Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 8 mars 2020
Le dimanche 8 mars, le père Guillaume de Menthière a donné sa deuxième conférence du cycle 2020 sur le thème “L’Église de Pierre : une, structurée, indéfectible”.
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Texte de la conférence
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Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
L’Église de Pierre
Une, structurée, indéfectible
Au pied du mont Thabor, lieu supposé de la Transfiguration du Seigneur, se trouve un village arabe du nom de Daburiyya, et dans ce village les restes d’une église ancienne appelée, dit-on, « l’église des Neuf apôtres ». On imagine en effet que Jésus ayant emmené avec lui pour être témoins de sa gloire Pierre, Jacques et Jean, le reste des Douze faisait le pied de grue, si j’ose dire, en bas de la montagne, ignorant ce qui se tramait là-haut, et sans doute légèrement dépités de n’être pas parmi les trois chouchous qu’à plusieurs reprises le Maître avait gratifiés d’un appel particulier. N’est-ce pas les trois mêmes qui avaient vu la résurrection de la fille de Jaïre (Mc 5,37) ? ne serait-ce pas ce trio encore qui entrerait au jardin de Gethsémani dans l’intimité du Christ en son agonie (Mc 14,33) ? Les mêmes qui voient aujourd’hui Jésus transfiguré sur le Mont Thabor, verraient Jésus défiguré sur le mont des Oliviers. Ceux qui, éberlués, avaient contemplé sa gloire divine, le verraient au comble de son abaissement humain. Redoutable privilège dont sont écartés les neuf autres apôtres. On n’ose pas imaginer, n’est-ce pas, qu’ils purent en concevoir quelque jalousie…
Égalitarisme
C’est que manifestement le Christ qui aime tout être humain d’un amour éternel et infini, appelle chacun à des rôles particuliers. Il veut le bien de tous, mais il ne donne pas tous les biens à tous. Nous ne sommes pas à ses yeux des pions interchangeables, nous avons une place qu’il nous assigne avec sagesse et par amour. C’est un des points sur lequel la mentalité égalitariste de notre époque achoppe souvent. Tout ce qui est donné à l’un, pense-t-on aujourd’hui, doit être aussi donné à l’autre, sous peine d’iniquité. Y’a pas de raison ! Si quelqu’un possède quelque chose, tout le monde y a droit, sans quoi il faut dénoncer le pire des crimes : la discrimination ! Ces sortes de conceptions égalitaristes sont poussées de nos jours à un tel paroxysme qu’il faut que je vous narre, l’aventure qui m’advint tandis que j’expliquai au catéchisme l’appel des douze apôtres par Jésus. Une petite fille courroucée, Amélie, se leva pour dénoncer une injustice. Je crus qu’elle allait faire valoir quelques considérations féministes, réclamer qu’il y eût des femmes parmi les Douze, revendiquer le droit que les petites filles pussent devenir prêtre comme les autres, ou quelques exigences de cet ordre bien dans l’air du temps. Mais pas du tout. Amélie était bien plus cohérente. Elle poussait la logique égalitariste jusqu’en son dernier retranchement. L’injustice qu’elle prétendait dénoncer, était, somme toute, l’injustice en son principe, la mère de toutes les injustices. « Moi, dit-elle avec un aplomb qui me laissa abasourdi, moi je trouve que c’est injuste que ce soit toujours le même qui soit Dieu, il faudrait que ça change ». Un peu comme dans la cour de récréation ce n’est pas toujours le même le chat, ou comme au bridge ce n’est pas toujours le même le mort, il faut que les rôles puissent passer de l’un à l’autre. Et cette petite fille étonnante nous expliqua les bras croisés et le front buté qu’elle attendait son tour d’être Dieu ! Elle n’en démordrait pas, sinon tout simplement, elle ne jouerait plus….
Les enfants nous le savons, ont toujours des intuitions théologiques profondes et de fait il n’est pas faux que nous soyons appelés à être Dieu. Sans avoir lu les Pères de l’Église, Amélie disait à sa manière un peu raide la grande intuition de l’admirable échange qui fait le fond de l’histoire du salut. Elle reprenait sans le connaître les mots du grand Athanase : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Mais comme son aïeule Ève, la petite écolière devait apprendre à recevoir comme un don ce qu’elle revendiquait comme un droit. Oui, Amélie, c’est bien la vie divine que le Seigneur a résolu de te donner, non pas pour que tu règnes à sa place, mais pour que tu partages sa vie et son bonheur.
Les charismes
L’anecdote que je viens de conter, dit bien mieux, ce me semble, que toutes les explications du monde, la difficulté qu’éprouvent nos contemporains à accepter le choix de Dieu. Pourquoi certains sont-ils manifestement mis à part ? Pourquoi Israël plutôt que les Gaulois ? Pourquoi Jésus a-t-il choisi Pierre, Jacques et Jean sur la montagne et non pas les neuf autres ? Pourquoi d’ailleurs a-t-il choisi ces douze-là et non pas, Lazare, Marthe et Marie qui étaient pourtant ses amis, ou encore ce jeune homme riche qui était si bien disposé et qu’avec un peu de tact et de diplomatie il aurait aisément pu attirer à sa suite ?
Le créateur n’a pas donné tous les biens à toutes ses créatures. La force qu’il a donnée au lion, il l’a refusée à la gazelle sans aucune injustice de sa part. La vélocité de la gazelle il ne l’a pas donnée à la tortue et la carapace de celle-ci fait défaut aux chimpanzés. Comme dit l’Écriture avec sagesse : Dieu n’a pas donné l’intelligence à l’autruche mais à la course elle surpasse tous les cavaliers (cf. Jb 39,17-18). Cela n’aurait aucun sens de crier au scandale et à la discrimination parce que le Créateur ne nous a pas donné d’ailes pour voler alors que les moineaux en sont pourvus. Le mouvement écologique, si puissant de nos jours, tend à nous faire considérer ces différences au sein de l’univers créé comme une richesse à protéger, un écosystème harmonieux qu’on ne brutalise pas sans dommage. Il en va de même pour la sainte Église. En elle se trouve une grande diversité de rôles, de missions, de conditions, de charismes qu’il faut respecter parce qu’elle a été voulue par le Seigneur.
Écologie
Lorsque Clément de Rome, un des tous premiers papes, écrit vers l’an 96 sa Lettre aux Corinthiens, il emploie des arguments écologiques. Pour mettre fin aux séditions qui se trament à Corinthe, il montre que le même Dieu qui a créé l’univers a aussi fondé l’Église. Et puisque le Cosmos et l’Église ont le même auteur, une même harmonie doit y régner. De même que Dieu créa un univers infiniment bigarré et cependant parfaitement unifié dans la paix, de même a-t-il pourvu l’Église de fonctions, de charismes, de ministères variés qui doivent se compléter dans la concorde. Ainsi l’obéissance aux pasteurs légitimes est le premier comportement écologique ! Voilà qui donne à réfléchir. L’anarchie est une pollution. Il existe un lien entre l’ordre du Cosmos et la hiérarchie ecclésiale.
Clément décrit alors la structure ordonnée voulue par Dieu dans la sainte Église. Déjà dans l’ancienne alliance, explique-t-il, le peuple d’Israël était organisé : Au grand prêtre des fonctions particulières étaient confiées ; les prêtres avaient leur place, les lévites leur service, le laïc les obligations des laïcs. (40,5). Cette analogie prépare évidemment l’organisation du peuple de la Nouvelle Alliance : évêque, prêtre, diacre, laïc. Face aux remises en cause de cette structure ecclésiale, le témoignage de Clément de Rome est de première importance. Il atteste formellement du caractère apostolique de l’institution d’une hiérarchie au sein de l’Église. Contrairement à certaines illusions naïves, il n’a jamais existé, même brièvement au temps des apôtres, une communauté enthousiaste où la ferveur partagée aurait été la seule règle et la seule loi. Toujours le cercle des disciples a été structuré et organisé.
Le champ de Dieu
Au fond, l’écologie est le nom moderne de la vertu de tempérance. Une de ses manifestations primaire est le Bénédicité, cette prière de début de repas qui ancre en nous la reconnaissance pour le don reçu et nous arrache à une mentalité de propriétaire. Tout ne nous est pas dû et nous remercions le Seigneur pour le fruit de la terre et du travail des hommes. Il en va de même pour l’Église que saint Paul appelle le champ de Dieu (1 Cor 3, 9). Nous tirons de cette plantation divine avec gratitude notre nourriture spirituelle. Nous pouvons désirer ce champ plus performant, vouloir changer de culture, extirper en lui les mauvaises herbes, mettre des engrais de toute nature qui amélioreront son rendement, mais prenons garde : il y a les pesticides de l’erreur séduisante qui à la longue s’avèrent néfastes et ruineux. Il y a ces haies qui l’enserrent et dont nous voudrions nous passer pour l’agrandir en je ne sais quel remembrement irresponsable. Il y a des mauvaises herbes pécheresses que nous prenons pour telles parce que peut-être nous ignorons leur rôle bénéfique dans l’économie générale. Il y a des lois dogmatiques de saine agriculture qu’on ne peut violer sans amères déconvenues. L’Église champ de Dieu n’est pas d’abord le champ de toutes les expérimentations possibles ni le terrain d’éclosion des revendications les plus diverses. Elle est un don merveilleux à recevoir avec gratitude et à cultiver avec responsabilité, selon des lois que nous n’avons pas à déterminer nous-mêmes mais dont le Céleste Jardinier l’a pourvue.
Oui, la Terre est à la fois une merveilleuse Mère nourricière mais aussi une Maison commune qui a ses normes à respecter, ses structures à sauvegarder, sa diversité à préserver. On peut dire analogiquement la même chose de la sainte Église. Elle est une Mère généreuse qui nous nourrit abondamment des bienfaits de Dieu. Toutefois elle est aussi une Maison bien charpentée, avec ses portes grandes ouvertes, ses fondations inébranlables, ses baies lumineuses, l’agencement de ses murs dogmatiques, sa constitution hiérarchique particulière.
Le fondement : le Christ
Or le fondement de l’Église, c’est le Seigneur lui-même. De fondement, en effet, dit saint Paul aux Corinthiens (1 Co 3,11) nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, c’est-à-dire Jésus Christ. C’est en Jésus que s’élève harmonieusement toute la construction de l’Église. C’est lui qui l’a voulue et l’a dotée de ses structures propres. Notre maître, en effet, vous l’aurez remarqué, n’est pas tout à fait un rabbi comme les autres. D’ordinaire ce sont les élèves qui choisissent le rabbi qu’ils veulent adopter. Avec le Christ, le mouvement est inverse. C’est Jésus qui se choisit des disciples et les appelle à le suivre.
Durant ses trois années de vie publique nous voyons le Seigneur tout occupé à agréger autour de lui un cercle de disciples. Voilà bien l’étonnant. Jésus ne nous a laissé aucun écrit, aucune œuvre d’art ou grande découverte scientifique, il n’a pas conquis de Royaume ou révolutionné les lois de la cité. A quoi s’est-il principalement attaché ? A constituer un groupe autour de lui. A façonner une communauté chargée de le continuer. Que nous reste-t-il tout compte fait de son passage sur la terre ? rien d’autre que l’Église, c’est-à-dire ce ramassis d’hommes et de femmes glané sur les routes de Palestine, qu’il a agrégé en un corps et structuré d’une manière bien précise. La révélation qu’il porte, il ne l’a pas confiée à un livre, mais à l’Église.
Il a fait choix de douze disciples et a placé Pierre à leur tête, articulant la primauté à la collégialité. Il a en tout pourvu au bien de la communauté qu’il instituait, à son gouvernement et à sa vie. Par toutes sortes d’initiatives efficaces il a préparé et bâti son Église. Il est venu rassembler tous les enfants de Dieu dispersés. Il est ce Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Il a aimé l’Église et s’est livré pour elle en mourant sur la Croix. Il l’a fait naître de son côté ouvert de crucifié, manifestant ainsi qu’il n’était pas seulement le fondateur d’une société qui pourrait le prolonger après sa mort et se démarquer de Lui, mais le fondement d’une communauté inséparable de son Seigneur.
Ressuscité et élevé dans la gloire du ciel, il n’abandonne pas les siens, il demeure tous les jours avec eux jusqu’à la fin du monde, il ne les laisse pas orphelins, il leur donne l’Esprit Saint. Ah ! nous le voyons bien, frères et sœurs, Jésus n’a eu qu’une idée en tête : accomplir le dessein du Père et le dessein du Père, c’est l’Église. Qu’il est beau de percevoir dans toute l’Écriture, ce qu’on pourrait appeler, révérence gardée, l’entêtement de Dieu, son obstination à mener à bien, malgré les récalcitrances de ses créatures, son projet initial, cette communion qu’il voulait fonder et que le péché a détruite. Son dessein est si bien arrêté qu’il envoie son propre Fils pour l’accomplir. Et Jésus, le Fils obéissant, fera tout ce que le Père lui a commandé. Comme un bon architecte il construira une Église plantée sur les colonnes apostoliques, formée de pierres vivantes, unifiée par le lien de l’Esprit. Il s’attachera à cette Église de manière indéfectible accomplissant ce que le prophète avait dit à la Cité sainte : Ton bâtisseur t’épousera (Is 62,5).
Ceux que tu m’as donnés
Les évangiles nous relatent quel soin le Christ apporta au choix des douze apôtres, destinés à être les colonnes de l’Église. Ce ne fut manifestement pas une mince affaire. Jésus ne les a pas désignés à la légère, il n’a pas tiré au sort ou pioché à l’aveuglette. Lui, le propre Fils de Dieu, il ne juge pas superflu de passer toute une nuit en prière avant d’appeler les Douze (Lc 6,12-16). Prier toute une nuit, pourquoi ? parce que Jésus ne s’attribue pas à lui-même ses disciples, il les reçoit de la main du Père : « Ils étaient à toi et tu me les as donnés »(Jn17,6). Frères chrétiens : voilà bien le trait qui nous définit le mieux ! Nous sommes les cadeaux que Dieu le Père fait à Jésus ! Nous ne sommes pas des dossiers archivés dans les registres du ciel ou simplement des numéros matricules. Nous sommes ceux que le Christ reçoit du Père et pour lequel son cœur tressaille dans la nuit où il prie ! L’Église n’est pas née de fidèles qui se seraient réunis de leur propre initiative pour perpétuer le souvenir de Jésus. Sans quoi il pourrait y avoir plusieurs églises comme il y a plusieurs chapelles d’obédience bonapartiste ou marxiste. Non, l’Église est une parce qu’elle est voulue et rassemblée par le Fils unique. Elle est cette tunique sans couture dont parlent les évangiles de la Passion (Jn 19,23). Cette tunique tissée d’en haut, c’est-à-dire par Dieu même. Ce vêtement que les bourreaux du Christ ne déchirèrent point, que ses disciples se gardent de le lacérer par leurs péchés et leurs querelles ! Si le Seigneur crucifié a gardé l’intégrité de son corps, s’il ne fut ni décapité comme Jean-Baptiste, ni scié comme Isaïe, si aucun de ses os ne fut rompu, c’est pour montrer que l’Eglise devait rester indivise. S’il a tendu les bras à l’heure de sa passion, c’est pour rassembler tous les hommes, juifs et païens, dans l’unité.
Élection
Au regard de la suite des évènements, on peut estimer que la sélection des Apôtres opérée par le Seigneur n’était pas très judicieuse. Pourquoi ces douze humainement si peu performants et qui allaient se montrer si défaillants le moment venu ? Comme les pensées de Dieu nous dépassent ! Choisir un traître parmi les Douze, un renégat comme chef, un persécuteur comme apôtre, est-ce bien raisonnable ? Dans notre esprit le choix de Pierre exigeait une particulière attention. Quand on tient tant à la pérennité de l’Église, on ne la confie pas à n’importe qui. Comment le Seigneur dans sa parfaite lucidité a-t-il laissé à un être si faible le soin de paître le troupeau ? N’était-ce pas prendre un risque considérable ?
Simon-Pierre
Mais qu’avait donc Pierre pour mériter d’être ainsi distingué parmi ses pairs ? Traçons un peu mieux le portrait contrasté de ce pêcheur de Galilée dont le Seigneur allait faire un pêcheur d’hommes.
Thabor
Retrouvons-le sur la montagne de la transfiguration. Pierre eut, en effet, ce privilège inouï de contempler le Christ nimbé de lumière. Voyons-le éberlué devant la gloire de son Seigneur. Bouche bée. On aurait bien compris, assurément, que Pierre restât coi au spectacle de tant de splendeur céleste. Mais l’évangile nous rapporte que le bon apôtre prononça une parole qui paraît frappée de démence : Seigneur, dit-il, veux-tu que nous dressions ici trois tentes . Et quoi ! Grand saint Pierre ! Est-il besoin de meubler par ces trois tentes la conversation ? Le seul silence respectueux n’était-il pas de mise devant une révélation si haute ? Que nous parles-tu de camping ou de bivouac, est-ce le bon moment pour un barbecue ? Frères et sœurs, familiers du monde biblique, vous le savez bien, les tentes auxquelles Pierre fait allusion évoquent probablement la Fête des Tentes, cette fête juive de Soukkôt qui commémore l’exode du peuple hébreu au temps de Moïse. Durant quarante ans, Dieu ne s’est-il pas fait nomade avec son peuple ? N’a-t-il pas vécu au désert, en camp volant (2 S 7,6) comme dit la Bible ? Sa gloire n’a-t-elle pas demeuré sous cette Tente du Rendez-vous que Moïse et Aaron dressaient pour lui ? Chaque année en Israël on se souvient de ce temps fondateur où l’on a habité sous des huttes, des cabanes, des abris de branchages et de fortune : c’est la Fête des Tentes.
De quelles manifestations était ponctuée au temps de Jésus la solennité de Soukkôt ? Le grand jour de la fête, le Temple de Jérusalem était entièrement illuminé, des flambeaux innombrables faisaient briller ses marbres superbes, il resplendissait de toute sa gloire. Voilà qui est, c’est le cas de le dire, fort éclairant. Voilà qui nous aide à comprendre la Transfiguration de Jésus. Au moment même où, là-bas, sur la colline de Sion, le Temple fait de main d’homme se pare de mille lumières, Jésus éblouissant sur la montagne se révèle comme le vrai Temple en qui habite corporellement toute la plénitude de la divinité (Col 2,9). N’y a-t-il pas ‒ si j’ose ainsi parler pour des mystères si hauts ‒ comme une sorte de pied de nez, d’ironie en tout cas de la part du Seigneur ? Vous pouvez faire feu de toutes vos loupiottes, Moi, je suis la Lumière du monde (Jn 8,12). Vous pouvez bâtir les plus somptueuses demeures, Moi, je suis le vrai Temple.
Soukkôt
Que la Transfiguration du Seigneur ait eu lieu durant Soukkôt est donc assez probable. Or le passage de saint Matthieu qui nous la rapporte commence par ces mots : huit jours plus tard. De toute évidence, la manifestation glorieuse du Seigneur succède à une autre scène qui eut lieu une semaine auparavant. Il n’est guère difficile de percevoir en remontant un peu notre évangile que la scène en question est la confession de Pierre à Césarée de Philippe. À la question du Seigneur : Pour vous que dites-vous que je suis ? c’est Pierre, décidément toujours prompt à parler, qui a répondu au nom de toute l’Église : "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant." En réponse, Jésus lui dit : "Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié."
On est frappé du caractère très solennel de la déclaration de Jésus. Elle est tellement explicite que plusieurs commentateurs issus du monde Réformé ont voulu y voir une interpolation tardive, mise sur les lèvres de Jésus pour justifier les prétentions du Siège de Rome ! Plus personne, même parmi les exégètes protestants, ne pense cela désormais. Le jeu de mot araméen sur Képhas, le sémitisme des expressions lier et délier, chair et sang, tout témoigne pour l’authenticité de cette parole du Christ, véritable institution de la primauté pétrinienne. Elle se présente comme une prophétie et une promesse. De même que se sont accomplies les paroles dites autrefois à Juda par Jacob « tes frères te glorifieront et le sceptre n’échappera pas à ta tribu »(Gn 49,10) de même les promesses faites à Pierre se devaient d’être accomplies au cours de l’histoire par Celui qui les avaient prononcées.
Yom Kippour
Il faut dire que si notre hypothèse d’une Transfiguration liée à la fête de Tentes est exacte, alors la confession de Pierre à Césarée prend cadre dans la liturgie du Yom Kippour. En effet, une semaine avant Soukkôt, la liturgie juive célèbre le Jour du Grand Pardon. Que se passait-il ce jour-là ? C’était l’unique jour de l’année où le grand-prêtre pénétrait dans le Saint-des-Saints, le lieu le plus sacré du Sanctuaire de Jérusalem, celui que nul jamais ne pouvait fouler sans encourir la mort. Le grand-prêtre, seul, au jour du Yom Kippour, avec un frémissement sacré, passait de l’autre côté du voile et là, dans le Saint des Saints, il prononçait dans un murmure le Nom ineffable, le Nom de Dieu. Ce Nom autrefois révélé à Moïse, ce tétragramme si redoutable qu’aucune lèvre ne peut le dire, le grand-prêtre le susurrait de manière inaudible à l’abri des oreilles non chastes, cette unique fois de l’année dans le lieu le plus saint de la Terre.
Voyez, frères et sœurs, s’il n’y a pas une merveilleuse convenance à ce que le pêcheur du lac, disciple de Jésus, confesse la divinité de son Maître, au moment précis où le Grand-Prêtre articule les quatre lettres du Nom de Dieu dans le Temple. Il y a plus qu’une coïncidence. Pierre, bien mieux que tous les grands-prêtres, est entré dans le Saint des Saints, dans le Mystère du Dieu avec nous. Pierre, bien mieux que les Pontifes, a nommé Celui qui est Dieu béni au-delà de tout (Rm 9,5). C’est bien pourquoi le Seigneur va manifester à son disciple qu’il est établi désormais Grand-Prêtre du culte véritable. Il lui dit : Tu es heureux Simon fils de Jonas. D’où vient que Jésus le nomme de cette manière ? N’est-ce pas, toute oreille biblique le comprendra, pour faire allusion au célèbre grand prêtre Simon, fils d’Onias que l’Écriture décrit magnifique quand il sortait de derrière le voile, donnant la bénédiction du Seigneur et revêtu de l’honneur d’avoir prononcé son nom (Si 50,1.5.20) ? Et pourquoi Jésus donne-t-il à son disciple ce nom nouveau de Képhas qui signifie Rocher ? Ne le désigne-t-il pas comme le vrai Caïphe, le vrai grand-prêtre ? N’est-il pas cet Elyaquim, intendant du Palais, dont le Seigneur avait dit par la bouche du prophète Isaïe : Je mettrai la clef de la maison de David sur son épaule, s’il ouvre, personne ne fermera, s’il ferme, personne n’ouvrira (Isaïe 22,22).
Certes, c’est le Christ qui détient la clef de David (Ap 3,7), c’est Lui qui ouvre ou ferme sans que personne ne puisse s’y opposer, c’est Lui qui est le Roc sur laquelle l’Église est solidement bâtie. Il est manifeste que l’Évangile affirme de Pierre tout ce qui en droit doit être affirmé de Jésus. On ne peut pas dire plus clairement que l’autorité de Pierre est l’autorité de Jésus. La Parole du Christ ne passe pas et les papes successifs sont assis dans la chaire de Pierre.
Je me souviens d’une magnifique photo de saint Jean Paul II serrant dans ses bras un jeune enfant trisomique. L’image était en elle-même superbe mais la légende m’a semblé inspirée. Sous la photo on voyait en effet inscrit : le pape et l’enfant, les deux clefs du Royaume. Nul en effet n’entre dans ce Royaume dont le pape détient les clefs, s’il ne devient comme un enfant (Mt 18,3).
La maison de Pierre
En parlant de la Transfiguration nous avons évoqué le Temple grandiose, superbement restauré par Hérode le Grand. Les Apôtres eux-mêmes ne pouvaient contempler le faste de la demeure du Très Haut sans s’extasier devant le chatoiement des marbres et des ors, devant la taille colossale des pierres de premier choix. Qui n’a pas vu le Temple de Jérusalem ne sait pas ce qu’est la beauté, dit le Talmud. Est-ce là véritablement la demeure de celui qui n’a pas où reposer la tête (Mt 8,20) ? Certes non. L’évangile nous fait connaître une autre demeure de l’Emmanuel, du Dieu avec nous. A plusieurs reprises, les évangélistes mentionnent laconiquement que le Seigneur revint à la maison. Qu’entendent-ils par là ? Est-ce la Maison de son Père, le Sanctuaire du Très-Haut à Jérusalem ? Est-ce l’atelier de saint Joseph dans la bourgade de Nazareth, ou encore la propriété de ses amis Marthe, Marie et Lazare, à Béthanie ? Non ! Voyez s’il vous plaît quelle est la maison du Seigneur : c’est à Capharnaüm, au bord du lac, une humble maison de basalte noir, la pierre volcanique du pays, dont se servaient les pauvres pour construire leurs abris. Cette demeure de roc grossier c’est la maison de Pierre, qu’il partageait avec sa belle-mère. Et c’est là que Jésus habitait. C’était "sa maison" disent tout bonnement les évangélistes (cf. Marc 3, 20). Car c’est toujours dans l’Église de Pierre que le Seigneur habite. Simon, Pierre, Jean-Paul, Benoît, François... Changement de nom, mais pas d’adresse. Lin, Clet, Clément, Sixte, Corneille, Cyprien, Innocent et Pie ou Grégoire : c’est toujours dans la maison de Pierre qu’habite le Verbe de Dieu.
Vade retro Satanas
Quel honneur, quel prestige pour le petit patron pêcheur ! Tout émoustillé par le rôle et l’attention spécifique que lui accorde le Seigneur, Pierre croit pouvoir prendre en main les affaires du Bon Dieu. Lorsque Jésus annonce à ses disciples que le Fils de l’homme aura à souffrir et à mourir, le sang du fougueux apôtre ne fait qu’un tour : Non Seigneur, cela ne t’arrivera pas . Alors fuse, cinglante, la réponse : Vade retro Satanas (Mt 16,23) ! Quelle douche froide ! Pauvre Pierre, Rocher humain ! Après l’évidence, l’écartement… Heureux es-tu Simon, fils de Jonas ! … Passe derrière moi, Satan. Lui qui était déjà prêt à chausser la tiare, le voici remis à sa place. Il voulait jouer les gardes du corps du Seigneur et il aura effectivement la garde de ce grand corps du Christ qu’est l’Église mais rien ne se passera comme il l’avait prévu dans sa simplification de croyance. Le disciple n’est pas au-dessus de son maître. Il n’est pas non plus devant ou sur les côtés, il est derrière. Quel enseignement pour nous ! Aussi haut est le ciel au-dessus de la terre aussi hautes sont les pensées de Dieu au-dessus de celles des hommes. Quel vertige de penser à ces hauteurs !
A vrai dire c’est une tentation permanente pour tous les chrétiens de faire leur œuvre pour Dieu plutôt que de laisser l’œuvre de Dieu se faire en eux. C’est la tentation de tirer Jésus à soi, comme Pierre tirant le maître par la manche pour lui faire de vifs reproches. La tentation de devancer le Christ, de caracoler en tête, de prendre en main les affaires du Bon Dieu à la place de ce grand maladroit de Jésus qui ne sait pas très bien s’y prendre, qui n’y connaît rien en « marketing » et en « comm. ». Ce pauvre Jésus, il ne sait pas se vendre…ainsi pensait Judas…
Pastorale
Remarquons-le ce sont des désirs louables, des projets de service et de dévouement qui portent en eux cette tentation. On devient aisément des entrepreneurs en christianisme, plutôt que des disciples du Christ. La tentation n’est pas nouvelle. L’énergique « Vade retro » de l’évangile nous le rappelle. Alors quoi ! Jésus est-il encore notre Vivant Pasteur ? Les chrétiens sont-ils encore des brebis « pasteurisées » ou se sont-ils installés depuis belle lurette à leur compte ? Qui a les commandes de mon existence ? Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Une question décisive se pose : Jésus est-il vraiment le Pasteur de tous nos projets ecclésiaux ? Ces initiatives que l’on nomme si facilement pastorales, le Christ en est-il effectivement l’auteur ? A-t-il eu seulement son mot à dire ? A-t-il été, à tout le moins, consulté dans la prière ? Ou bien n’est-il là que pour bénir et protéger une machinerie ecclésiale qui s’organise en fin de compte en dehors de lui ?
Un jeune me livrait un jour la clef d’une conversion spectaculaire : « Autrefois, disait-il, je priais Dieu pour qu’il m’aide. Maintenant je le prie pour qu’il me guide ». Sentez-vous la différence entre un adjuvant et un Pasteur, entre un auxiliaire et un Maître ?
Jeudi Saint
Simon-Pierre devra apprendre à suivre. Il n’en a pas fini d’ailleurs de ses stupéfactions devant le comportement si déconcertant de son Maître. Assoyons-nous avec lui à ce dernier repas que voulut prendre le Christ avant de mourir. En cette nuit du Jeudi saint nous voyons Simon Pierre se rebiffer. C’en est trop de voir son Seigneur à ses pieds, il proteste, chacun doit tenir son rang. Quelle extravagance de parler et d’agir comme un dieu et après cela de laver les pieds de ses disciples comme un vulgaire esclave païen !
« Sachant que le Père a tout remis entre ses mains », c’est ainsi que s’ouvre en saint Jean (13,3) le récit du lavement des pieds. Or ces mains plénipotentiaires nous les voyons essuyer amoureusement les pieds des douze apôtres. Ces mains qui détiennent tous les dons du Père, les voici à présent qui caressent les pieds de Judas, ces pieds qui quelques instants plus tard vont courir dans la nuit pour trahir. Mieux : ces mêmes mains entre lesquelles le Père a tout remis seront clouées, trouées, poinçonnées laissant couler par leur béance tout le pouvoir reçu du Père et qu’il renonce à exercer. Oui le Christ n’a pas harpagonné le rang qui l’égalait à Dieu (Ph 2,6), toutes les prérogatives divines il les abandonne et les laisse par amour s’échapper de ses mains percées.
Reniement
On comprend que Pierre ne comprenne pas. On comprend qu’il soit dépassé de toute part par de si hautes révélations. Comme lorsque Jésus avait prétendu donner sa chair à manger et que face à des propos si choquants, l’Apôtre totalement ahuri par le discours halluciné de son maître n’avait pu que dire : Seigneur, à qui irions-nous tu as les paroles de la vie éternelle ? (Jn 6,68). C’est trop difficile, ces paroles sont trop dures à avaler, elles nous surplombent et nous toisent de trop haut, mais du fond de notre incompréhension, nous te faisons confiance, Seigneur.
Confiance, confiance… jusqu’à un certain point…. car la peur joue son rôle aussi qui allait amener Pierre à renier son maître. L’évangile ne fait pas mystère de ce triple reniement : Je ne connais pas cet homme (Mc 14,71) dit l’apôtre choisi. Et le coq se met à chanter.
Quelle aubaine et quel miracle, frères chrétiens, que de la flèche écroulée de Notre-Dame on ait pu retrouver le coq ! N’y a-t-il pas dans ce fait providentiel un signe qui nous est donné. Il dit beaucoup au peuple de France, le fier gallinacé dressé sur tous les clochers de notre pays ! C’est un animal très gaulois et très évangélique, le coq. Par le même chant, il dénonce le reniement et annonce le dénouement de la nuit. Il nous fait pleurer nos péchés nocturnes et nous tourne vers l’aurore de la miséricorde. Il est l’image de cette Église qui déambule dans les ténèbres du monde proclamant la bonne nouvelle du jour qui vient. Puisse le chant de l’Église éveiller beaucoup d’âmes à la lumière !
La nasse de Pierre
On sait comment, après Pâques, au bord du lac, le Seigneur ressuscité allait manifester son pardon à l’apôtre renégat. Sept disciples, symbole de ces 70 nations que l’Église doit rassembler, sept disciples donc, étaient sur la barque lorsque le Ressuscité fit abonder dans les filets les poissons d’une pêche miraculeuse. Ce filet, c’est l’Église, la nasse de Pierre, ce pêcheur d’hommes. Lancé dans le cirque aveuglant du monde c’est l’Empire qu’il fera entrer dans ses filets, intrépide rétiaire de la bête romaine ! L’abondance surnaturelle de poissons aurait dû faire craquer le filet de toutes parts, mais il ne se déchira pas, il ne connut pas de schisme dit littéralement l’évangile, précisément parce qu’il représente l’indivisible Église. Il contenait dans ses mailles 153 gros poissons (Jn 21,11). Que signifie cette étonnante précision numérique ?
Rebecca
Six conférences de carême ne suffiraient pas à vous rapporter toutes les hypothèses qui ont été émises à ce sujet. La plus connue, s’appuyant sur Pline l’Ancien, fait valoir que 153 est le nombre d’espèces de poissons répertoriées dans le monde d’alors. Ainsi c’est l’universalité de l’Église, destinée à accueillir tous les hommes, qui serait mise en avant par l’évangéliste. Mais une autre explication me séduit davantage. Elle s’appuie sur la gématrie, cette forme d’exégèse numérique qui repose sur le fait que dans les langues bibliques chaque lettre a une valeur chiffrée. Ainsi chaque mot est associé à un nombre, et donc inversement un nombre renvoie à un mot. Or il n’est pas difficile de découvrir que 153 est la valeur numérique du nom Rebecca, parce qu’en additionnant la valeur de chaque lettre de ce nom on obtient 153. Fort bien, me direz-vous, mais quel rapport entre ces poissons et Rebecca ? Pour le comprendre il faut se souvenir que Rebecca, épouse d’Isaac, est la mère de deux jumeaux, Jacob et Ésaü. Elle est ainsi aux yeux des Pères une figure de l’Église qui est mère indissociablement des juifs et des païens. Les chrétiens issus d’Israël ou des nations ont la même mère, la sainte Église. Ainsi les 153 poissons pris dans le filet apostolique représentent l’Église Une portant en son sein les circoncis et les incirconcis.
Triple confession
Cette unité, Pierre se devra de la servir, comme Jésus Ressuscité lui en assigne la mission. Autour d’un feu de braises qui rappelle celui où Pierre s’était chauffé dans la cour de son triple reniement, le Seigneur interroge par trois fois son disciple : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?…Tu sais bien Seigneur que je t’aime ! (Jn 21, 15 sq) Trois fois la crainte avait renié, trois fois l’amour a confessé. Quelle humiliation pour celui qui avait juré ses grands dieux que jamais il n’abandonnerait le maître : Même si tous t’abandonnent, moi je ne t’abandonnerai pas (Mt 26,35). Le voilà mis face à son péché et à son impuissance. Et pourtant c’est bien à ce disciple indigne que le Seigneur confie son troupeau : Pais mes brebis. Quelle miséricorde ! Non seulement Pierre est pardonné par le Christ, mais il se voit confirmé dans sa mission de conduire l’Église. Pais mes agneaux ! Cette parole n’est pas adressée au groupe des Apôtres, mais au seul Simon-Pierre. Prononcée juste avant l’Ascension du Seigneur, elle ressemble au manteau jeté par Élie sur Élisée, et elle est répétée trois fois ! Manifestement Jésus confie à Pierre un rôle spécifique. Dira-t-on qu’il lui octroie seulement une dignité, une certaine préséance, une primauté d’honneur ? C’est là une idée bien peu évangélique et très mondaine. Le Christ ne distribue pas des médailles et des titres, il confère des missions et donne la grâce pour les accomplir en esprit de service.
Apôtre de la miséricorde
Le Seigneur révéla Pierre à lui-même avant de le mettre à la tête des autres, explique saint Grégoire le Grand, afin que l’expérience de sa propre faiblesse lui fît connaître avec quelle miséricorde il devrait supporter les faiblesses d’autrui . Pour conduire une Église qui offre à tous les hommes le pardon de Dieu, il fallait un chef qui en eût fait l’expérience pour lui-même. Dieu seul est humble et miséricordieux par nature, les hommes le deviennent le plus souvent par apprentissage. La conduite si manifestement lamentable de presque tous les disciples au jour de la Passion du Seigneur devait leur ôter toute prétention de vouloir fonder l’Église sur leur fidélité ou leur vertu…
Les apôtres d’hier, les évêques d’aujourd’hui et de tous les temps, ne peuvent être de bons ministres de la miséricorde divine, sans avoir fait l’expérience de leur misère, sans avoir goûté pour eux-mêmes combien Dieu est bon qui pardonne leurs péchés. Saint Ambroise au moment où il allait accéder par acclamation populaire à l’épiscopat ne demanda rien d’autre au Seigneur que la grâce de la compassion et le don de savoir pleurer avec les pécheurs.
Le Roc
Il est bon d’avoir perçu les fragilités de saint Pierre et des autres apôtres. Si le Seigneur bâtit son Église sur ces colonnes et ce rocher, ce n’est pas parce que leurs vertus humaines les rendent inébranlables. Bien au contraire les évangiles se plaisent à nous tracer le portrait d’un Pierre chancelant, d’un homme de peu de foi (Mt 14,31), d’un nain de l’adhérence, selon la traduction savoureuse de Chouraqui. Ce qui rend la foi de Pierre infaillible, ce n’est pas son courage, sa lucidité, sa sainteté ou quelques autres qualités dont certains papes au cours de l’histoire, avouons-le, se sont montrés bien dépourvus. Non, ce qui fait que Pierre ne peut sombrer, c’est la main du Seigneur qui le hisse sur le navire et le retire des gouffres où sa faiblesse le plongeait. Ce qui donne sa fermeté à la foi de Pierre c’est la prière que Jésus fit pour lui : Simon, Simon, j’ai prié afin que ta foi ne défaille pas, toi quand tu seras revenu, affermis tes frères (Lc 22,32).
Celui qui a reçu du Seigneur la charge d’affermir ses frères dans la foi ne peut pas errer en matière de doctrine. L’infaillibilité de l’Église, colonne et soutien de la vérité (1Tm 3,15) s’exprime par la voix du pape. Telle fut, dès les premiers temps, la conviction de l’Orient et de l’Occident indivis. Aux prises avec d’inextricables querelles Byzantines qui mettent en lambeaux la robe sans couture du Seigneur, saint Jérôme ne voit pas d’autre issue que d’en appeler au pape Damase : Moi, qui ne veux suivre personne autre que le Christ, lui écrit-il, je communique avec votre béatitude, c’est-à-dire, avec la chaire de Pierre ; je sais que l’Église est bâtie sur cette pierre. Dans l’Orient compliqué Jérôme n’a qu’une idée simple : quiconque est uni à la chaire de saint Pierre se trouve de son parti.
Infaillibilité
Cinquante ans plus tard, on attribue aux Pères orientaux du Concile de Chalcédoine lorsqu’ils lurent le Tome à Flavien du pape saint Léon, ce mot si expressif : Pierre a parlé, la cause est entendue. C’est le sens du dogme, si mal compris, de l’Infaillibilité pontificale défini au Concile Vatican I. Une autorité humaine, si haute soit-elle, peut-elle s’arroger la propriété toute divine de l’infaillibilité ? N’est-ce pas une flagrante imposture ? Mais le cœur de la religion chrétienne n’est-il pas précisément d’affirmer que Dieu se communique aux hommes ? Si l’Église est Jésus continué, la communication des idiomes ne doit-elle pas connaître une forme de prolongement en son sein ? Les foules de Galilée ne s’étonnaient-elles pas que Dieu ait donné un tel pouvoir aux hommes (Mt 9,6) ? Lorsque l’Église revendique l’infaillibilité, elle ne fait pas preuve d’une prétention intolérable. Au contraire, avec humilité, elle manifeste que ce qu’elle possède ne vient pas de son fond propre, mais qu’elle reçoit tout de son Seigneur. Pour elle, ce serait ingratitude de ne pas confesser la sainteté, la plénitude, l’infaillibilité qu’elle a reçues de Dieu. Or toute la vérité a été déposée dans l’Église par les Apôtres comme dans un riche cellier, c’est donc là qu’il faut la puiser, sans chercher ailleurs. Si selon la religion naturelle chacun s’en remet à la voix de sa conscience, dans la religion révélée chacun écoute l’Église : qui vous écoute, m’écoute a dit notre Seigneur à ses Apôtres (Lc 10,16). Voilà pourquoi le Cardinal Newman pouvait porter un toast à sa conscience d’abord, ce vicaire naturel du Christ et au Pape ensuite, ce vicaire institué du Christ.
Depuis le jour de la Pentecôte, Pierre prend la parole pour exprimer la foi de l’Église. Nul ne remit en cause ce jour-là sa préséance dans une communauté primitive où pourtant tant d’autres pouvaient se prévaloir de quelques primauté : Jean le disciple que Jésus aimait, les frères du Seigneur, André le premier appelé … Mieux, Pierre semble personnifier toute l’Église qui se concentre en quelque sorte en lui. Que j’aime cette page des Actes où l’on voit les disciples unanimes priant sans relâche pour Pierre emprisonné par le Sanhédrin (Ac 12,5) ! Car toute la communauté se sent incarcérée quand son chef est dans les fers. Ubi Petrus, ibi Ecclesia dira tout bonnement saint Ambroise.
Le Pape et l’Esprit
Le Seigneur a doté son Église d’une structure ministérielle. Depuis saint Grégoire le Grand, le pape, au sommet de la hiérarchie ecclésiale, porte ce beau nom : serviteur des serviteurs de Dieu. Il n’est pas le vicaire de l’Église, mais le vicaire du Christ qui se tient au milieu de nous comme Celui qui sert(Lc 22,27). Saint Paul VI manifestait sa douleur de ce que la figure du pape était quelquefois présentée dans certains courants œcuméniques comme un obstacle à l’unité. Sans le pape, dit-on, l’union des Églises séparées avec l’Église catholique serait plus facile. Mais c’est là une idée absurde et dangereuse. Absurde car sans le pape l’Église Catholique ne serait plus ce qu’elle est et ne pourrait donc pas s’unir avec qui que ce soit. Et dangereuse parce que le ministère de Pierre venant à manquer, l’Église ne serait plus ce que le Christ a voulu qu’elle soit. L’unité se décomposerait aussitôt en une mosaïque de chapelles. Il y aurait, comme l’avait déjà bien vu saint Jérôme, autant de schismes que de prêtres.
Cela dit, serviteur de l’unité, le pape est le garant de la communion, pas l’éteignoir de toute initiative ou de toute velléité d’innovation. Pierre n’est pas un roc qui écrase, mais le rocher qui supporte et qui soutient. L’Église n’a pas un cœur sec, elle est le Temple de l’Esprit Saint. C’est l’Esprit, c’est-à-dire l’amour de Dieu, et non pas le pape, qui la fait vivre. Sans l’Esprit, l’Église est une simple organisation, l’autorité une domination, la mission de la propagande, le culte une évocation et l’agir chrétien une morale d’esclaves.
Dans ses célèbres fioretti, Angelo Roncalli, devenu le pape Jean XXIII, raconte qu’en 1959, peu après avoir, par une inspiration assez inattendue, annoncé l’ouverture d’un nouveau concile, il eut quelques difficultés à trouver le sommeil. Dans quelle aventure avait-il lancé, peut-être inconsidérément, l’Église ? Un soir qu’il ruminait ces pensées sans parvenir à s’endormir, il entendit intérieurement une voix qui lui disait :
— Angelo, qui est-ce qui conduit l’Église ?, est-ce le pape ou le Saint Esprit ?
— Oh ! C’est le Saint Esprit, Seigneur, c’est le Saint Esprit !
— Alors dors, Angelo, dors !
Le troupeau du Christ n’a rien à craindre du pape et des évêques car c’est l’Esprit Saint qui les a établis comme gardiens (Ac 20,28) ! Bienheureuse Église que le Paraclet enseigne et défend. Le Seigneur n’a-t-il pas promis aux siens l’Esprit de vérité (Jn 14,17) ? On ne perçoit pas en français combien cette expression est merveilleusement paradoxale. En grec comme en hébreu l’Esprit c’est le souffle, l’élément fluide et souple par excellence, qui s’immisce et s’engouffre où il veut, sans qu’on sache ni d’où il vient ni où il va (Jn 3,8). La Vérité en revanche, selon l’étymologie sémitique c’est l’Emounah, le roc, le solide, l’indéfectible, l’inébranlable Amen dont nous ponctuons nos prières. Ainsi l’Esprit de vérité est le souffle solide, le vent pétrifié ou la pierre volatile. Ces oxymores disent fort bien, me semble-t-il, le merveilleux paradoxe de l’Église : la permanence de son institution et la souplesse de sa vie, l’infaillibilité de sa structure et l’imprévisibilité de son aventure, la pérennité de son organisation et la vitalité de son cœur. Pour qu’une société perdure, disait Pascal, il faut des accommodements ou des miracles. Que l’Église sans cesse combattue et menacée subsiste dans sa cohérence inflexible, cela est divin.
Église visible et invisible
Dans le Credo, l’Église est mise en rapport avec l’Esprit Saint. L’Église est à ce point unie à l’Esprit qu’elle partage avec lui le même symbole : elle est la colombe, cette colombe unique d’une blancheur immaculée (Ct 5,2 ; 6, 9) que le Seigneur a aimée. Une colombe si uniquement unique en dilection, dit saint François de Sales dans sa langue savoureuse, que toutes les autres mises auprès d’elle en parangon, méritent plutôt le nom de corneilles que de colombes. La colombe est un animal sans fiel, fidèle, et gémissant. Ainsi en va-t-il de l’Église où nulle méchanceté ne se rencontre, qui est unie à un unique Epoux, et qui prie sous l’action de l’Esprit par des gémissements ineffables : Ne livre pas aux bêtes, Seigneur, l’âme de ta tourterelle, n’oublie pas pour toujours la vie de tes pauvres. (Ps 74,19)
Presqu’inévitablement dans notre langue et dans notre mentalité cartésienne lorsqu’on parle de l’Esprit on l’oppose à la matière. On a tôt fait de supposer que l’Esprit ne peut susciter qu’une Église toute mystérieuse, intérieure, invisible, subtile, à mille lieux de la lourde machinerie d’une Église corporelle, extérieure et visible. La tentation d’opposer ainsi une communauté toute spirituelle à un organisme grossièrement charnel est aussi récurrente que pernicieuse. C’est selon les mots du Cardinal de Lubac hypostasier un rêve et vouloir séparer ce que Dieu a uni. Car l’Écriture fait d’une Église visible la condition de l’existence d’une Église invisible. Il y a un seul Corps et un seul Esprit, dit l’Apôtre (Ep 4,4). Faut-il le rappeler, en effet, c’est par l’Esprit Saint que le Verbe prend chair. Dans la religion de l’Incarnation, l’arbre de la grâce est raciné profond, pour parler comme le poète Charles Péguy et le spirituel est lui-même charnel :
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c’est la même essence et la même stature.
La logique de l’Incarnation
Souvent je reçois des paroissiennes qui viennent me parler de leur vie spirituelle. Elles me racontent alors leur retraite chez les bons Pères, l’excellence ou les difficultés de leurs oraisons, les illuminations de leur esprit à la lecture de tel ouvrage pieux. Tout cela est très édifiant, mais n’y a-t-il pas méprise sur le qualificatif « spirituel » ? La vie spirituelle n’est-elle pas la vie selon l’Esprit ? Or l’Esprit ne nous porte pas uniquement - et sans doute pas principalement - à des exercices de piété ou de dévotion, il nous plonge plutôt au fond des marmites pour parler comme sainte Thérèse d’Avila, car Dieu n’est pas moins présent dans le service fastidieux de la vaisselle que dans nos élévations théologiques. Pourquoi mes paroissiennes évoquant leur vie spirituelle ne me parlent-elles pas de leur enfant malade qu’elles ont dû soigner, des réunions qui se sont enchaînées au travail, de la patience et des attentions qu’elles offrent à leur époux, des économies qu’elles ont faites pour le bien du ménage… ? Pourquoi le spirituel n’est-il jamais repéré dans le banal et le quotidien, dans la trame de la vie concrète ? Un prêtre orthodoxe, héros d’un roman de Volkoff, hurle à ses élèves séminaristes en tapant du pied sur le sol : La grâce, Messieurs, la grâce, elle est dans ces planches, dans ces bouts de tuiles, dans ces raccords de ciment. Il y a plus de grâce dans ce sol foulé aux pieds que dans toutes les splendeurs de l’iconostase ! chérissez ce sol dur, ce sol froid…
Nous arrachant à un dualisme platonicien et cartésien, et entrant pleinement dans la logique de l’Incarnation, nous professons une Église bien tangible et concrète, celle qui s’incarne dans des communautés bien réelles, celle qui est structurée par une hiérarchie que Jésus a voulue et à laquelle l’Esprit donne le charisme de l’autorité. Car comme l’exprimait avec force Louis Bouyer : Une Église invisible est la même chose que pas d’Église du tout . Une Église qu’on ne peut ni voir ni toucher est une chimère, mais pas l’Église de Jésus. Car c’est bien le Christ qui reste le vivant Pasteur de son Église. Il ne s’est pas débarrassé de ses brebis en les confiant à Pierre. Il a dit à son Apôtre : « pais mes brebis » et non « pais tes brebis ». Jésus, Verbe incarné, continue de gouverner et faire vivre son Église par un double moyen : par la hiérarchie qu’il institue et par l’Esprit qu’il communique. Deux modes inséparables de l’influence de notre Chef, le Christ, sur son Corps, l’Église.
La grotte-Église
L’Église n’est pas un corps invertébré qui doit se protéger par une carapace. Elle a au contraire été dotée par son Seigneur d’une structure hiérarchique qui lui permet de tenir en ce monde. Elle est pourvue d’un Magistère, celui des évêques en communion avec le Pape, qui lui permet de n’être pas ballotée à tout vent de doctrine (Ep 4,14), tout en restant sensible aux influences et aux signes des temps. Quelle force que de pouvoir professer la vérité parce qu’on n’est pas soumis à élection, à audimat, à part de marché ! Beaucoup de nos contemporains peuvent au moins reconnaître cela : dans la société liquide où nous sommes plongés, société d’opinions, malléable selon les humeurs du temps, l’Église est ce pôle solide préservé de toute démagogie. Elle n’a pas à flatter l’électeur, à brosser le chaland dans le sens du poil, à courir après l’audience.
Si l’Église n’est pas une girouette, elle n’est pas non plus un blockhaus blindé de toutes parts dans ses dogmes et ses traditions. Au contraire, l’Église solidement fondée sur le roc est largement ouverte et déployée, toujours inventive et accueillante. Comme la crèche du Sauveur que l’on vénère à Noël et qui semble devoir accueillir toute la création, depuis les anges célestes et la lumière des astres, jusqu’à l’humble bœuf en passant par les bergers, les rois mages, les chameaux, les brebis et les ânes… Les pèlerins de Bethléem savent que la crèche de la Nativité est une grotte taillée dans la roche. Le Fils de Dieu vient sur la terre et naît sous la terre, il vient chez les hommes et naît parmi les animaux, dans cette grotte qui servait de parking en quelque sorte pour les montures des voyageurs. Quand les maisons se ferment, les portes se cadenassent, les immeubles se calfeutrent et se bardent de verrous, de caméras, de codes, de digicodes, la grotte, elle, est toujours ouverte. Elle offre au tout-venant un abri propice, un accueil généreux, une protection assurée. Quand les palais s’écroulent, les forteresses s’effondrent au fil du temps, les citadelles sont assiégées et démolies, la grotte, elle, au cours des âges demeure aussi indéfectible que la montagne dont elle a creusé le flanc. Belle figure de l’Église indestructible et accueillante, enracinée et ouverte, solidement plantée et fidèlement généreuse. La grotte, les entrailles de la terre, les entrailles maternelles de la terre, accueillent l’enfant-Dieu. Tout comme l’Église, la Grotte est cette mère hospitalière et généreuse.
L’Église maternelle, c’est l’Église de Marie, nous le verrons dimanche prochain.
Introduction par le père Guillaume de Menthière