Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Le bonheur à quel prix ?”
Le dimanche 21 mars 2004, le Cardinal Erdö, archevêque de Budapest, a donné la quatrième conférence du cycle “Qui nous fera voir le bonheur ?”.
« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice : ils seront rassasiés ! Heureux les miséricordieux : ils obtiendront miséricorde ! »
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions des Presses de la Renaissance.
Les assoiffés de justice et les miséricordieux.
Chers frères et sœurs,
Lorsque les chrétiens d’aujourd’hui proclament les paroles du Seigneur sur les affamés et assoiffés de justice et sur les miséricordieux qui sont appelés “bienheureux”, tout le monde, tout homme de bonne volonté, sent l’actualité de ces béatitudes.
En premier lieu, il nous faut parler de la justice : de la condition de la justice dans le monde actuel, des tentations et des épreuves qu’elle subit et qu’elle suscite, mais aussi des espoirs qu’elle éveille, et surtout de la réponse donnée par Notre-Seigneur à ces problèmes à travers l’Écriture sainte et la tradition vivante de l’Eglise.
En second lieu, il nous faut parler de la miséricorde qui est indispensable dans le monde entier et tout particulièrement dans les pays ex-communistes de l’Europe centrale et orientale. C’est seulement dans le contexte de la miséricorde divine que nous pouvons chercher la réponse chrétienne à notre passé et aux situations actuelles de notre société.
Déjà, à un premier regard, justice et miséricorde paraissent en contradiction. La Parole de Dieu, elle-même, semble y insister : « Le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde ; mais la miséricorde se rit du jugement » [1]. Du point de vue de la recherche du bonheur, qui est le nôtre dans ces conférences, la justice est aisément reconnue, là encore à première vue, comme une condition de possibilité du bonheur, tandis que la miséricorde a l’aspect d’un dépassement de tout équilibre, de toute recherche de la paix. Remarquons, en ouverture de notre réflexion, que c’est l’aspiration profonde vers la justice que le Seigneur déclare béatifiante ainsi que l’exercice de la miséricorde : « Heureux les affamés et les assoiffés de justice, heureux les miséricordieux ! ».
Les affamés et assoiffés de justice sont ceux qui ont une vision concernant l’ordre juste des choses, celui qui devrait caractériser les relations entre les nations du monde, dans chaque société, mais aussi dans les communautés plus petites, plus proches de notre vie quotidienne.
L’idée même de la justice suppose une certaine idée de l’homme, une vision de ce qui est nécessaire à l’être humain dans sa condition concrète. Or, cette vision du bien de l’homme est devenue elle-même incertaine : est-ce surtout d’argent dont nous avons besoin, de biens commerciaux ? Ou avons-nous besoin aussi – plutôt, peut-être – d’air pur, d’eau potable, d’une atmosphère moins contaminée, et encore de silence, d’amitié, de l’intimité de la famille pour notre éducation, etc. ?
Jésus-Christ a voulu renoncer à la richesse terrestre, il est né dans une condition de pauvreté et de dépendance à l’égard des grands pouvoirs politiques du monde, il est né fils d’une nation, d’un peuple sans souveraineté, subordonné à l’Empire romain. Mais Jésus est né, cependant, dans une famille ; le Dieu incarné n’a pas voulu en se dépouillant, en se faisant pauvre de riche qu’il était, renoncer pour autant à l’éducation dans une famille. Il y a là un indicateur de l’anthropologie de Dieu.
Chercher la justice signifie donc avant tout chercher la vérité sur l’homme. Pour les chrétiens, c’est dans la personne de Jésus Christ que Dieu nous a communiqué sa parole définitive sur l’homme. C’est à la source de la Révélation divine que la vérité de l’anthropologie peut être trouvée dans sa clarté.
Seulement, les chrétiens d’aujourd’hui, ici en France comme chez nous en Hongrie et dans presque toute l’Europe, vivent la condition d’une minorité porteuse d’une connaissance qui est celle de quelques-uns et leur vision du monde semble donc être, comme d’autres, marqués du sceau de la particularité. Cela veut dire que nous devons chercher avec passion la réponse de l’Evangile et de la foi de l’Eglise sur ce qui est juste dans une situation déterminée, mais aussi que nous devons faire valoir notre conviction au sein de la société.
Comment est-il possible d’influencer les grandes décisions de Etats et des sociétés lorsqu’on est en minorité ? L’Eglise et les chrétiens en général ne peuvent se servir sans limites et sans réserves de la méthode utilisée par les différents groupes politiques ou d’intérêt économique pour exercer une pression sur les décisions concernant la vie sociale. D’un côté, les chrétiens ont à leur disposition le chemin – ou si vous préférez la méthode – du témoignage prophétique. De l’autre, la foi chrétienne elle-même nous enseigne que Dieu est Créateur et Sauveur, Rédempteur de l’homme, de chaque être humain, en-deçà de toute différence liée à des croyances ou des opinions. C’est donc qu’il existe quelque chose d’objectif, commun à toutes les femmes et à tous les hommes du monde entier ; on l’a appelé traditionnellement la “nature humaine”. Et Jésus Christ a invité tous les hommes au Salut et les a tous conviés au banquet nuptial dans la Maison du Père. Les implications de ce fait pour notre réflexion sur la justice et la miséricorde, conditions du bonheur, le pape Jean-Paul II les avait clairement en tête lorsque, dans sa première encyclique, au seuil de son pontificat, il orientait notre regard vers « le Christ, Rédempteur de l’homme, le Christ, Rédempteur du monde » [2] et qu’il précisait le fondement de ces titres : « En Lui s’est révélée, d’une manière nouvelle et plus admirable, la vérité fondamentale sur la création... Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. » [3].
Si nous avons cette réalité fondamentale, objective, en commun avec tous les hommes, alors nous pouvons et nous devons espérer qu’il est possible, aujourd’hui aussi, de trouver un consensus dans la société en ce qui concerne les biens les plus importants pour l’homme et les règles indispensables pour la vie collective. Et nous devons conserver, garder, transmettre cet optimisme chrétien, cet espoir, malgré les signes, parfois menaçants, des temps que nous vivons.
En effet, il semble, de bien des manières, que le sens de la dignité de toutes les personnes et de tous les peuples a diminué et qu’il y a des distinctions ou des discriminations dans le monde selon la nationalité, l’âge, la condition sociale, etc. Certes, il existe beaucoup de possibilités nouvelles pour guérir des maladies en utilisant les résultats les plus récents de la recherche scientifique, etc. Mais les méthodes de communication les plus modernes, les médicaments les plus efficaces coûtent souvent très cher, trop cher pour la majorité, pour les habitants du Tiers Monde, trop cher pour les systèmes d’assurance sociale. De même, semble-t-il, le développement scientifique et technologique, en élevant le niveau des possibilités, commence à rendre de plus en plus difficile la juste distribution des biens et la répartition des chances dans la société.
Dans les pays naguère communistes, un système de régulation de toute l’activité de la société au nom de la justice s’est montré inefficace, voire destructeur. Quant aux tentatives du monde occidental pour résoudre ce problème de la nécessité de la justice dans la société, malgré tout le développement des sciences et des techniques, elles semblent actuellement déboucher vers une bureaucratie pas toujours transparente !
Les Béatitudes enseignées par Jésus-Christ se placent, elles, dans un contexte eschatologique. La pleine justice ne se réalise jamais sur la terre ; c’est seulement dans la perspective de la vie éternelle que la justice divine se manifeste avec sa splendeur parfaite.
La parabole de Jésus – le bon grain et l’ivraie – projette une lumière sur cette tension dans l’histoire. Les disciples se scandalisent de voir que le Mal résiste à la prédication de Jésus ; ils sont tentés par l’impatience : “Jusques à quand, Seigneur ?”. Alors, Jésus les invite – et il nous invite, nous aussi – à ne pas perdre courage. Certes, Satan est à l’œuvre, continuant de répandre les germes du Mal, jusque dans notre propre cœur. Mais Dieu est plus fort, il peut attendre jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la fin de l’histoire de l’humanité.
Comment devons-nous, comment pouvons-nous imiter Dieu, sa sainteté, sa patience, sa tolérance ? Il est immortel, éternel, invincible, invulnérable dans sa divinité. Mais nous qui ne sommes que de simples mortels, comment pouvons-nous tolérer toutes les injustices, tous les mensonges, tout le mal ? N’est-ce pas trop dangereux pour nous, pour l’Eglise, pour la société, pour les plus faibles, pour les innocents qui ont besoin de défense, de protection ?
La réponse à ces questions est au moins triple.
- Premièrement : nous ne devons pas tolérer nos propres péchés. Chacun peut et doit commencer dès maintenant à faire le tri dans son cœur. L’appel de Jésus à la conversion est un appel à l’action immédiate. Le grand problème humain, avant d’être un problème de société, se joue dans l’intériorité de chaque homme.
- Deuxièmement : dans la société le mal ne doit pas être toléré sans limites. Aussi la communauté humaine a-t-elle besoin de lois qui indiquent à tous le bien commun pour qu’il soit possible de vivre déjà, dans ce monde menacé par notre égoïsme et par nos péchés. Il ne faut pas supprimer le Code pénal pour obéir à Jésus ! Saint Paul, dans sa Lettre aux Romains (13, 1-7), a justifié l’autorité du pouvoir séculier qui doit assurer l’ordre public. Et l’Eglise nous invite toujours à nous engager pour la justice et la paix, pour la construction de l’ordre temporel selon l’Evangile. La conversion des coeurs et des esprits se traduit dans des lois pour que tous soient enseignés sur ce qui est bon et aussi pour que tous soient fortifiés dans les efforts qu’exige l’édification du bien commun Mais, dans la société, les justes et les méchants ne forment pas des groupes qui peuvent facilement s’identifier. La patience et la tolérance nous obligent à regarder tous les êtres humains comme nos frères et nos sœurs ; cependant, l’égoïsme et toutes les attitudes injustes et mauvaises doivent être corrigées, avec un engagement confiant et ferme.
- Troisièmement : dans la vie des chrétiens, il existe des situations extraordinaires de témoignages courageux. Il est des moments où nous pouvons renoncer à la défense de nos intérêts personnels et tolérer l’injustice à l’égard de notre propre personne. Car nous sommes, nous aussi, immortels, “créés à l’image et à la ressemblance de Dieu”, et le salut éternel est une réalité pour nous. En ce sens, nous aussi, à la suite du Christ, nous avons le temps pour attendre jusqu’au jour de la Moisson.
En conséquence, nous ne sommes pas dispensés de devoir faire tous nos efforts pour bâtir un monde plus juste et plus fraternel déjà sur la terre. Comment les chrétiens peuvent-ils contribuer à la promotion de la justice dans la société ?
Le concile Vatican II, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes nous enseigne sur l’exercice de cette responsabilité. La doctrine sociale de l’Eglise, et spécialement les grandes encycliques du pape Jean Paul II appliquent le message chrétien à la situation de notre époque. Une caractéristique du moment actuel semble être la reconnaissance de l’importance extraordinaire de l’activité personnelle de chacun. Les actes directs de solidarité et de fraternité chrétiennes ont une signification tout à fait spéciale par rapport aux formes institutionnelles de l’assistance sociale, organisées au plus haut niveau ; celles-ci sont très importantes, certes, mais elles sont encombrées parfois par les contraintes de l’organisation sociale et les calculs politiques. Là où l’Etat collectiviste a montré ses limites cruelles, il ne faut pas rêver que l’Etat libéral fasse mieux. Nous devons, chacun, nous demander par exemple : quand avons-nous visité pour la dernière fois notre grand’ mère ou les malades de notre famille ?
Renforcer la justice déjà sur la terre est nécessaire pour conserver et consolider la paix. C’est à la base de l’Ecriture sainte et de ce que Saint Augustin nous enseigne. En effet, la paix est œuvre de la justice, conséquence de la justice. Comment serait-il possible de promouvoir la cause de la paix si ce n’est en renforçant la justice dans le monde ?
Le second thème de notre considération est la miséricorde.
Dans ce contexte, les fidèles – et les peuples en général – de l’Europe Centrale et Orientale ont une expérience spéciale à partager avec les chrétiens d’Occident. L’encyclique Dives in misericordia de Jean Paul II offre de la façon la plus impressionnante cette richesse spirituelle présente déjà, d’une certaine manière, dans les œuvres des grands personnages de la littérature russe comme Berdiaeff et Dostoïevski.
En effet, l’histoire et la vie de chaque jour de ces peuples montrent des situations qui contiennent tant d’injustices, tant de cruautés qu’on ne peut espérer dans la société le rétablissement total de la justice. L’extermination des peuples, la collectivisation complète de tous les biens d’une société entière, comment les compenser ? Il ne reste, même au niveau de la société entière, pas d’autre mode de normalisation et de réconciliation que la miséricorde.
Sous le régime communiste toute une génération s’écartait de la foi et se pressait en foule derrière les drapeaux des défilés pour s’assurer une réussite dans la vie. Après le changement de régime, en revanche, on pouvait constater un grand tumulte “sur la route de Damas” comme nous disions alors. Nous étions témoins de conversions spectaculaires. A-t-on le droit de l’oublier ? Ou bien ne sommes-nous pas obligés d’accepter que ces “convertis” soient, eux aussi, les enfants du Créateur qu’ils reniaient avant d’avoir, comme saint Paul, retrouvé la route de Damas ?
La Sainte Ecriture ne dit pas qu’un homme qui s’est montré mauvais une fois, reste toujours mauvais ; au contraire. On lit déjà chez Ezéchiel (18, 21-28) – et ce, avec une grande lucidité – que Dieu juge l’homme d’après ce qu’il devient. Autrement dit, le pécheur peut toujours se convertir tandis que l’homme juste peut devenir méchant. Ainsi on ne saurait partager les gens en blancs et en noirs, diviser par des lignes limpides le bon et le mauvais.
À mon avis, sur cette route de Damas à quoi ont pu ressembler les années passées en Europe Centrale et Orientale, il n’y a pas aujourd’hui autant de tumulte qu’aussitôt après le changement du régime. Car aujourd’hui, l’appartenance religieuse a moins d’importance dans le processus de légitimation historico-politique. Ce fait, on peut le constater en regardant les statistiques de l’instruction religieuse : immédiatement après le changement de régime, on a enregistré un essor considérable qui, après un certain temps, a diminué et qui maintenant est stabilisé. Les parents qui avaient laissé instruire leurs enfants par une considération purement tactique, se sont très vite aperçus qu’ils pouvaient renoncer à cette pratique, sans peur et sans conséquence. Mais ceux qui étaient et sont convaincus de la valeur de la catéchèse, y demeurent fidèles. Le temps fait son œuvre de tri.
Quant à la deuxième partie de la question qui concerne l’oubli, elle contient un dilemme : l’excuse ou le pardon. Nous pourrions évoquer ici le Sacrement de Pénitence sans lequel la conversion sur ce point reste toujours partielle ; mais la question posée ne se réfère pas seulement aux dimensions théologiques et sacramentelles. Aussi faut-il parler du thème de l’“excuse” qu’on utilise souvent, cependant pas toujours au sens correct.
En effet, dans bien des cas, l’excuse et le pardon ne jouent pas entre des individus seulement, mais aussi entre des groupes et des communautés. Le problème de l’excuse, dans toute sa dimension, est résumé dans la prière, mieux la demande de pardon du pape Jean Paul II à l’occasion du premier dimanche du Carême de l’an 2000, le 12 mars : “Nous pardonnons et nous demandons pardon”, ainsi que dans le document de la Commission Théologique Internationale sur le pardon du péché, ou plus exactement “Mémoire et réconciliation”, publié à cette même époque.
Tout d’abord il faut noter que, selon la foi catholique, le péché est l’acte personnel d’un individu humain. Nous savons aussi, selon une distinction classique en théologie, que cet acte se présente sous deux faces, l’une subjective, l’autre objective. La face objective consiste en l’acte même, la matérialité des faits qui se réalise par l’action humaine. La face subjective se réfère à la condition de l’homme qui agit : dans quelle mesure sa conscience était-elle présente, engagée dans l’action ? A quel degré sa liberté humaine participait-elle à cet acte ?
On a pu juger, – ce fut à la mode un certain temps –, que la théologie morale de l’Église catholique avait été trop influencée par la pensée juridique ; on peut le prétendre, si l’on veut mais la réalité historique oblige à être plus nuancé. Dans notre culture, le jugement sur l’acte humain s’exerçait dans le domaine du droit ; la jurisprudence du droit romain fut la première référence, ensuite le droit canon et, peu à peu, la discipline des pénitents. Ne l’oublions pas, l’apparition des Sommes pour les confesseurs ne date que du Moyen Age tardif. C’est le 4e concile du Latran qui prescrivit (canon 21) l’obligation pour tous les membres de l’Église de se confesser une fois par an ; cette obligation de la confession personnelle, dite confession auriculaire qui remonte à 1215 a fait proliférer l’édition de livres pour les confesseurs.
Cette activité portait la marque de deux ordres religieux alors tout jeunes : les franciscains et les dominicains ; ils avaient chacun leur propre tradition d’interprétation. C’est le temps où l’on découvre dans les livres des confesseurs la prépondérance des références au droit canon et même au droit romain, sans oublier les références à la théologie scolastique alors florissante. C’est là qu’on peut détecter le noyau de la théologie morale devenue à l’époque baroque une branche à part de la théologie. Compte tenu de ce développement, on ne dira plus que la théologie morale fut trop influencée par le droit, mais plutôt que celle-ci est le résultat d’une émancipation par rapport au droit.
En tout cas, grâce à ce développement, la distinction des éléments subjectifs et objectifs dans l’acte humain é été établie clairement. On ne trouve pas encore d’approche plus valable.
L’expérience des années passées, dans nos pays d’Europe centrale et orientale, a conduit à réfléchir les fondements de la moralité de l’acte humain. L’enseignement réitéré du pape Jean-Paul II, dans la suite du synode sur le sacrement de réconciliation, par exemple, ou dans l’encyclique Veritatis Splendor, est certes le rappel de l’enseignement du Magistère de l’Eglise, développé au long des siècles, mais ses arêtes essentielles apparaissent plus clairement sur l’arrière-fondde la conception du lien social qui a présidé aux décennies finalement redoutables, qui furent son expérience et la nôtre. Certaines convictions issue de la vie sacramentelle et pastorale y gagnent une force redoublée.
C’est seulement le péché personnel qui permet d’en porter la responsabilité.
La responsabilité morale n’est pas du tout d’ordre collectif. La moralité d’un acte humain se définit d’abord par ses éléments subjectifs, personnels.
On doit reconnaître que l’homme ne peut se charger que de son propre péché, ne peut faire pénitence que pour son propre passé ; et l’on comprend facilement qu’un confesseur renvoie sans absolution le pénitent qui ne parle que des péchés de son voisin et non des siens.
Mais le péché, outre l’élément subjectif, comporte aussi un élément objectif. L’opinion publique l’oublie souvent ; d’où la tendance à se disculper en disant : “Je ne réalisais pas que mon acte était mauvais”. Et dans ce cas, nous pouvons répondre que du point de vue de la responsabilité morale, il ne s’agit pas toujours d’un péché grave : l’acte commis est dû à l’ignorance ou au manque de liberté. Cependant, cet acte en lui-même, objectivement, peut être mauvais. Par exemple, aujourd’hui quand on est témoin de la progression de la délinquance juvénile, on est tenté de dire, même pour un assassinat, que le jeune ne comprenait le poids et la portée de son acte ; qu’il voulait seulement jouer ! N’empêche que la victime reste là, morte !
Oui, l’acte humain comporte aussi un élément objectif mesurable et qui peut avoir des conséquences néfastes. Ces conséquences existent indépendamment de l’intention de l’acteur et de la responsabilité morale de celui-ci. Il est utile que ce fait soit soumis à l’attention de l’opinion publique ; car la pensée postmoderne a tendance à comprendre et à justifier l’auteur de cet acte pour la seule raison qu’il estime que son acte est bon.
La société ne peut pas se permettre de se bâtir uniquement sur la vision toute subjective du bon et du mauvais. Pour vivre ensemble il faut avoir des règles objectives communautaires. En retour ces règles influencent l’individu et aussi la communauté entière ; et leurs effets peuvent survivre au cours de l’histoire. C’est en ce sens que le pape Jean Paul II parlait de l’influence présente d’actes objectivement fautifs commis jadis dans l’histoire des hommes. Par exemple, si le grand-père perd aux cartes toute la fortune de la famille, il ne reste rien aux petits-fils ! Plus profondément, ainsi se cristallisent dans l’histoire des hommes des structures de péché.
À regarder les choses ainsi, il devient impossible de porter un jugement moral sur le passé ! Et il y a bien des façons de parler du passé. Chaque époque historique a sa conception morale, sa vision des choses qui définit la moralité des actes humains. Voilà pourquoi il est difficile de porter un jugement sur la moralité des actes personnels commis dans le passé. Leurs effets objectifs, nous ne l’éprouvons que trop, peuvent demeurer dans l’histoire qui présente ainsi aux générations suivantes un héritage parfois bien lourd. Ce poids social du péché, l’Eglise, en raison de son être même et de sa mission , ne peut l’oublier, est « le fruit, l’accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels » [4].
Reste un autre point de vue qu’il faut évoquer ; il relève de la plus haute pensée de la théologie, à savoir que l’Église est l’Épouse du Christ.
En ce sens, sous cette lumière de la foi, tous les péchés des individus, membres de l’Église, portent atteinte au témoignage que l’Eglise doit à son Epoux. Il est possible que ces actes ne portent pas préjudice à un autre homme précisément, cependant ils blessent le caractère sacré de cette même Église. Il est impossible, bien sûr, d’en dresser un catalogue ; pourtant, la communauté en porte le poids souvent lourd ! C’est pourquoi l’Église dès l’Antiquité, cherchant à se définir, utilise volontiers l’expression : “à la fois sainte et pécheresse” [5]. Autrement dit, le témoignage de l’Église en tant que communauté n’est jamais parfait, ici-bas, sur la terre. Et ce point de vue, collectif, motive l’Église en tant que communauté à demander sans cesse pardon devant Dieu.
Déjà l’Ancien Testament parle du peuple élu comme l’épouse de Dieu [6]. Cette image symbolique avait ses conséquences aussi dans l’interprétation des péchés. Les transgressions, les infidélités n’étaient plus estimées d’abord comme des données individuelles, mais selon une dimension communautaire. C’est ainsi que le grand-prêtre au jour de l’Expiation demandait pardon pour tous les péchés du peuple.
L’Église est héritière de cette perspective communautaire toujours présente dans sa vie car elle est, en effet, le corps du Christ ressuscité. Cet aspect communautaire de la pénitence était mis en relief surtout dans les Eglises orientales, lors des célébrations liturgiques du carême. Les canons pénitentiels de saint André de Crête remontent à une tradition très ancienne dans la liturgie byzantine : les fidèles chantaient, ensemble mais à la première personne du singulier, la liste des péchés les plus divers, même les plus terribles : “C’est moi qui les ai commis ; je m’en charge devant Dieu et lui en demande pardon”. Tous les chrétiens se sentent coupables de tous les péchés commis par tous les fidèles. Cette vision profonde anime le pape Jean-Paul II. Elle est à la source de l’appel qu’il a lancé en vue du grand Jubilé : « Les chrétiens sont invités à prendre en charge, devant Dieu et devant les hommes offensés par leur comportement, les fautes qu’ils ont commises. Qu’ils le fassent sans rien demander en échange, forts du seul “amour de Dieu [qui] a été répandu dans nos coeurs” [7] » [8].
Jadis Jésus Christ qui, par son incarnation, « ’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme » [9], s’est chargé personnellement du péché du monde pour nous sauver. L’Église s’associe ainsi, devant Dieu, à l’acte de réconciliation de l’Agneau de Dieu.
Faut-il toujours demander pardon ? Doit-on toujours pardonner ? Que dire du préjudice porte à quelqu’un sans le savoir ?
Il y a tout d’abord l’homme, le pécheur qui a commis un acte mauvais (donc, élément subjectif et objectif). C’est Dieu qu’il a lésé ; dans cette relation dynamique c’est Dieu la personne principale. Mais il y a aussi l’homme offensé et la société à l’arrière-plan.
- Considérons le pécheur : il est obligé de faire pénitence devant Dieu, car c’est par le pardon de Dieu que nous obtenons la rémission du péché. Et, dans toute la mesure du possible, il lui faut demander pardon à l’homme offensé et chercher les moyens de le dédommager. Si l’offensé ne veut pas pardonner, ce n’est pas déterminant dans la dynamique de cette démarche de pardon, parce que ce n’est pas l’offensé mais Dieu qui accomplit la rémission du péché.
- Regardons l’offensé : il doit pardonner quand on le lui demande ; bien plus, même sans qu’on le lui demande ! Pourquoi ? Parce que ce n’est pas la demande du pécheur qui est ici décisive, mais le fait que Dieu nous aime et que nous ne cessons de prier : “Pardonne-nous nos offenses ; comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés”. C’est l’amour de Dieu et notre gratitude envers lui qui nous poussent au pardon. Il ne faut donc pas attendre la demande du pardon pour l’accorder.
- Enfin, la société, troisième acteur. C’est elle qui a pour devoir d’aider l’homme à son épanouissement moral ; il en va de même pour le droit pénal qui a pour but notamment l’amendement d’un criminel. Alors, on ne manque pas d’évoquer l’éducation. Serait-ce le seul but de la punition ?
À vrai dire, le châtiment a plusieurs finalités : l’une est le rétablissement de l’ordre juste et objectif, l’autre est l’autodéfense de la société. Et de ce point de vue, la pénitence personnelle n’est qu’un petit élément du tableau entier. De nos jours, on dit facilement qu’il ne faut pas sanctionner le criminel et que le châtiment ne concourt pas à son amendement ! Toutefois, la société a non seulement le droit mais l’obligation de sanctionner pour garantir ainsi à ses membres les conditions et les moyens nécessaires de la vie. Il n’y a pas là seulement une sorte de bon sens que l’on pourrait toujours soupçonner d’être motivé par la peur et le désir de la bonne conscience. Dans son Journal d’un écrivain, Dostoïevski, fort de son expérience du bagne, sonde les profondeurs métaphysiques et spirituelles ouvertes par la méditation de la justice et du pardon : « Que serai-ce, si le criminel qui se prépare sciemment à accomplir son forfait venait à se dire : “Le crime n’existe pas !” Le peuple l’appellerait-il encore un “malheureux” ? Peut-être l’appellerait-il ainsi, et même cela ne fait aucun doute, car le peuple est compatissant ; et rien de plus malheureux que ce criminel qui a cessé de se considérer comme un criminel : c’est un animal, c’est une bête. Qu’importe s’il ne sait pas qu’il est un animal et que toute conscience est morte en lui ! Il n’en est que deux fois plus malheureux » [10].
En résumé :
- le chrétien à l’obligation de pardonner. Il doit demander pardon tout d’abord à Dieu mais aussi à tous ceux qu’il a offensés.
- C’est Dieu seul qui, en nous pardonnant, nous donne la rémission du péché. Cette dernière ne dépend pas du pardon accordé par l’homme lésé ; même s’il se refuse à me pardonner, Dieu, lui, peut m’absoudre. Et si c’est moi qui suis offensé, il faut que je pardonne à l’autre, même s’il ne me le demande pas.
- C’est la miséricorde de Dieu qui nous redonne l’espérance ; le principe de miséricorde ouvre la possibilité de la réconciliation entre les différentes nations et au sein de chaque société. À quel prix le bonheur ? La question nous a conduit, à la voix du Seigneur, à réfléchir à la justice et à la miséricorde. L’une appelle l’autre pour être concrète et vivifiant et béatifiante. L’une et l’autre mobilisent chacun de nous dans les profondeurs secrètes de son cœur, pour que leurs dimensions les plus sociales puissent exister. L’une et l’autre nous renvoient au grand mystère de la rédemption, celui qui a coûté la mort du Fils unique sur la croix, pour que la joie puisse être donnée au monde. Faisons nôtre la supplication de saint Anselme, un italien devenu moine en Normandie puis archevêque de Cantorbery : « Aide-moi, Dieu juste et miséricordieux dont je cherche la lumière, aide-moi à reconnaître ce que je dis : Tu es vraiment miséricordieux pour la raison que Tu es juste » [11]. Le pape Jean-Paul II traduisait ce cri à l’adresse de tous les hommes dans son message pour la journée mondiale de la paix, le 1er janvier 2002 : « Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon. Je ne me lasserai pas de répéter cet avertissement à ceux qui, pour un motif ou un autre, nourrissent en eux la haine, des désirs de vengeance, des instincts destructeurs ».
Pendant son dernier voyage à Cracovie, le 17 août 2002, le pape a confié l’humanité entière à la Miséricorde divine pour que la vérité sur la Divine Miséricorde arrive au monde entier “comme une étincelle qui doit préparer les hommes pour la seconde venue du Christ sur la terre” ?
Viens, Seigneur Jésus !
Amen.
S. Em. le cardinal Peter ERDÖ
[1] Jc 2, 13.
[2] RH 7.
[3] RH 8.
[4] Reconciliatio et paenitentia, 16.
[5] cf. Lumen Gentium 8, Gaudium et spes 43 §6 par exemple.
[6] cf. Is 62 ; Os 2 ; Ez 16 etc.
[7] Rm 5, 5.
[8] Incarnationis Mysterium, 11.
[9] Gaudium et Spes 22, §2.
[10] Journal d’un écrivain, Gallimard, Paris, 1951, p. 110.
[11] Proslogion, IX, trad. Michel Corbin, s. j., Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 259