Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Quel bonheur espérer ?”
Le dimanche 28 mars 2004, le Cardinal Danneels, archevêque de Bruxelles, a donné la cinquième conférence du cycle “Qui nous fera voir le bonheur ?”.
« Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu ! »
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions des Presses de la Renaissance.
L’œil et le bonheur
« Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Voici la seule Béatitude dont la promesse concerne l’œil de l’homme. Il verra …L’œil pur verra Dieu … Les sept autres Béatitudes nous promettent d’autres récompenses : la possession, la consolation, le rassasiement. Mais la Béatitude du cœur pur concerne l’œil : elle nous donnera de voir ce que d’autres ne peuvent voir, Dieu lui-même. Elle nous rendra la vue. Dieu, l’aurions-nous donc perdu de vue ? Ou ne l’avions-nous jamais vu avant le jour où Jésus nous a proclamé ses Béatitudes ? Serions-nous donc aveugles ?
Les choses auraient-elles perdu leur âme ?
Y aurait-il donc une pathologie du regard de l’homme ? Que pourrait-il bien être arrivé à notre œil ? De fait, n’avons-nous pas perdu la perception de la profondeur des choses, des autres, de nous-mêmes et de Dieu ? Notre regard ne s’est–il pas progressivement réduit au statut d’un œil de camera, fixe, vitreux et souvent sans joie ? Un regard glacé. Et du coup, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient : elles ont perdu leur mystère, leur véritable nom et leur fierté. L’arbre se réduit à un morceau de bois banal. Et à celui qui pose son regard sur lui, la première question qui se présente sera celle de son utilité : quel meuble puis-je en tirer ? Quelle est sa valeur économique et mercantile ? On ne s’interroge plus sur son être d’arbre, sur ce qu’il est. On le dépouille de la somptueuse beauté première de créature, telle qu’elle est issue de la main du Créateur. L’arbre du paradis en a été chassé pour meubler désormais le monde de l’homme, d’un Adam qui a dû troquer sa vie de contemplation pour une vie de labeur. Les créatures issues de la main généreuse du Dieu-Créateur n’en ont pas perdu leur âme pour autant, mais elle sommeille, à peine accessible encore à la perception de l’homo faber. Du coup, l’ombre tombe sur leur origine : pourquoi les choses sont-elles là ? Question superflue : elles sont simplement là, sans autre raison que celle d’être là.
Adam, ton œil serait-il donc malade ?
L’œil du vieil Adam que nous sommes tous devenus a bien changé depuis les jours du paradis. Il était sans convoitise alors, mais il est devenu prisonnier de la frénésie de domestiquer les hommes et les choses. L’œil ne regarde plus, il convoite.
Oui, l’œil d’Adam est malade et il ne voit qu’à moitié. L’âme des choses lui échappe ; il ne perçoit que l’écorce et l’enveloppe. L’œil s’est affaibli à force de ne jouir que de la lumière artificielle, le grand Soleil s’étant couché. Dieu qui a créé tout, l’homme et l’univers, souffre d’une séculaire éclipse solaire : plus de couleurs désormais ni de relief. Et plus de joie. L’âme des choses est partie en exil et l’œil est blessé. Adam, qu’est-il donc arrivé à ton œil ?
Son œil habite notre cœur
Il est donc malade, notre œil ? Oui, mais pas éteint. Car nous avons été créés par Dieu et « son œil habite notre cœur », selon le mot du Siracide [1]. Nous avons beau faire ce que nous voulons, nous ne parviendrons jamais à effacer les traces de Dieu en nous. Le regard de Dieu, qui s’est posé sur nous au moment de notre création, reste fixé sur notre rétine, brûlé pour toujours sur la paroi au fond de notre œil. Le reste n’y pourra jamais paraître plus qu’en surimpression. L’homme occidental ne pourra laver son œil de l’image de Dieu qui s’y est fixée pour toujours. L’œil de Dieu habite au fond de notre œil. Et nous continuerons à regarder Dieu tels que nous avons été regardés par lui lorsqu’il nous a créés. Ce regard reste pour toujours un regard congénital, que rien ne peut enlever.
Certes, la naïveté du regard spontané a disparu et il ne reviendra plus jamais dans sa fraîcheur originelle. Depuis des siècles, l’homme occidental porte un regard « adulte » sur tout. Il en est venu à passer tout son champ de vision par le filtre de la critique. Il scrute tout, il analyse tout, il pratique un doute méthodique et universel. Rien n’est d’ailleurs plus légitime que ce regard critique sur les êtres et les choses. Car ce regard critique – tranchant par moment avec une impitoyable lucidité, comme une lame –, ce regard lui aussi nous a été donné de la part de Dieu qui nous a créés. C’est même entrer dans le regard même de Dieu que de vouloir toucher le noyau de vérité contenu dans chaque être. Dieu nous a établis comme des intendants perspicaces chargés de la gestion du monde. L’« émergence du sujet », fruit de la Renaissance et de l’Aufklärung en Occident, est la réalisation d’un vouloir divin qui appartient à l’acte créateur même de Dieu. « Allez et soumettez… » est inclus dans le fait même d’être « à l’image et à la ressemblance de Dieu ».
Chasser le Père ?
Mais il n’y a pas seulement eu l’« émergence du moi » de l’homme occidental ; il y a eu le gonflement de ce moi. En nous situant au cœur de notre être de créature de Dieu, en jouissant donc du droit d’être sujet comme lui, il ne fallait pas pour autant le chasser comme Père, à la façon des mauvais serviteurs de la parabole, qui, s’appuyant sur les dons que leur maître leur avait faits avant de partir, lui ont fermé la porte lors de son retour de voyage.
Atteindre l’âge de sujet adulte, serait-ce alors le dernier mot de l’homme vis-à-vis de son Dieu ? Que non ! Car l’affirmation du moi, même si quelque part elle est porteuse de cellules cancéreuses en puissance, peut aussi bien engendrer une seconde naïveté, une spontanéité reconquise. C’est que l’homme, en accédant à l’âge adulte, n’en conserve pas moins en soi des traits de son enfance. Ainsi en est-il de l’homme occidental : la crise de la rationalité n’a pu rompre le cordon ombilical qui le relie à Dieu. Retrouver le regard pur d’avant la tentation prométhéenne, mais purifié par l’épreuve de la critique moderne, c’est possible et indispensable. Mais par quel chemin ?
Le soleil et le diamant
Le premier obstacle à vaincre, c’est la vieille objection du siècle des Lumières, répandue et répétée jusqu’à nos jours en Occident et ailleurs, qui affirme qu’il ne peut y avoir place pour deux : pour Dieu et pour l’homme. L’homme et Dieu sont des concurrents qui devraient s’exclure mutuellement. Il s’agit donc d’une alternative. Il faut choisir : c’est l’homme ou Dieu. Car si Dieu est Dieu, dit-on, il ne peut plus y avoir de place pour l’homme. Dieu ne peut qu’écraser l’homme, et celui-ci ne pourra que « tuer » Dieu. Car la dépendance de l’homme vis-à-vis de Dieu est incompatible avec son autonomie. Entre les deux – hétéronomie et autonomie –, il n’y pas de troisième voie. C’est l’une ou l’autre.
Mais est-il bien vrai que l’homme et Dieu ne peuvent être que concurrents ? Ne pourraient-ils exister l’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre ? La Bible et l’Évangile nous présentent Dieu et l’homme comme des partenaires d’alliance, placent l’homme dans une sorte de noble autonomie hétéronome. C’est là le sens profond de la notion d’Alliance, qui court comme un fil rouge à travers les deux Testaments. La Bible ne présente jamais Dieu et l’homme comme des concurrents, mais comme les partenaires d’une alliance, même s’il reste vrai que c’est Dieu qui prend l’initiative de l’instaurer et de la restaurer lorsque l’homme y est infidèle. La suprématie de Dieu se traduit plus par la miséricorde que par le pouvoir. Son pouvoir n’est jamais plus grand que lorsqu’il pardonne, comme le formule une ancienne prière de la liturgie des défunts. Comment d’ailleurs la puissance de Dieu pourrait-elle jamais écraser l’homme ? Comment l’état de dépendance de l’homme vis-à-vis de son Dieu pourrait-il en arriver à un point tel qu’il lui enlève son caractère de sujet autonome et libre ?
Un diamant accusera-t-il jamais le soleil, qui jette sur lui ses rayons, de lui enlever son être de diamant ? Ne se réjouira-t-il pas plutôt d’avoir le privilège de baigner en sa lumière ? Car plus le soleil l’inonde de ses rayons – plus le soleil est soleil –, et plus le diamant gagne en brillance et plus le diamant sera donc diamant. La lumière ne supprime pas son autonomie ; au contraire, elle la fonde. Ainsi en va-t-il de l’homme et de son Dieu. Plus Dieu est Dieu, c’est-à-dire plus il est Créateur et Sauveur, et plus l’homme en tant que sa créature sera homme et accédera à sa véritable humanité. C’est le Dieu-Sujet qui fonde l’homme-sujet.
Un Dieu qui parle
C’est donc précisément dans l’acte créateur de Dieu que se fonde l’autonomie de l’homme. C’est cet acte créateur qui pose l’homme dans une existence libre, qui lui accorde et garantit son état de personne. Dieu en créant l’être humain lui donne sa véritable grandeur et sa dignité. Il est devenu « son image et sa ressemblance » [2].
Mais il y a plus. La révélation chrétienne va au-delà de cette affirmation première de la dignité de l’homme. L’homme est aussi l’interlocuteur de Dieu – fils de Dieu au sens propre du terme. Car on parle à un fils et Dieu est un Dieu qui parle à l’homme. Or celui qui parle se met quelque part au niveau de celui à qui il adresse la parole et en fait son interlocuteur. Par le fait même, il s’oblige à parler le langage de celui-ci. Le Dieu de la Bible n’est pas comme ses homonymes païens : ceux-ci se contentent de trôner, de régner et de se taire. Comme le dit le Psaume 115 [3] : « Leurs idoles sont d’argent et d’or, faites de main d’homme ; elles ont une bouche mais ne parlent pas ; elles ont des yeux et ne voient pas ; elles ont un nez et ne sentent pas ; des mains et ne palpent pas ; des pieds et ne marchent pas ; elles ne tirent aucun son de leur gosier ».
En adressant la parole à l’homme, Dieu pose l’homme, fixe l’homme pour toujours dans sa position de sujet « interpellable » et responsable, libre de dire « oui » ou « non ». Par cet appel à une libre réponse, Dieu pose l’homme dans une situation où celui-ci est libre et responsable, et donc autonome alors qu’il est en fait dépendant. Dieu lui demande de dire « oui », mais de le dire librement. C’est cela, l’autonomie hétéronome de l’homme.
« Nous voulons voir Jésus » [4]
Dieu a fait plus encore : Il a fait en sorte que nous puissions non seulement l’entendre mais encore le voir. Il a envoyé son Fils qui est « le resplendissement de sa gloire et l’expression de son être » [5].
Dieu aurait pu agir autrement – nous sauver par un simple acte de volonté, pour ainsi dire à distance ; ou bien il aurait pu se contenter de nous adresser sa Parole par les prophètes et les sages. Car sa Parole est « puissante comme un glaive à deux tranchants » et peut briser même la dureté glaciale du cœur de l’homme. Comme dit le Psaume [6] : « Dieu envoie sa parole, et c’est le dégel… ». Mais Dieu est allé plus loin que le don de sa Parole : il a fini par l’incarner en Jésus de Nazareth. Son Fils est devenu homme comme nous. Dieu a voulu se montrer, se donner à voir, nous manifester un visage humain. Il s’est livré en son Fils incarné, son Fils unique, vrai Dieu et vrai homme. « Nous L’avons vu et entendu, dit saint Jean, et nous avons pu Le toucher de nos mains » [7]. Dieu s’est rendu visible.
Il n’est pas étonnant, dès lors, d’entendre des Grecs dire à Philippe et André dans l’Évangile de Jean [8] : « Nous voulons voir Jésus ». Et cette demande de païens se fait précisément à l’heure où le Fils va dévoiler tout son mystère dans la passion et la résurrection. Car cette vision de Dieu sera surprenante et même déroutante : « Des rois vont rester bouche close, car ils voient ce qui ne leur avait pas été raconté et ils observent ce qu’ils n’avaient pas entendu dire » [9]. Ce sera le moment où nous pourrons comprendre vraiment la Béatitude : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ».
« Devenir comme des petits enfants »
*Pour voir Jésus, il y a cependant une condition : celle de la conversion du cœur. L’accès à Jésus demande la metanoia, le retournement du cœur. Rebrousser chemin, ce sera précisément revenir jusqu’à ce tournant où l’homme a choisi de se mettre à la place de Dieu. La première condition pour retrouver Dieu, c’est de retrouver d’abord l’esprit d’enfance. On ne parvient au Dieu de Jésus-Christ qu’en empruntant le chemin qui passe par Jean le Baptiste. Le passage obligé par le précurseur n’est pas qu’un rappel historique ou anecdotique. Il s’agit d’une incontournable exigence morale et théologique : devenir comme un petit enfant est la condition même de l’accès au Royaume. « Il faut que lui grandisse et que moi je diminue », disait le Baptiste [10]. L’esprit d’enfance fut son secret. Et ce fut pour Jésus le noyau de son message : « Si vous ne devenez pas comme l’un de ces petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux » [11]. Notre maladie n’est pas que celle de l’œil, c’est plus encore celle du cœur. Car la source du regard se trouve dans le cœur : c’est le cœur qui voit. Comme c’est encore le cœur qui peut être aveugle. La Bible parle autant de l’aveuglement du cœur que de celui des yeux.
L’humilité de Dieu
Voir Dieu, c’est d’abord vouloir devenir enfant. Et puisque ce sont seulement les enfants qui comprennent les enfants, ne serait-ce pas la raison pour laquelle il faut une âme d’enfant pour voir Dieu ? Dieu serait-il peut-être lui-même un enfant ?
En tout cas, c’est ainsi qu’il s’est montré. Le mystère de Dieu tel qu’il apparaît dans le Nouveau Testament, c’est que sa manifestation soit si humble, si petite. À l’heure de la naissance de Jésus, le Fils de Dieu, rien n’a bougé à Bethléem : les étoiles ont poursuivi imperturbablement leur cours dans le silence sidéral de toujours ; pas un chien n’a aboyé pour saluer son arrivée comme il le fait pour son maître. Et Marie, qui « conservait toutes ces choses dans son cœur », n’a-t-elle pas été tentée un moment, en regardant son enfant pour la première fois, de se faire la réflexion : le Fils de Dieu, n’est-ce que cela ? Un enfant comme les autres ? Oui, Dieu ce n’est que cela : un enfant couché dans une mangeoire.
On raconte que Bernadette, à qui l’on demandait, lors de son entrée au couvent de Nevers, de faire à ses consœurs le récit des apparitions, le fit très vite et qu’en guise de conclusion elle termina en disant : « Eh oui, mes sœurs, Bernadette ce n’est que cela ».
C’est précisément la grandeur et la puissance du Dieu des chrétiens que de pouvoir se présenter tout petit aux hommes. Car il faut être très grand pour être à même de se faire très petit.
Le désir de possession
Mais il y a une autre condition pour pouvoir accéder à Dieu, pour arriver à la pureté de l’œil et du cœur qui nous permet de « voir » Dieu et pour éviter les tentations qui troublent notre regard. Cette triple tentation dont parle saint Jean dans sa Première Lettre [12] : « N’aimez pas le monde, puisque tout ce qui est dans le monde – convoitise de la chair, convoitise des yeux et confiance orgueilleuse dans les biens – ne provient pas du Père, mais provient du monde. Or le monde passe, lui et sa convoitise. Mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure à jamais ». Le désir de possession nous empêche de voir Dieu, car il rend notre œil impur. Or ce désir narcissique de l’amour de nous-même nous est congénital depuis la chute.
L’homme en effet est comme un arbre planté dans la terre, solidement fixé par trois racines d’où il tire toute l’énergie vitale dont il a besoin pour vivre et grandir. Ces racines ont été fixées par le Créateur lui-même : les couper signifierait la mort de l’homme. Ces pulsions vitales lui fournissent énergie, vitalité et dynamisme, bref le goût de vivre.
Mais il est arrivé à cet arbre ce qui arriva à l’arbre de Jonas. Cet arbre, que Dieu avait, selon la Bible, planté pour protéger le prophète contre les ardeurs du soleil, était une cause de grande joie pour Jonas. Mais le lendemain vint un petit ver, qui s’attaqua à la racine, et la plante creva [13]. Quel serait donc ce petit ver qui s’attaque à nos racines comme à celles de l’arbre de Jonas ? C’est le « je ne servirai pas » que même des anges ont proféré vis-à-vis de Dieu. En refusant de servir, l’arbre meurt. Le désir d’avoir rend la plante malade lorsqu’il devient un désir de posséder sans limites. Le désir de savoir se transforme en cancer d’autosuffisance intellectuelle et d’orgueil spirituel. Et le désir du pouvoir se mue en soif de domination et de violence.
L’arbre humain est devenu semblable à celui de Nabuchodonosor dont parle le prophète Daniel [14] : « Voici un arbre au milieu de la terre dont la hauteur était immense. L’arbre devint grand et fort et sa hauteur parvenait jusqu’au ciel et sa vue jusqu’aux extrémités de la terre… Mais voici que descendait du ciel un Vigilant, un Saint. Il criait avec force et dit : “Abattez l’arbre et coupez ses racines. Dépouillez son feuillage et éparpillez ses fruits !” ». L’arbre humain a été piqué à la racine par le petit ver de l’autosuffisance et de l’orgueil.
Pour voir Dieu, il faut que cet arbre destiné à la mort soit guéri. Il faut qu’il soit greffé sur l’arbre de vie, qui est l’arbre de la croix du Christ. « Voici le bois de la croix », chante la liturgie du Vendredi Saint, « auquel a été suspendu le salut du monde ». Avoir, savoir et pouvoir sont des dons de Dieu. Mais il ne faut pas s’arrêter aux dons, il faut remonter jusqu’au Donateur pour lui rendre grâce et lui obéir.
Culpabilité et repentir
À l’opposé de l’orgueil se situe une autre pathologie : celle de la culpabilité, de la culpabilisation gratuite. Même si cette maladie est beaucoup moins répandue de nos jours qu’autrefois, elle reste un obstacle qui barre l’accès à Dieu dans la confiance. C’est le passage au repentir vrai qui est son seul remède. Le vrai repentir ouvre l’accès à Dieu.
Sans doute certains chrétiens ont-ils souffert autrefois d’une conscience de leurs fautes malheureuse, écrasante et fausse. Il existe en effet une véritable pathologie du sentiment de culpabilité. Mais aujourd’hui ? Ne sommes-nous pas passés à une attitude contraire, à l’absence de toute conscience du péché ? Or quelle serait la plus grande souffrance : celle d’un sentiment trop aigu de la faute ? Ou celle de l’inconscience, voire de la négation du péché et du glissement imperceptible dans le rêve fallacieux de l’innocence ? Il en va de la vérité sur l’homme : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous » [15]. Or seule « la vérité nous rendra libres » [16].
Mais nous voir nous-mêmes tels que nous sommes, avec nos faiblesses et nos péchés, ne nous sera supportable que si nous avons le cœur transpercé par l’amour que Dieu nous porte en premier, avant même que nous n’ayons pensé l’aimer nous-mêmes. « En ceci consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés le premier et qui a envoyé son Fils en victime d’expiation pour nos péchés » [17].
La réalisation de cette révolution copernicienne du cœur est pour tout homme la condition indispensable pour voir Dieu et accéder à lui. Elle implique la révélation en nous de notre péché, mais celle-ci présuppose la conscience de Dieu. Car sans cette conscience nous ne pouvons dépasser la simple notion de faute et arriver à la vraie notion de péché. Seul Dieu peut par sa grâce nous faire connaître la nature et la gravité de nos péchés ainsi que leur pardon. Pour avoir le regard pur et vrai sur notre péché, il nous faut d’abord avoir été touchés par l’amour de Dieu et par sa grâce.
Le regard pur sur soi-même
L’œil purifié par le repentir et la grâce du pardon procure avant tout un regard clair et limpide sur soi-même. Il crée en l’homme cet espace silencieux et bienheureux où l’homme est libre de cette fièvre des passions et de ce désir d’autosuffisance qui ont obnubilé après la Chute la clarté boréale du beau matin de sa Création. L’homme se retrouve dans sa vérité première tel qu’il a été créé. Il se découvre « image et ressemblance de Dieu », un être de vérité, de bonté et de beauté, comme Dieu lui-même.
En effet, au fond de son cœur, il retrouve la soif pure et insatiable du vrai. Dieu a mis dans le cœur de l’homme un « radar spirituel » qui ne peut dévier du chemin de la vérité sans y être ramené, comme une boussole qui ne peut que pointer vers le nord magnétique. Et l’homme qui possède ce regard pur sur lui-même se découvre tout autant comme un être de bonté, habité par un désir du bien et du bonheur si fort que, comme le dit saint Augustin, « mon cœur est sans repos, jusqu’à ce qu’il ait trouvé son repos en Toi, Seigneur ». Enfin, l’homme se découvre aussi un être épris de beauté. Car Dieu, à l’image de qui il a été créé, est Vérité, Bonté et Beauté. D’ailleurs, « le beau est le halo autour du vrai » (Aristote).
Le regard pur sur les choses
L’œil pur affine tous les sens : la vue, l’ouïe, le sens du toucher. On voit les choses et les hommes avec plus de netteté ; on entend mieux ; on ressent avec plus d’intensité. Et cela procure une joie toute particulière. L’homme qui se promène dans un jardin avec le regard pur voit avec plus d’attention les choses autour de lui ; il s’intéresse aux plus humbles d’entre elles ; il est attentif à la fleur au bord du chemin, à l’oiseau caché dans les branches, à la poussée secrète de la sève dans l’arbre, au passage mouvant des nuages. Pour l’homme à l’œil et au cœur purs, un jardin est un bruissement silencieux de vie aux mille voix secrètes. L’homme qui a l’œil pur palpe un livre et l’ouvre avec précaution, car celui-ci n’est pas pour lui un simple produit commercial, un vulgaire morceau de papier imprimé. On acquiert un regard neuf sur les choses comme sur soi-même : elles sont fragiles, vulnérables et belles, dignes d’être aimées.
Nombreuses sont les légendes qui nous sont parvenues de moines à l’œil purifié par l’ascèse et la solitude, illustrant comment ils percevaient Dieu, les hommes et le monde d’un regard neuf et innocent. Leur monde était un univers pacifié, libre de toute violence. À la fin de sa vie, Paul, ermite dans le désert de la Thébaïde près du Nil, recevait la visite de son ami Antoine. Celui-ci se demandait comment il arriverait par ses propres forces – diminuées elles aussi depuis longtemps déjà – à enterrer son ami après sa mort. Il ne disposait d’aucun outil. Et voici que le moment venu, se présentèrent deux lions qui, de leurs griffes puissantes, creusèrent une tombe décente pour l’ermite défunt. C’est une légende bien sûr, mais chaque légende n’est que l’écaille qui entoure l’amande d’une vérité. L’œil pur replace l’homme dans l’innocence du paradis. Il crée en lui ce regard contemplatif qui s’approche des choses et des hommes avec un immense respect : il les touche, mais ne les manipule pas.
Le regard pur sur les hommes
L’œil pur voit également les hommes tels qu’ils sont, créés à l’image et à l’effigie de Dieu, dans leur vérité, leur bonté et leur beauté – mais aussi dans leur fragilité et leur finitude. Pour voir l’homme tel qu’il est, il faut emprunter le regard de Dieu sur lui, le regarder comme Dieu le regarde : pour l’admirer tout autant que pour l’entourer de son amour et de sa compassion.
Ceci est particulièrement vrai pour le regard de l’homme sur la femme et vice versa. Regarder l’autre du regard de Dieu, c’est échapper au regard froid de l’homme sur sa femme et de la femme sur l’homme ; c’est être fasciné plutôt par la beauté de l’âme et du corps de l’autre. Le regard pur sur l’autre dans le couple et dans la société manque souvent de nos jours. La femme ne serait-elle donc qu’un objet désirable ? Et l’homme ne serait-il qu’un amant enflammé ? Le couple aurait-il perdu son âme et son mystère ? Et l’enfant existerait-il surtout en fonction de nous, poupée pour grandes personnes ? Ne faudrait-il lui donner la vie que pour autant et dans la mesure où cela nous arrange ? Et les parents, que deviennent-ils lorsque leurs enfants se sont envolés du nid ? Il ne faudrait pas les réduire à n’être qu’un pauvre couple d’oiseaux laissés à eux-mêmes, trop faibles pour s’envoler en migration vers des pays plus chauds.
L’œil pur regarde aussi les autres dans leur vérité, c’est-à-dire comme des frères et des sœurs, et ce regard ne peut souvent être qu’un regard de compassion. Car l’image de Dieu dans leur âme et dans leur corps a été embuée, blessée même par le mystère du mal et par la compagne du mal, la souffrance. L’œil purifié est un œil de compassion. C’était l’œil de saint François d’Assise dont parlent les Fioretti. Il interdisait à ses frères d’arracher les arbres de la forêt avec leurs racines. Il fallait les élaguer, pour qu’ils puissent reprendre vigueur au printemps suivant. Il ne fallait pas souffler les bougies ni les torches, mais les laisser respectueusement se consumer. Même les vers de terre, François ne les écrasait pas, mais il les ramassait et les mettait à l’abri, car d’autres passants pourraient les écraser. Au cœur de l’hiver il portait du miel et du vin chaud aux abeilles. Il fallait bien leur rendre quelque peu ce qu’elles avaient donné en été : un service en vaut un autre.
Mais surtout, François regardait ses frères d’un œil de compassion et de miséricorde. « Dieu m’a donné des frères », ne cessait-t-il de répéter. Aussi fit-il aux responsables de son ordre cette consigne : « On ne peut jamais trouver sur terre un frère qui a péché gravement et beaucoup, mais vous a regardé dans les yeux pour demander miséricorde, et qui soit renvoyé de chez vous sans avoir reçu miséricorde. Et même s’il ne demande pas miséricorde, il faudrait encore la lui offrir. Et s’il péchait encore mille fois et sous vos yeux, aimez-le plus encore que vous-mêmes pour le conduire jusqu’au Seigneur ». Et à un autre endroit, aux mêmes supérieurs de l’ordre, il dira : « Ne laissez jamais quelqu’un partir triste de chez vous ».
Le regard pur sur Dieu
Ouvrant la Bible, dès les premières pages déjà, nous lisons la raison de ces aliénations de l’homme vis-à-vis de son prochain, de l’homme vis-à-vis de sa femme, de l’homme vis-à-vis du cosmos. Elles sont dues à une autre aliénation : celle de l’homme vis-à-vis de son Dieu. Car au moment même où l’homme transgresse la loi de son Dieu et où il rompt la relation à son Créateur et Législateur, toutes les autres relations sont blessées et le regard sur tout se corrompt. « Leurs yeux à tous les deux s’ouvrirent et ils virent qu’ils étaient nus. Ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes… L’homme et sa femme se cachèrent devant le Seigneur. Le Seigneur appela l’homme et lui dit : “Où es-tu ?” » [18]. A partir de ce moment, la relation avec Dieu devient problématique et leur yeux ne supportent plus sa vue : ils se cachent. Mais en même temps, leur regard sur eux-mêmes se trouble : leur nudité devient un problème ; elle les dérange. « Et à la femme Dieu dit : “Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera” » [19].
Même leur relation à la nature se détériore ; la terre devient dure à labourer : elle fera germer des épines et des chardons, et l’homme travaillera à la sueur de son front [20].
C’est donc au moment même où le regard de l’homme sur Dieu est touché que son regard sur tout le reste change et devient opaque. C’est en effet la pureté du regard de l’homme sur Dieu qui est la condition de voir tout être humain et toute chose avec l’innocence garantissant qu’ils soient perçus dans leur vérité. Au moment même où l’homme essaie de manipuler Dieu, il perd prise sur tout le reste.
Le regard qui guérit
Comment donc guérir du glaucome qui nous afflige ? En empruntant le regard pur du Christ, qui purifie notre œil et qui est venu pour nous faire voir le visage du Père. Lui seul peut restaurer la pureté de notre œil : « Nul n’a vu le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui il a bien voulu le révéler » [21]. Il faudra donc regarder ce Fils : « Qui M’a vu a vu le Père », répond-il à la question de Philippe lors de la dernière Cène.
C’est donc lui, le Christ, et lui seul qu’il nous faudra regarder longuement pour purifier notre regard et guérir notre œil.
Mais le Dieu que nous verrons en regardant le visage du Christ est un Dieu surprenant. Il n’est pas d’abord « le Seigneur du ciel et de la terre, dont la gloire remplit l’univers ». Il est d’abord un Dieu compatissant, et même un Dieu qui souffre dans la condition humaine qu’il a assumée pour nous. Le Dieu que nous regardons dans le Christ est un Dieu qui souffre précisément à cause de nous : « Ils regarderont », dit le prophète Zacharie [22] cité dans l’Évangile de saint Jean [23], « vers Celui qu’ils ont transpercé ».
Le Dieu apparu dans notre champ visuel depuis la venue du Christ est un « Dieu de sang » : « Qui est donc celui qui vient d’Edom et de Bosra avec du cramoisi sur ses habits, bombant le torse sous son vêtement, arqué par l’intensité de son énergie ? Pourquoi y a-t-il du rouge sur son vêtement ? Pourquoi ses habits sont-ils comme ceux d’un fouleur au pressoir ? La cuvée, je l’ai foulée seul, parmi les peuples. Personne n’était avec moi. Leur sang a giclé sur mes habits et j’ai taché tous mes vêtements » [24].
Bienheureux donc les cœurs purs, qui voient les souffrances de leur Dieu, car c’est par ses plaies qu’ils ont été guéris.
Regardons-le donc, notre Dieu de souffrance et de gloire, ce Fils de Dieu mort et ressuscité. Regardons-le avec amour. Car il ne se montre qu’à ceux et celles qui le regardent avec amour, après avoir été eux-mêmes regardés d’abord par lui avec miséricorde. C’est par la contemplation du Christ pascal, plus encore que par nos efforts ascétiques, que nous serons transformés en lui et que son regard deviendra le nôtre. C’est pourquoi il a pu nous dire : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». C’est là une béatitude, c’est-à-dire une félicitation, loin avant d’être un commandement.
+ Godfried Cardinal Danneels
Archevêque de Malines-Bruxelles
[1] 17, 8.
[2] cf. Genèse 2.
[3] 4, 8.
[4] Jn 12,21.
[5] Hébreux 1, 3.
[6] 147, 18.
[7] 1 Jean 1,1.
[8] 12, 21.
[9] Isaïe 53, 15.
[10] Jean 3,30.
[11] Marc 10, 15.
[12] 2, 16.
[13] cf. Jonas 4, 6s.
[14] 4, passim.
[15] 1 Jean 1, 8.
[16] Jean 8, 32.
[17] 1 Jean 4, 10.
[18] Genèse 3, 7s.
[19] Genèse 3, 16).
[20] cf. Genèse 3, 18.
[21] Luc 10, 22.
[22] 12, 10.
[23] 19, 37.
[24] Isaïe 63, 1-3.