique s’en est servi à des fins nationalistes et autres, étrangères à la mission spirituelle de ceux-ci. Ces visées ont aggravé les divisions du monde en y ajoutant des manifestations nocives de fanatisme religieux. Cependant, ces ecclésiastiques sont jugés pour leurs actes par la conscience religieuse diachronique qui met en relief la mission spirituelle et pacifique de l’Église. Le Christ y est qualifié de « seigneur de la paix », son enseignement « d’Évangile de la paix » [6], son Église de « vue de la paix » [7], les membres de l’Église « de race pacifique » [8], et de « soldats pacifiques » [9], conformément au modèle et à l’exhortation du Christ aux apôtres : « Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu » [10].
La vision de la paix a donc inspiré la vie de l’Église et des fidèles. C’est pour cela saint Basile le Grand affirme : « Aussi ne puis-je me persuader que, sans la charité mutuelle et sans que je fasse mon possible pour vivre en paix avec tous, je puisse être appelé un digne serviteur de Jésus Christ » [11]. Cette affirmation est le devoir spirituel que partagent tous les croyants et qui ne se limite pas aux chrétiens, puisque le Christ « est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches » [12] et qu’il a exhorté ses disciples : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » [13]. En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître dans la société sécularisée d’aujourd’hui, l’expérience personnelle de la paix du Christ est constamment nourrie par l’amour envers tout le monde, envers ceux qui sont loin et ceux qui sont proches et elle inspire la certitude de l’esprit pacifique. Dès lors, saint Basile souligne : « Rien n’est autant le propre du chrétien que de travailler à la paix » [14]. Dans ce sens, loin d’être une manifestation de faiblesse comme on pense habituellement, la sérénité des croyants démontre une force invincible comme en témoignent les persécutions subies aux premiers siècles et la pression de la propagande athée exercée par les régimes communistes totalitaires au siècle passé.
Par conséquent, les paroles du Christ, « heureux les doux : ils auront la terre en partage » [15], dans le contexte des Béatitudes du Sermon sur la montagne (Mt 5, 3-12), constituent la proposition chrétienne non seulement aux croyants, mais aussi aux initiateurs de l’idée de globalisation. Cet esprit fait défaut aux promoteurs de la vision chimérique que serait la globalisation avec des critères purement économiques. Le monde y est envisagé comme un objet d’exploitation abusive et non pas comme un sujet de droits imprescriptibles concernant le genre humain tout entier et l’écosystème. Cette vision suggère un monde sans religion, une religion sans Dieu, une société sans foi, ignorant totalement le besoin de référer son existence à Dieu et au monde. Faire renouer cette idée avec le contenu authentique du message chrétien sur le rapport de l’homme à Dieu et au monde – message qui souligne le caractère sacré de la personne humaine et de la création –, lui fera gagner non seulement la perspective d’une vraie vision, mais aussi sa crédibilité dans la société.
Les « doux » de la Béatitude sont les hommes de foi pour qui le contenu des Béatitudes du Seigneur est une expérience spirituelle personnelle et qui, grâce à leur modèle, inspirent la société tout entière. Les « doux » de la Béatitude ne sont pas de membres de la société passifs et inefficaces, indifférents ou insensibles au mépris de la liberté, de la paix, de la justice, de la fraternité et de solidarité qui entache les relations entre les hommes et les peuples. En revanche, forts de la certitude que procure la foi, cette mystagogie dont ils font l’expérience dans la vie de l’Église, ils luttent pour ces biens. Ce sont « ceux qui ont faim et soif de la justice », « les miséricordieux », « les cœurs purs », « ceux qui font œuvre de paix », « ceux qui sont persécutés pour la justice », « ceux que l’on insulte, que l’on persécute » à cause de leur foi, comme soulignent les Béatitudes du Seigneur [16]. Tout en étant les membres d’une religion interdite et illicite, les chrétiens « doux » des premiers siècles ont résisté, grâce aux principes fondamentaux de leur foi, aux cruelles persécutions et au pouvoir mondial de l’empire romain. Ils ont réussi à asseoir leur présence dans l’empire et dans le monde environnant. Ils avaient conscience d’être l’âme du corps de l’empire, bien qu’ils fussent une minorité persécutée. Prêts à témoigner de la foi jusqu’au sacrifice de soi, ils sont devenus un modèle sublime pour tous les chrétiens dans chaque lieu et à chaque époque.
Les grandes religions traditionnelles partagent, dans une mesure plus ou moins grande, ces principes de la foi, même si elles interprètent différemment le rapport entre foi et action. Dans ce sens, les initiatives contemporaines, destinées à promouvoir l’idée des dialogues interreligieux, constituent un facteur important pour présenter ensemble les principes fondamentaux de la foi relatifs à Dieu, à l’homme et au monde ; cela, à une époque où les valeurs morales constituant le patrimoine culturel des peuples traversent une crise générale. Le respect partagé vis-à-vis des particularités des diverses traditions religieuses exclut toute idée de syncrétisme religieux. Cela n’empêche pas d’engager le dialogue en vue d’une coopération interreligieuse constructive face aux problèmes communs qui risquent de s’aggraver à l’ère de la globalisation.
Dans ce sens, la IIIe conférence panorthodoxe préconciliaire (1986) a lancé un appel aux Églises orthodoxes locales de « contribuer à la collaboration interreligieuse et, par ce biais, à la suppression du fanatisme de toutes parts ; par-là elles œuvreront en faveur de la réconciliation des peuples et du triomphe des biens que constituent la liberté et la paix dans le monde, au service de l’homme contemporain, indépendamment des races et des religions ». En effet, les dialogues interreligieux de l’orthodoxie avec le judaïsme et l’islam confirment qu’il y a de la marge pour une coopération interreligieuse sincère, destinée à enrayer les confusions douloureuses du passé et à faire face ensemble aux actuels problèmes pressants auxquels l’homme et le monde sont confrontés. Il existe une responsabilité partagée incombant aux religions et dont celles-ci prennent progressivement conscience. Cette responsabilité ouvre des perspectives optimistes pour défendre ensemble aussi bien la paix, la justice sociale et les droits humanitaires – principes qui doivent régir les relations entre hommes et entre peuples – que l’intégrité de l’écosystème.
Dans cet esprit, la Déclaration de la IIIe conférence panorthodoxe préconciliaire (1986) met en évidence le contenu spirituel profond des principes chrétiens et la tâche impérative d’adapter ceux-ci aux besoins impérieux de l’homme contemporain. Elle a donc harmonisé le message évangélique avec l’expérience vécue des fidèles, dans la conclusion de ce document inspiré, que voici :
Nous chrétiens orthodoxes, ayant accès au sens du salut, devons lutter pour alléger la maladie, le malheur et l’angoisse. Ayant accès à l’expérience de la paix, nous ne pouvons pas rester indifférents, face à son absence dans la société actuelle. Étant les bénéficiaires de la justice de Dieu, nous luttons pour une justice plus complète dans le monde et pour la disparition de toute oppression. Faisant l’expérience chaque jour de la clémence divine, nous luttons contre tout fanatisme et toute intolérance entre les hommes et les peuples. Proclamant continuellement l’incarnation de Dieu et la divinisation de l’homme, nous défendons les droits de l’homme pour tous les hommes et tous les peuples. Vivant le don divin de la liberté grâce à l’œuvre rédemptrice du Christ, nous pouvons annoncer de manière plus complète sa valeur universelle pour tout homme et tout peuple. Nourris du Corps et du Sang du Seigneur dans la divine Eucharistie, vivant le besoin de partager les dons de Dieu avec nos frères, nous comprenons mieux la faim et la privation et luttons pour leur abolition. Attendant une terre et des cieux nouveaux, où règnera la justice absolue, nous combattons hic et nunc pour la renaissance et le renouveau de l’homme et de la société.
[1] Gen 2, 18.
[2] Grand Concile de Constantinople, 1872.
[3] Actes 17, 24-26.
[4] Ga 3, 28.
[5] Grégoire le Théologien, Discours 31, 15.
[6] Ep 6, 15.
[7] Origène, À Hiér. 9, 2.
[8] Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, 2, 2.
[9] Clément d’Alexandrie, Le Protreptique 11.
[10] Mt 5, 9.
[11] Basile, Lettre aux évêques du bord de la mer, 203, 3.
[12] Ep 2, 17.
[13] Mt 5, 44.
[14] Basile, Lettre à Cyriacos de Tarse, 114.
[15] Mt 5, 4.
[16] Mt 5, 3-12.