Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Le bonheur c’est les autres.”
Le dimanche 4 avril 2004, le Cardinal Lustiger, archevêque de Paris, a donné la sixième conférence du cycle “Qui nous fera voir le bonheur ?”.
« Heureux les artisans de paix : ils seront appelés fils de Dieu ! Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux ! »
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions des Presses de la Renaissance.
« Heureux les artisans de paix ; ils seront appelés fils de Dieu.Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ; le Royaume des cieux est à eux ».
Ces deux béatitudes sont déconcertantes pour les hommes d’aujourd’hui. Elles parlent de la paix et de la justice, deux mots magiques qui disent ce que nous désirons. Mais elles se heurtent à l’une des tendances les plus fortes de notre société : la revendication par chacun de son autonomie et de son bonheur, chacun pour soi. Le bonheur de l’humanité commence par mon bonheur qui souvent se ramène à mon bien-être. Nous disons “être bien” dans sa peau.
I.
Le Christ, lui, promet le bonheur à ceux qui s’oublient eux-mêmes pour faire la paix, pour défendre la justice. La vraie fraternité entre tous les hommes doit-elle donc être payée d’un prix aussi élevé ? Tous – jeunes ou anciens – posent la même question.
Les contradictions du désir
Tous sont choqués, effrayés par les cataclysmes, les injustices, les famines, les scandales d’un monde qui semble aller la tête en bas.
Pourquoi ne pourrions-nous pas vivre pacifiquement avec tous les hommes, en acceptant nos différences ? Mais ce désir n’est-il pas contradictoire ? Notre consensus ne devrait-il pas être fondé sur l’uniformité des pensées, des mœurs, etc. ? Mais alors, comment respecter chacun dans son originalité ?
Jusqu’où la différence peut-elle être acceptée sans rendre impossible la convergence ? À moins de se contenter de juxtaposer les individus, chacun muré dans son univers. Est-ce même possible ?
Dans le domaine des loisirs qui occupent une place envahissante dans nos sociétés développées, je relève deux exemples qui me semblent mettre en évidence ces désirs contradictoires.
Des jeunes nous proposent une réponse paradoxale à notre question : les rave-parties. C’est même un extraordinaire symbole d’un immense désir de briser la solitude et l’indifférence de notre société, symbole aussi d’un non moins grand échec. Les rave-parties forment un univers artificiel qui a ses règles strictes ; il lui faut un lieu vide dont s’empareront les participants pour vivre la même chose dans le même moment.
Et puis il y a la musique : un bruit phénoménal, qui dépasse ce que l’oreille peut supporter. La musique enveloppe, saisit tout le corps. Chacun est ainsi physiquement entraîné dans un mouvement, immergé dans un bain de pulsations et de rythmes qui s’imposent à tous, si bien que chacun peut partir dans son rêve en oubliant tout le reste, y compris les autres et pourtant en vivant avec eux, ou au moins en même temps qu’eux, à côté d’eux jusqu’à épuisement. Parfois des drogues contribuent au délire. Au fond, une rave-party, c’est de la violence délibérément et artificiellement intériorisée. En anglais, to rave ne veut pas dire rêver, mais s’emporter ou divaguer, que ce soit de rage ou d’enthousiasme. Aux lendemains de fête, que reste-t-il de cette noyade commune ? L’irrépressible désir d’être ensemble renvoie chacun à sa pauvre solitude.
Un autre exemple : le spectacle du sport et en particulier le sport de compétition rassemblent régulièrement dans le monde entier des foules innombrables, surtout si l’on ajoute le public des retransmissions par la radio et la télévision. Cette formidable passion produit des enjeux commerciaux et financiers colossaux.
Dans les matchs de football par exemple, la foule qui s’ordonne en cette formidable dramaturgie à deux chœurs, qui se répond sans répit en d’intenses mélopées se donne en spectacle à elle-même. La compétition, avec l’agressivité qu’elle engendre, circonscrit la communion au sein de chaque groupe qui s’exalte par la défaite et l’humiliation de l’adversaire et de ses couleurs, de ses supporters et de leur drapeau… Le spectacle du sport donne aux foules de vivre en simulacre un combat guerrier qui se transforme trop souvent en débordements physiques. Cette passion collective ne suffit pas à consoler les foules du vide de leur existence et de leurs misères.
Ces deux exemples sont pris parmi beaucoup d’autres dans la sphère du loisir et de la culture de notre société. J’y vois des traits symptomatiques de l’état de la civilisation mondiale en ce début du troisième millénaire.
Quand l’homme veut se faire Dieu.
En vérité, ces exemples rappellent le désir et l’ambition qui hantent les hommes depuis l’origine : se rassembler en un tout unanime au service d’un projet qui les dépasse. C’est déjà ce que la Bible nous rapporte dans l’épisode de Babel : « Construisons une tour qui ira jusqu’aux cieux ». La confusion des langues qui empêche les hommes de la réaliser n’est pas un châtiment infligé par Dieu mais le rappel réaliste de la condition de l’homme. Il y a là de quoi réfléchir à l’heure de la mondialisation...
Les hommes sont toujours tentés de transformer l’échec en succès et de résoudre cette contradiction insoluble en forçant l’obstacle. C’est la tentation politique qui peut aboutir – selon une pente constante et une incessante menace –, au totalitarisme. Cela revient à imposer le bien par la force, la paix par la violence, la communion par le conformisme et le mensonge. Les totalitarismes du 20e siècle, qu’il ne faut pas considérer comme dépassés, sont d’immenses expérimentations en grandeur réelle des pièges dans lesquels l’humanité doit se garder de tomber.
C’est là que nous rencontrons le problème des religions. Car cette violence sociale qui épouse l’aspiration humaine à la fraternité et qui, sous couvert de la satisfaire, la contredit a besoin de s’ériger en volonté transcendante, presque en religion. L’Occident en a fait une expérience originelle dans la civilisation romaine dont nous avons gardé tant de traces, quand les empereurs romains d’Orient ou d’Occident étaient divinisés.
Les tyrans ont toujours revendiqué pour eux-mêmes le caractère sacré qui venait des dieux. Si les tyrans ont besoin de prendre la place de Dieu, à l’inverse les religions à leur tour peuvent vouloir prendre la place de César et s’imposer par les mêmes procédés. Plutôt que de servir Dieu, l’homme peut diviniser ses propres passions. Cette tentation n’épargne personne ; le récit de la tentation de Jésus au désert met à nu ce choix fondamental proposé à la liberté de l’homme.
Dieu, dans la mesure où l’homme accepte d’aller vers lui, de le reconnaître et d’écouter sa voix, ne lui ouvre-t-il pas le seul chemin de communion possible entre tous les hommes, en reconnaissant le Créateur de tous ? Mais à quel prix et de quelle façon ? L’un des paradoxes les plus étonnants de notre temps est que, pour reconnaître cette fraternité et repousser l’intolérance, la lutte contre l’intolérance devient elle-même le triomphe de l’intolérance.
C’est pourquoi je vous propose maintenant de réfléchir aux deux affirmations paradoxales de Jésus.
II.
« Heureux les artisans de paix ; ils seront appelés fils de Dieu ».
Un mot d’explication sur le sens de cette phrase.
D’abord, il faut traduire : « Heureux (pardonnez-moi la rudesse de cette traduction littérale) les faisant-la-paix ». Oserais-je dire « fabriquent, font surgir la paix », ou mieux encore ceux qui « ne cessent de fabriquer la paix » ?
Ensuite, « Ils seront appelés fils de Dieu ». Par respect pour Dieu, la langue des évangiles parle comme Jésus s’exprime, comme s’expriment tous les juifs de son temps à ce sujet. Le passif – « ils seront appelés » – désigne une action qui, sans le nommer, a Dieu pour auteur ; passif divin disons-nous. C’est bien ce dont il s’agit : « Dieu les appellera fils ».
Scruter ainsi les mots donne une puissance et une exigence énormes à cette parole de Jésus : « Heureux les-faisant-la-paix, ceux qui ne cessent de faire la paix, car Dieu les appellera ses fils ».
Faire la paix, créer la paix, ne cesser de faire la paix, comme le suggère cette béatitude, qu’est-ce que cela veut dire ? Sinon surmonter la contradiction insurmontable que nous avons plus ou moins identifiée au début de notre réflexion. Sur quoi fonder le désir de communion qui rassemble les hommes ? Comment remédier aux violences qu’il fait naître ?
Jean-Paul Sartre n’a pas toujours raison.
Car il ne s’agit pas seulement des différences culturelle, physique (couleur de peau), ethnique ou sociale ; après tout, cela échappe à la responsabilité humaine ; c’est de l’ordre d’un déterminisme lié à la condition charnelle des hommes et qu’on peut plus ou moins dépasser par davantage d’instruction, d’intelligence, de communication, etc.
L’obstacle majeur tient à l’incapacité pour l’être humain à sortir de soi au point d’aimer l’autre en s’oubliant soi-même. Car l’autre est ressenti comme dangereux pour moi s’il ne se soumet pas à ce que moi je veux et à ce que moi je suis. Nous ne sommes pas loin de la formule de Jean-Paul Sartre : « L’enfer, c’est les autres ».
Or, j’ai donné comme titre à notre propos : « le bonheur, c’est les autres ». Cette ambition est exactement opposée à la solution humaine la plus spontanée : réduire l’autre à n’être que moi-même. Comment changer le cœur de l’homme pour que l’autre ne lui apparaisse plus comme une menace, un étranger, mais comme un frère, puisque nous sommes tous enfants du même Père des cieux qui nous a créés. Il ne suffirait pas de l’assimiler à un lien de parenté selon l’hérédité humaine, car là encore on peut se disputer entre frères, et combien ! La communion fondée sur l’amour de l’autre sera l’épanouissement de moi-même. Cet amour pourra délivrer l’autre de ce qui l’empêcherait d’aimer de la même façon.
Faire la paix ainsi, c’est littéralement abattre ce que saint Paul avait appelé « le mur de séparation » [1] entre l’homme prisonnier de ses idoles et l’homme que Dieu a délivré de toute idolâtrie en lui révélant qu’il est enfant de Dieu. Ainsi, l’homme peut aimer et doit aimer son prochain comme Dieu, le Père, l’aime, lui. Saint Paul poursuit : « Le Christ a voulu créer en lui un seul homme nouveau, en faisant la paix (poiôn eirênên) [2].
En vérité, faire la paix n’est rien d’autre que faire l’œuvre de la délivrance, de la rédemption. Non seulement c’est dépasser ce qui nous apparaît comme une limite normale et familière due à la condition humaine charnelle, historique ; mais c’est donner droit à cette existence nouvelle de l’homme créé par l’Esprit à l’image de Dieu, façonné à la ressemblance du Fils. Par la puissance divine l’homme est délivré et de cette impuissance et de tout ce qu’elle engendre en lui : haine, ressentiment, agressivité, volonté meurtrière homicide ou suicidaire ; ainsi est-il délivré du mensonge qui masque toujours ses sentiments d’hostilité ou de refus. Chimère ? Ambition démesurée ?
Le seul qui peut faire ainsi la paix, qui est faiseur de paix, et ne cesse de la faire, c’est le Messie lui-même, Jésus, comme le dit encore saint Paul dans l’épître aux Colossiens [3], employant la même expression : « Il a été le-faisant-la-paix, par le sang de sa croix ».
Cette sortie de soi-même pour rencontrer l’autre, c’est l’amour rendu possible, l’amour tel que l’homme le rêve sans jamais pouvoir l’atteindre ; il ne peut se le procurer par ses propres forces qu’en le défigurant ou en en faisant la caricature infernale.
Ainsi, l’enfer ce n’est pas les autres à moins que l’enfer ne soit ici-bas ce que l’homme est capable de faire pour lui-même et pour les autres quand il se prend pour le souverain de l’humanité à laquelle cependant il appartient, le souverain des hommes dont cependant il fait partie.
On comprend alors quel sens extraordinaire prend cette phrase des béatitudes quand elle se conclut par la récompense, le bonheur promis : « Dieu les appellera ses fils ». Non seulement il les appellera des justes, des saints, mais il leur donnera le titre même de « fils de Dieu » qu’il accorde au Fils bien-aimé, le Messie.
C’est donc la vocation messianique des disciples de Jésus d’être avec lui, « faisant-la-paix par le sang de sa Croix ».
Voilà quelle est la béatitude qui, d’une manière éblouissante et pourtant bien mystérieuse, nous livre le secret de la paix, le secret de l’amour. La paix est une œuvre permanente, incessante de délivrance de soi-même et des autres. Faire la paix, c’est sans cesse déployer la puissance de réconciliation à travers l’histoire des hommes dont nous sommes nous-mêmes partie prenante ; c’est introduire – dans la logique infernale de la volonté de puissance, de la domination, de l’uniformité ou du broiement de l’autre – la grâce de la miséricorde qui délivre, qui fait vivre et qui donne part au salut de Dieu.
Les guerres et la paix.
Vous me direz : nous sommes loin de l’ONU, des échecs pour établir la paix là où en ce moment font rage des conflits. Détrompez-vous. Nous sommes au contraire au cœur de ce processus. Car il nous faut d’abord comprendre pourquoi il y a conflit.
On peut répondre de bien des façons ! Conflits particuliers, conflits armés, non immédiatement sanglants mais violents ou conflits durs qui écrasent et humilient ou méprisent. On peut et on doit en énumérer les causes économiques, les causes politiques, les causes sociales, les causes culturelles, bref tous les facteurs susceptibles d’être analysés. Mais derrière tout conflit, il y a des hommes, et pour que ces causes soient surmontées, il faut des hommes qui aillent jusqu’au bout de la question.
Sinon, la seule solution sera au mieux la co-existence obtenue au prix d’un compromis marchandé qui sera vécu comme une demi-soumission et un demi-succès ; bref une trêve avant la revanche. Car les conflits surgissent sans cesse à nouveaux frais là où on ne les attendait pas.
Pourquoi, même si l’on a proscrit des conflits violents, pourquoi si l’on a proscrit les armes les plus dangereuses et les plus intolérables, (comme si les autres armes parce que moins puissantes ne risquaient pas de causer d’autres dommages : exterminer une population à la machette ou avec un gaz mortel, pour ceux qui en sont les victimes voire pour les bourreaux, le résultat est le même) – pourquoi, si l’on a proscrit les armes chimiques, bactériologiques ou nucléaires, toujours de par le monde, des individus, des groupes, des nations ou des réseaux cherchent-ils à s’en emparer et à s’en servir ?
Les lois humaines ne peuvent pas changer les cœurs, parce que les cœurs des hommes, disons le secret de chaque homme est sa liberté, liberté faible, blessée, ambiguë, capable du meilleur comme du pire ; et vouloir l’empêcher par force serait réduire les hommes en esclavage.
Telle n’est pas la solution que propose le Christ dans ces béatitudes. Il s’agit d’être des « faisant-la-paix ». Donc sur cette racine du mal, de travailler comme il le fait lui-même par une œuvre de délivrance des libertés dans leurs plus intimes secrets.
Le réalisme des « faiseurs de paix »
Dans ces quelques mots le Christ exprime la vocation « chrétienne » au sens le plus fort du mot, c’est-à-dire « messianique », qui nous unit à lui. Une question se pose : Est-ce possible ? Quel prix allons-nous payer ? Car vouloir orienter sa vie dans cette direction, n’est-ce pas être voué à l’échec et certainement à la marginalisation ?
Mais pourquoi l’idée de l’échec nous vient-elle ici à l’esprit ? Parce que ce que nous rêvons – une paix idéale – n’est pas arrivé. Nous l’avons évoqué au temps de Noël, Isaïe nous décrivait un univers paradisiaque où « le loup habitera avec l’agneau, où le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira ..., le nourrisson s’amusera sur le trou du cobra, sur le trou de la vipère le jeune enfant étendra la main » [4].
Commencez par être des « faisant-la-paix » dit Jésus ; et cela, comme une tâche permanente. Il s’agit d’un vrai combat et d’un combat spirituel. Le combat n’est jamais fini, tant qu’il y aura des hommes, tant que ce monde durera, aura cette face tragique ; la face lumineuse, cachée en Dieu, ne sera révélée qu’au dernier jour lors de la venue en gloire de Jésus.
Si par malheur nous arrêtions de combattre, alors ce serait vraiment l’enfer sur terre ; et il faudrait dire que la formule de Sartre est la plus juste qui soit. Un monde infernal, c’est la caricature que parfois nous arrivons à construire : les dictatures semblent immortelles ou les esclavages semblent indéfaisables, que ce soit l’esclavage des passions, des drogues, de l’argent, des désirs des autres, etc.
Si nous sommes appelés « fils de Dieu » par le Père unique des cieux, à qui nous disons « notre Père » parce que dans le Fils nous sommes fils de Dieu, nous devons poursuivre l’œuvre que le Fils de Dieu veut poursuivre par nous, en nous appelant ses frères, « en libérant notre liberté » selon l’expression de saint Paul aux Galates [5]. Ainsi nous travaillons à cette ultime victoire de l’amour où apparaîtra, au terme de l’histoire, ce monde réconcilié que décrit Isaïe, quand le Seigneur ressuscité rassemblera en Lui l’humanité entière. C’est ce que nous dit la dernière béatitude.
III.
« Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice ;
car à eux est le Royaume des cieux. »
Il faut comprendre : « Car Dieu leur donnera le Royaume des cieux », c’est-à-dire le Royaume de Dieu, son Royaume ; il les y fera entrer, il leur en donnera part. Cela ne nous surprend pas ; la même bénédiction a été dite par la première des béatitudes prononcée sur les « pauvres de cœur ».
Mais que veut dire « persécutés à cause de la justice » ? Spontanément nous penserions à des héros de la défense des droits de l’homme qui s’opposent aux injustices, qui s’attaquent aux puissants et qui, de ce fait, subissent un sort contraire. Car ceux qui possèdent injustement les biens de ce monde, que ce soit le pouvoir, que ce soit le savoir, que ce soit l’argent, que ce soit n’importe quel autre bien désirable, sont tentés de défendre parfois férocement leurs privilèges, sans tenir compte du bien ou mal fondé de la critique.
Est-ce cela que Jésus veut dire ? Pour nous en assurer, il suffit de lire le commentaire qu’il nous en donne. « Je vous le dis : Heureux êtes-vous quand ils vous insulteront et vous persécuteront, quand ils diront contre vous toute sorte de mal en mentant à cause de moi ; réjouissez-vous, exultez, votre salaire est abondant aux Cieux ; c’est ainsi qu’ils ont persécuté les prophètes, ceux d’avant vous ».
Jésus change de style ; il ne parle plus d’une façon générale et d’une manière indirecte : « Heureux ceux qui ... », mais il s’adresse directement aux disciples : « Heureux êtes-vous », vous. Et il explique deux mots :
- « être persécuté » ; Jésus développe : « être insulté ; on dira toute sorte de mal injustement » ;
- « à cause de la justice » ; Jésus nous précise cette fois-ci « à cause de Moi ». Autrement dit, la justice et Jésus, serait-ce la même chose ?
Que veut-il dire en parlant de la « justice » ? Pour nous, c’est un terme abstrait ; il recouvre l’idée d’équité, l’idée de justice sociale. Or ici la justice devient une personne, Jésus à lui tout seul ! Comment ne pas nous rappeler le nom messianique qui sera donné à Jérusalem comme nous l’a rapporté le prophète Jérémie [6] : « Le Seigneur est notre justice » ? Nous devinons qu’il s’agit d’autre chose et d’une certaine façon beaucoup plus vaste, plus large, plus riche que notre idée spontanée de la justice. C’est quelque chose qui l’assume mais qui la dépasse et l’englobe, qui la déborde de partout.
En effet, Jésus est vainqueur du mal au prix de sa Passion, comme nous l’avons vu dans la béatitude des « faiseurs-de-paix ». Jésus dans ce combat ne se présente pas comme un justicier triomphant, mais sous la figure bouleversante, incroyable, du pauvre qui accepte volontairement de devenir victime, qui supporte tout mal infligé par tous les bourreaux, qui subit toutes les injustices de tous les injustes, qui porte les péchés du monde. Il est vainqueur de l’injustice non pas par la force, mais par le pardon qui vient d’En Haut et par l’amour. C’est littéralement un renversement complet de la condition humaine accompli par le Fils qui s’est fait homme.
Réjouissez-vous.
Dans cette béatitude Jésus donne deux raisons de nous réjouir. Car il s’agit bien de « se réjouir » et non plus simplement d’être déclarés heureux. Nous réjouir, exulter dès maintenant et dans ce monde ; donc au milieu de cette tâche immense de subversion du mal par les armes du bien et non avec les armes de la violence.
Se réjouir, exulter parce que « votre récompense, votre salaire est abondant aux cieux » c’est-à-dire en Dieu.
Ce n’est pas une promesse concernant un futur. Dès à présent, nous touchons infiniment plus « aux Cieux », c’est-à-dire en Dieu. Le mot « cieux » ne désigne pas un espace vide, au-dessus de la terre et distinct d’elle, mais la réalité divine, plus forte, plus grande que l’homme. Ne nous y trompons pas. Les cieux sont descendus sur la terre avec l’annonce messianique de Jésus [7] : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre » [8], ce mystère des « cieux ouverts » d’où jaillit la voix du Père qui désigne son Fils au baptême [9] et à la Transfiguration [10].
Le « faisant-la-paix » sera persécuté « à cause de la justice », c’est-à-dire à cause de Jésus, parce qu’il aura pris la place de Jésus, parce que Jésus l’aura pris avec lui pour son travail de délivrance.
Dans la persécution que nous redoutons nous avons déjà, dès cette vie, la récompense abondante, surabondante en Dieu. Jésus nous donne une seconde raison de nous réjouir, il nous appelle d’un autre titre : « C’est ainsi qu’ont été persécutés les prophètes avant vous ». Il nous désigne comme les successeurs des prophètes.
Le juste persécuté pour la justice est prophète non parce qu’il dénonce l’injustice, mais parce qu’il fait apparaître la force qui l’emportera sur toute force hostile à la justice. Nous avons déjà part à la victoire du Christ en sa résurrection par le baptême. Comme le signifie la prière lors de l’onction avec le saint-chrême :
« Vous êtes maintenant baptisés : Le Dieu tout-puissant, Père de Jésus, le Christ notre Seigneur, vous a libérés du péché et vous a fait renaître de l’eau et de l’Esprit Saint. Désormais vous faites partie de son peuple, vous êtes membres du Corps du Christ et vous participez à sa dignité de prêtre, de prophète et de roi ».
Vous le voyez, dans ce combat, au sein de la multitude des hommes dont nous faisons partie, nous sommes le signe et le gage d’une autre manière de vivre, d’une autre communion possible entre les hommes, d’une autre façon de faire pour que les hommes se rencontrent et s’acceptent, dans leurs différences, non plus seulement par simple tolérance, compromis, acceptation des limites, mais par une plus haute communion en Celui qui est à la source de l’existence humaine puisqu’il est le Créateur de tous les hommes.
Cette paternité divine nous est manifestée par le Fils unique qui prend sur lui le poids de la haine et du péché. Les hommes peuvent désormais reconnaître dans les blessures qu’ils s’infligent les uns aux autres, celles que Jésus subit ; ils peuvent se pardonner les uns aux autres et ainsi s’accepter et s’aimer les uns les autres comme Dieu les aime en Celui qui est le Messie, « à cause de qui nous sommes persécutés ».
La persécution, loin d’être une malchance, est le signe que nous sommes vraiment « faisant-la-paix », comme Jésus fait la paix. Saint Luc [11] nous rapporte ce qui est une malchance aux yeux de Jésus. C’est un cri de douleur à l’égard de ceux qui n’entrent pas dans son chemin ou qui prennent le chemin contraire de celui qu’il indique : « Comme vous êtes malheureux quand tous les hommes diront du bien de vous ; c’est ce que leurs pères faisaient aux faux-prophètes ».
Heureux les nouveaux prophètes.
La persécution ainsi conçue, « à cause de Jésus », donc « à cause de la justice », est le signe de l’authenticité de notre vocation et de sa réalisation. Et loin de la concevoir comme un malheur, nous devons désormais la recevoir comme un bonheur parce qu’elle nous permet de travailler dès ici-bas au bonheur de l’humanité toute entière. C’est un bonheur qui s’enfante au prix d’un combat, ce n’est pas un bonheur illusoire. C’est un bonheur qui est une conquête ; c’est un bonheur qui est une « passion » dans tous les sens du mot : passion, parce qu’elle est une œuvre d’amour, passion parce qu’elle est en même temps une souffrance ; mais une souffrance dans laquelle nous recevons le plus suprême bonheur qui est précisément de donner et de délivrer, de rendre à tous les hommes la liberté et l’espérance d’une pleine et totale justice.
Ainsi se trouve rendu possible un étroit chemin où tous les hommes peuvent se rejoindre malgré toutes les différences entre ethnies, races, convictions de toute espèce ; non pas dans une indifférence molle où chacun oublie sa différence pour ne plus penser qu’au plus petit commun dénominateur par une sorte de nivellement qui finalement prive chacun de son originalité, mais dans un dépassement où ce que chacun est, se trouve magnifié et respecté. Telle est la nouveauté que nous apporte la parole de Dieu, la Révélation.
En Occident certains accusent cette révélation de l’absolu de Dieu d’être la source du fanatisme. Cruelle et prodigieuse erreur !
Car seul l’absolu de l’amour permet l’absolu du respect de l’autre, en sa différence. A condition que Dieu soit respecté pour ce qu’il est et ce qu’il nous donne de connaître de son mystère. L’amour qui n’irait pas jusqu’à ce point se transforme inévitablement, un jour ou l’autre, à l’égard de celui-ci ou de celui-là, en compétition, en hostilité, en rejet, en haine.
Seul l’amour absolu qui se fait humble et serviteur de tous, peut supporter tout, excuser tout, pardonner tout. C’est précisément l’amour que Dieu nous propose et nous demande de suivre. Pour comprendre cette force inouïe introduite dans le monde comme argument de paix et puissance de paix, je vous invite à écouter le chapitre 13 de la Première épître aux Corinthiens [12] :
« Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges,s’il me manque l’amour,je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante.Quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et de toute la connaissance, quand j’aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes,s’il me manque l’amour,je ne suis rien.Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes,s’il me manque l’amour,je n’y gagne rien.L’amour prend patience, l’amour rend service,il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil,il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt,il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune,il ne se réjouit pas de l’injustice,mais il trouve sa joie dans la vérité.Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.L’amour ne disparaît jamais.Les prophéties ? Elles seront abolies.Les langues ? Elles prendront fin.La connaissance ? Elle sera abolie.Car notre connaissance est limitée et limitée notre prophétie.Mais quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli.Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant.Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant.A présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse,mais alors, ce sera face à face.A présent ma connaissance est limitée,alors, je connaîtrai comme je suis connu.Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour ;mais l’amour est le plus grand.Recherchez l’amour. »
+Jean-Marie cardinal Lustiger
Archevêque de Paris
[1] Ep 2, 14.
[2] Ep 2, 15).
[3] 1, 20.
[4] Is 11, 6...8.
[5] 5, 1.
[6] 33, 16.
[7] cf. Is 63, 19.
[8] Lc 2, 14.
[9] Mt 3, 16.
[10] 2 P 1, 18 // Mt 17,1 ; Mc 9, 3sq.
[11] 6, 24-26.
[12] 1-13.