Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Bonheur ou malheur de vivre ?”
Le dimanche 14 mars 2004, le Cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, a donné la troisième conférence du cycle “Qui nous fera voir le bonheur ?”.
« Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés ! »
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions des Presses de la Renaissance.
Un confrère dominicain, atteint d’un cancer des os, souffrant d’atroces douleurs, me disait, peu avant sa mort libératrice : « Surtout ne parle pas facilement de la souffrance. Tu ne la connais pas assez. » Il avait bien raison. Que sais-je de la souffrance de l’autre ? Et qu’en sais-je avant d’en avoir fait moi-même l’expérience ?
Trop souvent l’affliction, la détresse, les larmes de l’autre nous laissent perplexes, dans l’embarras, elles nous gênent, nous mettent mal à l’aise. Dans nos grandes villes nous passons rapidement devant une scène de souffrance ou de malheur manifeste. Une image s’est gravée inoubliablement dans ma mémoire. C’était en 1977, lors d’une brève visite à Hongkong. Je devais prendre le fameux « ferry-boat » entre Caoloon et Hongkong, fréquenté par des dizaines de milliers de personnes par jour. Or, près de l’embarcadère, où une masse de gens attendait pour prendre le prochain bateau, accroupie par terre je vis une femme qui hurlait. Elle criait et pleurait, une image d’indicible détresse, inconsolable elle levait de temps en temps ses bras, son visage alors apparaissait, pétri de douleur et de misère. Personne ne la regardait, et lorsque le bateau arriva en déversant une foule pour accueillir celle qui attendait, toute cette masse passait devant la femme en pleurs sans lui jeter un regard. Finalement je suis aussi passé, mais je n’arrive pas à oublier cette scène.
« Quand seront-ils consolés ? »
A-t-elle reçu sa part de consolation, entre temps, cette pauvre de Hongkong, ici-bas ou dans l’au-delà ? Nous l’espérons, nous le croyons même si ce n’est que dans l’au-delà. Mais Jésus ne semble pas seulement parler d’un au-delà pleinement heureux. Où est le bonheur des affligés maintenant ? Un bonheur promis uniquement pour une vie à venir, cela a suscité, non pas sans raison, la suspicion de Karl Marx. Une vie bienheureuse qui n’existerait que sous la forme d’une promesse serait « l’opium du peuple », une espèce de drogue pour oublier la misère actuelle sans rien y changer.
En matière de souffrances, combien de progrès ! Les temps modernes n’ont pas attendu la consolation des affligés promise pour le ciel. On s’est mis résolument à combattre la souffrance, et le succès de cette lutte est bien spectaculaire. Mon confrère, mort d’un atroce cancer des os il y a vingt ans, aujourd’hui n’aurait pas autant souffert. Les soins palliatifs ont fait des progrès spectaculaires. Sans aucun doute la souffrance physique, si elle n’a pas été vaincue, a tout de même énormément diminué dans le monde actuel, au moins occidental. Et il y a toutes les raisons de s’en réjouir. Nous imaginons difficilement ce qu’a dû être le lot commun de douleurs physiques de l’humanité avant notre époque. On était peut-être plus résistant, plus habitué à endurer les souffrances. Et notre capacité de supporter les maux corporels a peut-être fortement diminué. Mais de toute façon c’est consolant de savoir que bon nombre de douleurs peuvent être maîtrisées de nos jours.
C’est d’ailleurs une raison, certes non la plus fondamentale, pour s’opposer résolument à toutes les tentatives de légaliser l’euthanasie. Elle est en soi et sous tous les aspects moralement inacceptable. Le Catéchisme de l’Église Catholique est bien clair à ce sujet : « L’euthanasie volontaire, quels qu’en soient les formes et les motifs, constitue un meurtre. Elle est gravement contraire à la dignité de la personne humaine et au respect du Dieu vivant, son Créateur » [1].
Le même Catéchisme précise que l’acharnement thérapeutique « peut être légitimement refusé », et il ajoute : « Les soins palliatifs constituent une forme privilégiée de la charité désintéressée » [2]).
L’Europe est constamment aux prises avec de nouvelles tentatives pour légaliser l’euthanasie, et un des motifs principaux est celui des souffrances insupportables qui justifieraient de faire mettre fin à ses jours. Or, je suis heureux de pouvoir dire ici qu’en Autriche tous les partis politiques représentés au Parlement ont exprimé et mis en œuvre un accord de principe et de pratique de ne pas s’engager sur la voie de l’euthanasie, mais de l’accompagnement des mourants dans le sens du « hospice - mouvement » qui vient de l’Angleterre. Je considère cet accord comme un bel exemple de ce qui mérite le nom de progrès. En effet, ici le progrès médical est mis pleinement au service d’une vision humaine et chrétienne de l’homme et de sa destinée.
« Bienheureux les affligés » : J’ose considérer cette manière d’approcher les maladies terminales et la fin de la vie terrestre comme une voie très concrète de mettre en pratique cette béatitude. Il serait grandement désirable que l’accord politique autrichien – qui de fait est un accord de société – soit suivi par la Communauté Européenne, par toute l’Europe. Et j’invite tous, chrétiens et hommes de bonne volonté, à s’engager sur cette voie et à s’opposer fermement à la dérive vers l’euthanasie. L’Europe a connu et ne doit jamais oublier les conséquences d’une idéologie qui promulguait activement l’euthanasie comme un élément de sa doctrine raciale et eugénique. L’Europe qui, depuis trente ans, s’est déjà engagée à fond sur la voie de la légalisation de « l’euthanasie » au début de l’existence humaine, affaiblie par cette rupture de digue, risque de s’engouffrer dans une catastrophe semblable avec la légalisation de l’euthanasie.
Pourquoi j’insiste sur cet exemple ? Parce qu’il montre de façon exemplaire que le progrès dans la lutte contre la souffrance ne peut pas éliminer la mort, mais qu’il peut et doit humaniser son approche. Apaiser les douleurs, rendre plus vivable la mort (si cette expression paradoxale m’est permise), voilà un des nombreux aspects positifs de ce que notre époque a rendu possible.
Mais est-ce cela le sens que Jésus a donné à la souffrance en déclarant bienheureux ceux qui sont affligés et qui pleurent ? Le terrain gagné contre les maux physiques de la vie humaine n’est-il pas acquis au détriment de l’évangile ? Jésus n’a-t-il pas encouragé de porter la croix de nos souffrances ? Est-il le promoteur du progrès humanitaire ou plutôt le prédicateur de la conversion par rapport à la douleur, la souffrance, les maux de la vie ?
C’est vrai que l’on identifie facilement le christianisme avec un certain dolorisme, la glorification de la souffrance, la négation de la joie de vivre. Nietzsche en a fait l’argument majeur contre le christianisme.
Or, s’il est vrai que les béatitudes sont la charte de la vie chrétienne, le condensé de l’enseignement du Christ, elles disent bien le contraire. Elles sont une unique grande promesse de bonheur. Elles promettent un bonheur pas seulement pour l’au-delà, mais dès maintenant. La forme passive des promesses (« ils seront consolés », « ils seront rassasiés ») indique l’agir divin, selon la manière hébraïque de parler qui évite de prononcer le nom de Dieu : « Dieu lui-même les consolera ». Cette promesse de consolation, de bonheur vient de Dieu, mais elle ne conduit nullement au quiétisme, à une attitude passive de la part des hommes.
Les béatitudes de l’Evangile ont généré une immense vague de charité active pour coopérer avec le dessein divin de bonheur humain. Combien d’initiatives de paix et de réconciliation sont nées de la béatitude des pacifiques ! Combien de pas vers une plus grande justice par la béatitude des affamés de justice !
« Bienheureux les affligés, car ils seront consolés. » Cette béatitude ne se résigne pas à voir l’autre dans l’affliction. Elle n’est pas la glorification de la désolation en larmes. Elle est promesse d’une infinie consolation, celle du Dieu « Qui essuiera toutes larmes de leurs yeux » [3]. Mais cette promesse est appel à l’anticipation, fragmentaire certes, mais réelle. Cette promesse ne permet pas la résignation devant les larmes des affligés. Elle provoque l’assimilation au Dieu qui essuie les larmes. Elle est le non définitif au désespoir. Elle est le refus d’accepter la désolation comme la dernière parole sur une vie accablée à l’excès.
Est-ce que l’histoire de la vie chrétienne, celle qui mérite ce nom, au long des siècles, n’a pas été un immense effort de réaliser cette promesse dès aujourd’hui ? Une Mère Teresa qui ne se résigne pas à voir mourir les abandonnés à la misère de leur karma, qui veut leur permettre de mourir en être humain, en frère, et qui réussit par le simple geste de l’accueil du mourant à lui faire sentir, ne serait-ce que pour un instant, que le bonheur lui est destiné.
Les Hôtels-Dieu que nos touristes visitent aujourd’hui, sont les témoins de cette béatitude, car ils témoignent que cette béatitude a été génératrice de compassion, de générosité, de soins actifs des malades. Le Seigneur-Dieu lui-même s’étant identifié au malade et au souffrant (cf. Mt 25), les malades dans les Hôtels-Dieu étaient considérés comme les préférés de Dieu, comme ses vicaires sur terre, et les soigner était un service rendu au Christ, leur frère.
Le saint Padre Pio a été comme une icône de cette béatitude. Les innombrables pénitents auxquels il a accordé le don du Christ ressuscité, la rémission des pêchés, combien d’entre eux n’ont-ils pas fait l’expérience de la consolation des affligés.
L’Église de Jésus, Mère de la consolation : N’est-ce pas en elle que cette béatitude se réalise quotidiennement par le don des sacrements ? Le pardon des pêchés – quelle consolation pourrait être plus forte ? Le don du Corps et du Sang du Christ – c’est bien maintenant déjà qu’il console des affligés. Enfin toute la réalité, invisible mais tellement efficace, de l’Esprit Saint Consolateur, qui nous est donné dans l’Eglise, réalisant dès maintenant ce que Jésus a promis aux affligés.
Si l’Église est Mère de la Consolation, elle l’est aussi par sa beauté. Là où la désolation n’a pas ravagé nos Eglises, là où l’Eglise est encore une maison avec un Foyer brûlant et chauffant, là où Jésus est encore présent dans le Tabernacle, attente de toutes nos afflictions, accueil de toutes nos larmes, là où les Eglises ne sont pas fermées, entrer dans le silencieux espace, devant la présence de Celui qui mystérieusement l’habite, peut devenir un moment intense de l’expérience que, vraiment, les affligés sont consolés. Que nos Eglises redeviennent ces hauts lieux de la béatitude des larmes consolées. Mais pour cela il faut faire tout pour qu’elles soient ouvertes, que Jésus, Présence réelle, puisse recevoir les confidences de nos afflictions. Et quel bonheur que les larmes versés en sa présence ! Rencontrer Celui dont le regard a bouleversé Pierre après son reniement ! Les larmes de Pierre, provoquées par l’indicible accueil dans le regard de Jésus – n’est-ce pas là le bonheur que Jésus a promis ?
Voilà un premier regard sur la béatitude des affligés. Loin de nous désengager, de nous désintéresser de la souffrance, cette béatitude ne cesse de provoquer des élans de consolations :
- Soulager la souffrance par la compassion, par les soins, par la lutte infatigable contre les maux de toute sorte, physiques et spirituels.
- Ouvrir les vannes de la consolation que Dieu a donnée en abondance à son Eglise pour qu’elle en soit la Mère et la dispensatrice.
- Rechercher la beauté, ce reflet de la bonté de Dieu, comme lieu de la consolation dans les innombrables afflictions de cette vie-ci.
- En somme, les béatitudes ne sont nullement une vague promesse de bonheur différé à l’au-delà. Elles anticipent l’éternel bonheur dès ici-bas.
Quelle affliction reçoit la promesse de la consolation ?
Si Jésus promet la consolation aux affligés et à ceux qui pleurent, de quelle affliction s’agit-il ? De toutes ? De certaines seulement ? Y a-t-il pleurs et pleurs, larmes « bonnes » et « mauvaises » ? Et puis il y a le refus d’être consolé, comme Rachel « qui pleure ses enfants et qui n’a pas voulu être consolée, parce qu’ils ne sont plus » [4]. Il y a une douleur si grande qu’aucune consolation ne semble pouvoir la rejoindre. N’est-ce pas celle de la Shoah ?
Tout ce que nous pouvons balbutier ici n’est que fragment de ce vaste ensemble qu’est le monde des émotions et des « passions » (au sens classique du terme).
La pensée moderne ne nous donne que peu d’instruments pour intervenir, analyser, évaluer ce monde si riche de l’émotion humaine. Le monde cartésien connaît la pensée, l’esprit, la raison. L’univers des émotions tombe dans la machinerie de la mécanique physique. Il n’est pas surprenant dès lors que les moralistes se soient peu intéressés aux sentiments, à l’aspect moral de notre émotivité. La morale de l’obligation de type kantien a encore renforcé cette tendance en jetant un discrédit général sur les inclinations, les tendances de la sensibilité humaine.
Il en est tout autrement des grands classiques, païens comme chrétiens. Ils donnent une place importante à la question de la moralité des passions. En effet, il n’est pas indifférent pour la valeur morale de nos actes humains de considérer leur « environnement émotionnel ». Nos sentiments expriment-ils une rectitude du cœur ? Sont-ils en accord avec le réel ? Mes larmes de joie ou de tristesse ne sont pas simplement des réactions physiques, selon la conception matérialiste, « behavioriste » du psychisme humain qui les considère comme des réflexes mécaniques. Elles sont empreintes de qualités humaines. Elles expriment, augmentent ou diminuent, la qualité morale de mon agir et de mon être. Elles sont « appropriées » ou ne le sont pas. Si je ris à la nouvelle de la mort de ma mère, on dira à juste titre que ma réaction ne correspond pas à la réalité. On aurait raison d’en être scandalisé. Les larmes de colère de l’enfant qui ne reçoit pas les bonbons qu’il désire ne sont pas de bon augure pour le caractère du petit bonhomme. Elles appellent un solide effort d’éducation. Consoler l’enfant en cédant à son désir n’est certainement pas la consolation dont parle Jésus.
L’affliction du roi Achab devant le refus de Nabot de lui céder sa vigne n’est pas un sentiment neutre. Le roi est frustré d’un désir, et il supporte mal cette frustration, si mal qu’elle finira par le meurtre de Nabot [5]. Dans l’analyse morale du mal commis par le roi Achab et son épouse Jézabel l’affliction du roi face à un désir frustré joue un rôle capital. Est-ce à une telle affliction que Jésus promet la consolation ? Il en est tout autrement du repentir d’Achab, lorsque le prophète Elie le confronte avec la réalité de son péché : Cette affliction-là, Dieu l’accueille et atténue la punition [6].
Lorsque Jésus rencontre le cortège funéraire à la porte de la ville de Naïn, voyant les larmes de la veuve qui enterre son fils unique, sa réaction est une réponse pleinement adéquate à la réalité : « Le Seigneur eut pitié d’elle en la voyant et lui dit : ‘’Ne pleure pas’’ » [7]. Saint Luc parle ici de cette émotion profonde dont le siège est, selon les anciens, les entrailles : « ému jusqu’aux entrailles ». Cette compassion de Jésus, n’oublions pas, est celle du Dieu-homme, du Verbe incarné ; c’est la compassion de Dieu ressentie par un cœur, par des entrailles humaines. La consolation qui émane des gestes, des paroles, des sentiments de Jésus, est celle de Dieu même, traduite et rendue accessible par l’humanité de Jésus.
L’humanité de Jésus : quelle école pour notre affectivité blessée ! C’est en le regardant, en le suivant, en se laissant regarder et instruire par Lui que le disciple de Jésus reçoit sa vraie « éducation sentimentale » (si vous me permettez le terme). L’enseignement de Jésus se fait autant par ses paroles que par ses sentiments : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus » [8], demande S. Paul.
De quelle affliction s’agit-il donc dans la béatitude des affligés ? Si les sentiments ne sont pas neutres, mais chargés d’une portée éthique, quelle affliction est ouverte à la consolation promise ?
Le Père Marie-Joseph Le Guillou, expert en souffrance par sa longue maladie de Parkinson, a pu dire : « Rejetons tout d’abord une ambiguïté bien courante : pleurer à cause d’un repli sur soi. Beaucoup de gens pleurent, mais beaucoup de gens ne mesurent pas que ces pleurs sont un repli sur eux et ainsi ils obscurcissent leur ouverture à Dieu et aux autres. Il y a des larmes qui nous renvoient à notre propre image et qui nous empêchent de voir le réel tel que le Seigneur le voit » [9].
Les maîtres spirituels distinguent, à la suite de saint Paul, la tristesse qui est repli sur soi, de la tristesse qui ouvre à Dieu et à l’autre. L’une est un vice, l’autre une vertu. L’une est à combattre, l’autre à rechercher. L’homme devient triste lorsqu’il perd ce qui lui est cher : un proche, un ami, la santé, des biens matériels, la bonne réputation, la paix intérieure etc. Or, c’est là qu’il faut choisir entre deux chemins : la voie du repli ou la voie de la vie.
Rien n’est plus menaçant que la « self-pity », la tentation de s’apitoyer sur soi-même. On ne voit plus que sa propre misère, elle devient comme une prison, elle sépare des autres, elle isole et finit dans le désespoir. Elle nous vole la joie. « Elle est comme un vers envenimé qui n’attaque pas seulement le corps, mais aussi l’âme », dit saint Jean Chrysostome [10]. Un test très simple nous est proposé par les maîtres spirituels pour diagnostiquer si ce vers a déjà attaqué notre âme : Est-ce que le succès de l’autre m’attriste ou me réjouit ? Envie et jalousie sons des indices d’une tristesse viciée.
L’autre tristesse, celle que les maîtres appellent le charopoion penthos, la tristesse qui produit la joie [11], entre dans nos vies par la porte étroite du repentir. La lecture chrétienne des béatitudes proclamées par Jésus est unanime pour affirmer que la première forme de tristesse qui reçoit la promesse de la consolation est celle qui pleure ses propres péchés, non pas par regret, non pas par déception sur soi-même, mais parce que le cœur a rencontré Celui qui pardonne.
Le prototype de cette béatitude est les larmes de Simon Pierre après le triple reniement de son Maître à qui il avait promis qu’il donnerait sa vie pour lui. Le regard de Jésus ! Ce regard que rien ne pourra plus effacer de la mémoire de Pierre ! « Et sortant dehors, il pleura amèrement » [12]). Voilà les larmes qui donnent vie ! Voilà les larmes qui laissent dans le cœur un bonheur indescriptible. Ces larmes sont comme une nouvelle naissance. Qui en a fait l’expérience le confirmera. Et il pourra souscrire à la parole de saint Éphrem le Syrien : « Un visage inondé de larmes est d’une incomparable beauté » [13]. « Bienheureux ceux qui pleurent. » Ce sont ces larmes qui apportent le bonheur.
Ces larmes-là portent en elles la consolation promise. À une condition près : qu’elles soient provoquées par un regard nouveau sur le réel, qu’elles jaillissent de l’accueil de la vérité. Le repentir est toujours lié à la reconnaissance de la vérité, il est la fin des échappatoires, des faux semblants, des fausses excuses. Il nous restitue à la réalité, nous rétablit dans la vérité. Et c’est en cela que consiste en grande partie le bonheur de l’affliction sur ses propres péchés.
La Samaritaine, dans sa rencontre avec Jésus, est comme l’icône de cette béatitude. Même si l’Evangile ne parle pas de larmes, cette femme, sans doute, est affligée. Sinon elle n’irait pas au puits de Jacob à une heure impossible, à midi, dans la chaleur torride du milieu du jour. Car c’est à ce moment qu’elle est sûre de ne rencontrer personne de sa ville. La honte sur sa vie désordonnée l’isole, elle s’enferme derrière les murs de jugements qui l’encerclent. Jésus, lui, l’aborde, lui demande de l’eau, première brèche dans son autodéfense.
« Va, appelle ton mari et reviens ici. » « — Je n’ai pas de mari. » « — Tu as raison de dire : “Je n’ai pas de mari” ; car tu as eu cinq maris et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari ; en cela tu dis vrai. » Et voilà la chose surprenante. La femme court à la ville et dit aux gens : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-ce pas le Christ ? » [14].
Quelle libération : enfin quelqu’un qui me dit tout ce que j’ai fait. Et voilà que d’un coup je sors de mon isolement, je retrouve la compagnie des hommes dont la faute et le péché m’avaient isolé. « La vérité vous rendra libres » avait promis Jésus (Jn 8, 32). C’est tout le contraire de ce que nous craignons : Lorsqu’on saura toute la vérité sur moi je serai jugé par tout le monde. Il faut donc que je cache ma faute, que je me garde bien de mettre à nu la vérité. Et pour cela il vaut mieux repousser la faute sur les autres, dévier l’attention sur autrui, révéler ses fautes à lui, accuser pour s’excuser. C’est bien là la dynamique des « enfants de ce monde », avec son cortège de tristesses et de chagrins de ce monde.
La béatitude des affligés brise ce cercle vicieux. Elle promet consolation et joie à quiconque cesse d’accuser autrui et commence à s’accuser soi-même. L’affliction sur nos propres péchés, sur notre misère de pécheurs, nous permet de sortir des illusions que nous nous faisons sur nous-même et sur le monde. Le repentir, le cœur contrit permet de voir notre condition humaine dans une lumière claire et vive. C’est alors que nous consentons à ce que disaient les chrétiens d’antan du monde présent : qu’il est « une vallée de larmes ». L’idéologie soixante-huitarde refusait de telles métaphores comme trop « doloristes », trop peu optimistes.
Or, c’est bien vrai que la vie terrestre nous fait traverser une vallée de larmes. Loin d’être pessimiste, cette image, reprise dans le fameux chant du « Salve Regina », est une parfaite traduction de notre béatitude. Restons dans la métaphore : une vallée, certes, peut être étroite, sombre, pénible. Mais elle comporte deux éléments d’espérance : d’abord elle est orientée. Qui marche dans une vallée ne tourne pas en rond. La vallée le conduit au large. C’est une toute autre image que celle de la roue du destin qui tourne infiniment. Et puis une vallée est ouverte vers le haut. Qui avance dans la vallée aura toujours au dessus de lui la promesse du ciel ouvert.
Mais il y a plus que ces deux éléments d’ouverture. En cette vallée de larmes nous avons entendu une promesse : celle de la consolation. Le mot grec ici est paraklêthèsontai : « ils seront consolés ». Littéralement le mot parakalein (dans sa forme passive) veut dire : « être appelé aux côtés de quelqu’un ». « Désolation » signifie être abandonné à une solitude totale, « consolation » implique quelqu’un qui entre dans ma solitude pour la partager avec moi. Dieu ne nous console pas en abolissant toute détresse, toute misère et difficulté, mais en y entrant, en la partageant. Dieu transforme cette vallée de larmes en devenant notre prochain. Notre solitude n’est plus désolation depuis que le Fils de Dieu est devenu notre frère.
Qui aura consolé la femme en pleurs sur la rade du port de Hongkong ? Sa douleur a dû être telle que seule la proximité du Dieu fait homme aura pu la consoler. Est-elle encore de ce monde ? Une chose est pour moi une certitude de foi. Dieu ne sera pas passé à côté de ses larmes. Il les aura essuyées à l’arrivée dans le port définitif. Et peut-être s’est-il trouvé quelqu’un qui a pu lui dire, dès avant l’ultime voyage, que c’est pour elle, avant tout, que vaut la promesse : « Bienheureux les affligés, car ils seront consolés ».
Amen.
Christoph Cardinal Schönborn
[1] CEC 2324.
[2] CEC 2278-79.
[3] Ap 21, 4 ; Is 25, 8.
[4] Jr 31, 15 ; cf Mt 2, 18.
[5] 1 R 21.
[6] 1 R 21, 27-29.
[7] Lc 7, 13.
[8] Ph 2, 5.
[9] Qui ose encore parler de bonheur ? Paris, 1991, 54.
[10] Lettre à Olimp. 10,2 ; SC 13bis, p. 246 sq.
[11] Saint Jean Climaque, L’échelle du paradis 7.
[12] Lc 22, 62.
[13] Sermo asceticus I.
[14] Jn 4, 7.16-18.29 ;