Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 29 mars 2020
Le dimanche 29 mars, le père Guillaume de Menthière a donné sa cinquième conférence du cycle 2020 sur le thème “L’Église de Geneviève : catholique, prophétique, endurante”.
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Texte de la conférence
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Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
L’Église de Geneviève
Catholique, prophétique, endurante
Lazare est mort et ses deux sœurs en sont inconsolables. Qui n’a connu cette douleur : la mort d’un proche ? Blessure vive et tenace, plaie qui ne se ferme décidément pas. Comme Marthe nous sommes tentés de dire au Seigneur : Mon Dieu, si tu avais été là, ça ne se serait pas passé comme ça, ça ne se serait tout de même pas passé comme ça !….Peut-être monte en nous les vers humiliés de Victor Hugo devant sa pauvre fille défunte :
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l’appela
Quand je lui parle, hélas, pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l’ombre mortelle
L’amour violerait deux fois le noir secret
Et quand ce que Dieu fit un père le ferait !
Face à la mort hideuse et froide, les chrétiens ne sont pas exempts de ces réactions d’incompréhension, d’abattement ou de révolte. Pourtant parce qu’ils sont chrétiens, ils reproduisent les comportements du Christ Jésus tels que l’évangile nous les dépeint en traits saisissants. Dans le cœur du Christ confronté à la mort de son ami Lazare naît, en effet, un faisceau de sentiments mêlés et contradictoires. Comment, par quelle étrange alchimie, peuvent coexister dans un même cœur la paisible certitude, le trouble profond et l’immense action de grâce.
La paisible certitude
Avec quelle puissance souveraine le Seigneur n’affirme-t-il pas : Moi je suis la Résurrection et la vie ! (Jn 11,25) Quelle souveraineté, quelle maîtrise, quelle sérénité ! Il tranche, il commande, il détermine ! Enlevez la pierre ! déliez-le ! À sa voix de tonnerre la mort elle-même vacille : Lazare, dehors ! Voilà bien en qui nous avons mis notre foi. Non pas en un Messie rétracté, incertain et mesuré, mais en Jésus, le fort, l’étincelant, l’Α et l’Ω, le Lion de Juda qui a tout pouvoir et toute puissance au ciel et sur la terre et qui détient les clefs de l’Hadès, le Pantocrator qui dans nos basiliques orne, majestueux, l’immensité des coupoles.
Frères, ancrons en nous les paisibles certitudes de la foi que l’Église nous transmet comme un précieux trésor : oui il y a une vie après la mort, oui il y a un paradis, un enfer, un purgatoire, oui il y aura la résurrection de la chair et le jugement que Dieu portera sur toute chose. Ne nous laissons pas ballotter à tout vent de doctrine (Ep 4,14), vivons la foi sereine et lumineuse de notre mère l’Église.
Le trouble profond
Et pourtant, si solidement charpenté dans la foi, croyez-vous que le chrétien puisse éviter le trouble profond qui étreint tout homme devant la mort ? Croyez-vous qu’il puisse rester insensible, bardé de théologie, fanfaron devant le spectacle désolant des deuils de ce monde ? Pas du tout, la paisible assurance de la foi ne l’empêche pas de souffrir, d’endurer avec effroi les affres du trépas. La foi n’est pas un anesthésiant, ni même un analgésique. Mais voyez plutôt le Christ Jésus. Nous le contemplions à l’instant souverain disant : Je suis la Résurrection, et voici qu’aussitôt après il se trouble, il frémit, il se met à pleurer ! Ô ce verset de l’Évangile ! Le plus court de toute la Bible : Lacrimatus est Jesus, Jésus pleura. Nous avons vu l’effet de sa puissance : il ressuscite Lazare. Voyons l’effet de sa tendresse, il pleure la mort de son ami. Oh ! Comme il nous est proche notre Sauveur ! Lacordaire le disait : Tout est humain en Jésus, même le miracle. Tout est humble et doux, même l’absolue souveraineté. Le serviteur n’est pas au-dessus du maître et le chrétien tout comme son Seigneur pleure la mort de ceux qu’il aime. Sa foi en la résurrection, loin de le rendre indifférent, avive sa sensibilité. De même qu’en Jésus coexistent l’absolue souveraineté et le frémissement de compassion, de même peuvent coexister chez les chrétiens l’absolue certitude de la foi et le trouble profond de la peine. Mais pour le Seigneur comme pour ses disciples la dominante reste la gratitude.
L’immense action de grâce
Écoutez-la plutôt monter de la voix du Sauveur encore entrecoupée de larmes l’immense action de grâce rendue à Dieu le Père : Père, je te rends grâce ; Père, je t’eucharistie car tu m’as exaucé.(Jn 11,41). Quelle puissance dans ce merci du Christ ! Rien ne résiste à l’eucharistie du Fils de Dieu. Et quand le plus humble chrétien à la messe vient unir sa prière à celle de son Sauveur, nous croyons qu’une même efficace venue du Père les saisit tous les deux. D’ailleurs Jésus qui d’un seul mot réveille le mort n’a pas voulu être seul en cet ouvrage. C’est l’Église des disciples qui roule la pierre du sépulcre et c’est encore elle qui répond à l’ordre du Seigneur : déliez-le ! Absolvez Lazare de ses liens ! Ainsi Celui qui a dit à ses Apôtres : tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans les cieux (Mt 18,18) n’a pas voulu agir sans le secours des siens. Il a disposé que ses disciples intervinssent pour l’absolution de ceux que leurs péchés retenaient captifs. Prêtons-nous donc de bonne grâce à l’action de l’Église à qui le Seigneur a confié la tâche de nous délier. L’Église, en effet, ne peut rien remettre sans le Christ et le Christ ne veut rien remettre sans l’Église. Béni soit le Seigneur pour la sainte Église qu’il associe étroitement à son œuvre de rédemption !
Geneviève, consacrée au Seigneur
Sainte Geneviève offre un exemple bien édifiant de cet étonnant mélange d’assurance, de trouble et d’action de grâce que nous venons de décrire. Y eut-il pour notre cité parisienne époque plus tumultueuse que la sienne ? Les menaces, le chaos, la mort semblaient devoir l’emporter définitivement avant que ne se levât cette toute jeune fille inaltérable dans sa foi. En cette église Saint-Germain-L’Auxerrois, qu’il est bon de rappeler l’extraordinaire précocité de cette enfant de Nanterre qui, presque dès le berceau, a voué sa vie à Dieu. On connaît la façon dont les glorieux évêques Loup et Germain ont discerné en Geneviève une âme spécialement choisie par la Providence pour accomplir de grandes choses. Ils prophétisèrent, alors qu’elle n’était qu’une petite fille, qu’elle serait grande et vénérée dans le Seigneur. L’enfant unique de Gerontia et de Severus semblait en effet marquée par la grâce. A l’approche de sa vingtième année, dix ans après les paroles prémonitoires de saint Germain, elle prit le voile des vierges, résolut de se consacrer totalement à Dieu, devenant l’Épouse du Seigneur.
Dans la grande variété de ses formes, la vie consacrée et religieuse a pour but de rendre témoignage de l’union du Christ et de l’Église. Elle est le signe de cette Église-Épouse qui gémit sous l’action de l’Esprit en disant : Amen, viens Seigneur Jésus (Ap 22,20). La vie consacrée est ainsi un don très précieux pour l’ensemble de l’Église. Elle préserve l’Église de s’engluer dans les affaires de ce monde, ou de s’établir à son propre compte. Elle rappelle que nous n’avons pas ici-bas de cité permanente (He 13,14), que nous vivons dans l’attente de la venue du Seigneur, que notre patrie est dans le ciel, qu’il y a un autre type de fécondité que la fécondité charnelle. L’Église n’existe qu’en vue du Royaume, elle attend ce jour où son céleste Époux viendra la chercher pour que les noces soient pleinement consommées dans la gloire divine. Elle désigne le Royaume et pointe vers cette vie future qu’elle anticipe ici-bas. Car l’Église est le Royaume déjà mystérieusement présent (Lumen Gentium n°3). Elle est en quelque sorte au Royaume des cieux ce que la fragile tente de Moïse fut pour le glorieux Temple de Salomon. Ne porte-t-elle pas le nom de ces assemblées du désert ? N’est-elle pas essentiellement itinérante, n’ayant jamais ici-bas achevé de devenir ce qu’elle est ?
Église et Royaume
Saint Jean écrit que ce que nous sommes n’a pas encore paru (1 Jn 3,2). On peut affirmer de même que l’Église ne paraîtra ce qu’elle est qu’au dernier temps. Ce n’est qu’au retour de son céleste Époux qu’elle sera manifestée comme le Royaume de Dieu. Car l’Église est déjà le Royaume, tout comme le peuple d’Israël était déjà l’Église. Entre les trois états successifs de l’Unique Église il n’y a pas rupture mais transformation : le passage d’Israël à l’Église préfigure la transfiguration glorieuse de l’Église terrestre dans le Royaume des cieux. Chacune des venues de l’Époux transforme son Épouse. Telle est l’espérance de l’Église, elle sera emportée par son Époux comme Élie fut emporté sur un char de feu. Elle n’est pas un instrument provisoire dont on se débarrasse une fois l’œuvre accomplie. Elle n’est pas de l’ordre des moyens, elle est la finalité de la Création. C’est dans l’Église transfigurée, en l’Église accomplie, que tous les élus partageront la vie divine à la fin des temps.
Ainsi l’Église n’est pas appelée à disparaître mais à s’épanouir dans le Royaume. Elle n’est pas comme la Loi, dont Paul nous dit qu’elle fut un pédagogue, utile certes pour le temps de l’adolescence, mais dont l’adulte peut se dispenser (Ga 3,24-25). Le Cardinal de Lubac a mis en garde contre ces idéologies qui promettent un Règne de l’Esprit, entièrement dégagé des scories temporelles que traîne avec elle la machinerie ecclésiale. Il n’y a pas d’autre Esprit que l’Esprit de Jésus (1 Cor 12,3). Il n’y aura pas d’ère de l’Esprit succédant à l’ère encore matérielle du Christ. Car comme disait saint Irénée en des propos sans équivoque : Là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, et là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute grâce, et l’Esprit est vérité ; s’écarter de l’Église, c’est rejeter l’Esprit.
Épouse immaculée
Si les personnes consacrées manifestent l’Église-Épouse, les personnes engagées dans le sacrement de mariage deviennent d’une autre manière le signe de l’amour du Christ pour son Église. Deux personnes ne font plus qu’un, c’est ce qui se réalise lorsque le Christ et l’Église ne forment qu’un seul Christ-Total. En tant que Tête le Christ se dit Époux, en tant que Corps il se dit Épouse. Comment l’Église est-elle à la fois le Corps du Christ et l’Épouse du Christ ? Le nom de corps nous fait voir combien l’Église est à Jésus-Christ, explique Bossuet ; le titre d’épouse nous fait voir qu’elle lui a été étrangère et que c’est volontairement qu’il l’a recherchée (…) Le nom d’épouse distingue pour unir ; le nom de corps unit sans confondre.
Qu’il est donc grand le sacrement du mariage ! Ce méga-mystère des noces, a trait au Christ et à l’Église, enseigne saint Paul (Ep 5,32)
Nouvelle Ève
S’est répandue depuis une vingtaine d’années la coutume de célébrer les mariages le vendredi après-midi. Vous avouerais-je que dans les premiers temps cette innovation m’agaçait. Comment ! N’est-ce pas ce jour-là que notre Seigneur est mort ignominieusement pour nous sur la croix, n’est-ce pas davantage le temps du recueillement que celui de l’allégresse des noces ? Je n’ignorai pas que les motifs de ces mariages du vendredi étaient très prosaïques : les salles de réceptions sont moins chères et les traiteurs plus disponibles ce jour-là…A vrai dire, cela désengorge aussi les samedis sacerdotaux : tout le monde y gagne ! Eh bien ! il se trouve que ce qui arrange tout le monde est en même temps très fondé théologiquement ! Que s’est-il passé en effet le premier vendredi de la création ? L’homme et la femme furent créés par Dieu, ce sixième jour. Et qu’advint-il à la neuvième heure, c’est-à dire à 15 heures de l’après-midi ce jour là ? Adam se réveilla de sa sieste et découvrit la créature merveilleuse que le Seigneur, usant de la chair prise à son côté, avait façonnée durant son sommeil. Il ne put retenir un cri d’admiration : os de mes os, chair de ma chair s’écria-t-il (Gn 2,23) ! On voit la convenance qu’il y a à se marier au moment précis où le premier homme s’émerveille devant la première femme ! L’exclamation curieuse d’Adam n’a qu’un équivalent dans toute la littérature biblique. Il s’agit d’un passage où David, âgé de trente ans, reçoit l’onction royale, toutes les tribus d’Israël s’exclamant devant le jeune roi : Nous sommes tes os et ta chair (2 S 5,1). Les exégètes - qui sont des gens savants - nous enseignent que ce cri est celui d’une formule rituelle d’intronisation royale. Cela éclaire les paroles d’Adam devant Ève. Il ne fait pas que s’extasier devant la beauté de la femme, qui cependant, selon le Talmud, était éblouissante. Le cri d’Adam est à la fois l’expression de sa joie admirative et la proclamation de son épouse comme reine. Ève a reçu en effet conjointement avec Adam la domination sur tout l’univers créé.
Le cœur ouvert du Christ
Mais venons-en à un autre vendredi, à l’autre bout de la révélation biblique. Ce vendredi de ténèbres où il fit nuit en plein midi parce que la Lumière du monde était clouée sur la croix. Lorsqu’à la neuvième heure le crucifié fut mort, un soldat romain, que la tradition a nommé saint Longin, lui transperça de sa lance le côté. Aussitôt il en sortit du sang et de l’eau (Jn 19,34). Au-delà du phénomène physiologique, ce détail noté par l’évangéliste prend un saisissant relief si on le rapproche des traditions juives du désert. Pour étancher la soif du peuple hébreu Moïse, le fait est bien connu, frappa le Rocher d’où devait jaillir l’eau. Or Moïse, peut-être par un instant d’hésitation, porta non pas un mais bien deux coups à la roche (Nb 20,11). Un targum du livre des Nombres explique que du sang s’écoula au premier coup que Moïse asséna à la pierre tandis que la seconde fois l’eau en jaillit. Comment ne pas penser à notre Seigneur, le vrai Rocher, qui sur la croix laissa couler de son cœur ouvert par la lance romaine le sang et l’eau de notre rédemption (Jn 19,34) ? Les Pères de l’Église verront dans le sang la figure de l’eucharistie et dans l’eau la figure du baptême. Ainsi les deux sacrements qui font l’Église sourdent du côté transpercé de notre Seigneur. Comment mieux dire ce qui tient par-dessus tout à cœur au Seigneur : l’Église. De même que l’antique Ève fut tirée du côté d’Adam endormi, l’Église est tirée du côté ouvert du Seigneur plongé dans le sommeil de la mort. Adam dort pour qu’Ève soit formée ; le Christ meurt pour que l’Église soit formée (Dormit Adam ut fiat Eva ; moritur Christus ut fiat Ecclesia) dit simplement Saint Augustin.
La femme forte
Le dernier livre de la révélation, l’Apocalypse, montre une femme parturiente aux prises avec un terrible dragon. Les commentateurs ont dès longtemps reconnu dans cette mère combattante à la fois Marie et l’Église. La Bible donne de nombreux portraits de ces femmes fortes (Yaël, Judith, Esther…) par lesquelles le peuple fut sauvé de grands périls. Les miséricordes de Dieu ne sont pas épuisées et d’autres femmes exemplaires se sont levées tout au long de l’histoire pour combattre avec les armes invincibles de la pureté et de la foi. Vous pensez à Jeanne la Pucelle sans doute, mais dans notre bonne ville de Paris, c’est vers Geneviève aussi que l’on se tourne. Qu’elle est émouvante cette page d’histoire de notre grande cité où les femmes enfermées dans le baptistère Saint-Jean-le-Rond résistent dans la prière aux Huns qui menacent Paris et en même temps à leurs propres maris poltrons qui ont pour seule idée de fuir ! Elles ne veulent céder ni à la peur des envahisseurs, ni à la lâcheté prônée par les hommes de Lutèce. Elles font face au double assaut : à l’extérieur les hordes barbares, à l’intérieur, les trahisons de ceux-là mêmes qui auraient dû être les premiers défenseurs de la ville. Il s’en fallut de peu d’ailleurs que Geneviève ne fût lapidée comme une fausse prophétesse et une fille du diable par des parisiens ivres de colère angoissée. Comme cela figure admirablement l’Église, cité sainte, harcelée sans cesse du dehors par ses ennemis mais menacée plus encore au dedans par l’effroyable péché de ses propres membres !
Les trahisons de l’intérieur
Une paroissienne découragée me disait l’an dernier en voyant partir en cendres la cathédrale : trop, c’est trop ! Scandales, abus, profanations, et maintenant l’incendie de Notre-Dame : Comme si les flammes ravageant la toiture de l’édifice étaient, si j’ose dire, la goutte d’eau qui fait déborder le vase de la saturation. Trop, c’est trop. Oui, Madame, c’est trop, comme disent les jeunes, mais trop quoi ?
Trop bouleversant pour ne pas y sentir un appel à la repentance ?
Trop désarmant pour ne pas crier vers Dieu notre détresse ?
Trop marquant pour ne pas y voir un signe du ciel ?
L’accumulation des charges contre l’institution ecclésiastique est telle aujourd’hui qu’elle laisse pantois….Au sortir de certains journaux télévisés je reste, je vous l’avoue, comme un boxeur groggy, proche du KO, dans les cordes…Me reviennent à l’esprit les mots accablés de Bossuet : Les chrétiens se détruisent eux-mêmes ; toute l’Église est ensanglantée du meurtre de ses enfants que ses enfants propres massacrent. La tentation serait de rester aux abris, honteux et abasourdis, terrés dans les tranchées de nos sacristies, en attendant que l’orage passe. Que faire en effet ?
L’Église « semper reformanda »
D’abord, assurément, accueillir les personnes blessées. Prendre le temps d’écouter vraiment les victimes. Vivre la compassion avec elles et la réparation autant que faire se peut. Mais aussi, concomitamment, prendre courageusement le balai. Car, n’ayons pas peur de le dire, c’est un grand ménage qui doit être opéré dans nos rangs. Comment ne pas rappeler les propos choc du Curé de Campagne de Bernanos : « Une paroisse c’est sale forcément. Une chrétienté c’est encore plus sale. Attendez le grand jour du jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées, quelle vidange ! Alors mon petit, ça prouve que l’Église doit être une solide ménagère, solide et raisonnable (…) Un peuple de chrétiens n’est pas un peuple de saintes nitouches, l’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire. Elle le regarde en face, tranquillement et même à l’exemple de Notre Seigneur, elle le prend à son compte, elle l’assume ».
L’Église, solide ménagère, doit aujourd’hui encore, se retrousser les manches. Elle est inébranlable et sainte parce que précisément elle est « semper reformanda, toujours à réformer ». Elle ne craint pas le grand déballage de printemps, l’exhibition des turpitudes de ses membres. Cela ne la traumatise pas car elle a dans ses gènes le réflexe de la repentance et de la conversion. Elle a la science du pardon. Elle a le ressort de la grâce. D’autres institutions, que l’on croyait plus fortes, se sont effondrées sous le poids de leur corruption interne, parce qu’elles n’avaient ni ce réflexe ni cette science ni ce ressort.
Yom kippour
Chaque année le vendredi saint la liturgie nous fait entendre les impropères. Le chant déchirant du Seigneur désolé : Ô ma vigne bien aimée, comment as-tu été changée en amertume ? Pouvais-je faire pour toi plus que je n’ai fait ? (Is 5,4 ; Jr 2,21). Cette vigne magnifique, c’est Israël et c’est l’Église. Le Seigneur l’avait enracinée pour qu’elle emplisse le pays, pour que son ombre couvre les montagnes et qu’elle étende ses sarments jusqu’à la mer. Mais la voilà détruite, incendiée, tous les passants y grappillent en chemin, le sanglier des forêts la ravage et les bêtes des champs la broutent (cf. Ps 79,11-17). Quelle pitié ! Quelle misère ! Que montent de tous les cœurs chrétiens les accents de la pénitence, qu’un grand Yom Kippour soit proclamé, une grande prière d’imploration collective, que nous puissions dire avec Israël : Au Seigneur notre Dieu la justice, mais pour nous, la honte au visage, (…) nous avons péché, nous avons été impies, nous avons été injustes, Seigneur notre Dieu, pour tous tes préceptes. Que ta colère se détourne de nous, puisque nous ne sommes plus qu’un petit reste parmi les nations où tu nous dispersas. Écoute, Seigneur, notre prière et notre supplication : délivre-nous à cause de toi-même (Baruch 1,15..2,14)
Ménage
Le Seigneur nous a enseigné le précepte de la correction fraternelle (Mt 18,15-17). Tout au long de l’histoire il n’a pas manqué de catholiques vigoureux pour dénoncer de l’intérieur de la communauté les vices qu’ils y constataient. Qu’on songe à saint Jérôme vilipendant des moines crasseux, oisifs et luxurieux, aussi venimeux que des scorpions ! Qu’on se souvienne d’une sainte Catherine de Sienne qui n’hésitait pas à appeler démons certains ecclésiastiques de la cour pontificale. Avec une main ferme elle a ramené le pape ce doux Christ sur la terre dans le droit chemin de l’évangile. Qui ne se souvient des diatribes de Bernanos contre les évêques espagnols, ces porte-mitre, ces thuriféraires du pouvoir ? Il faut relire les pages furieuses du pamphlétaire contre la bêtise qui remplit les sacristies. Plus près de nous, le pape François a dénoncé devant des cardinaux plus empourprés que jamais les terribles maladies qui rongent le corps ecclésiastique. Que cessent les minauderies de ceux qui veulent simplement être gentils et ne pas faire de vagues ! C’est l’océan plutôt qu’il faudrait déchaîner contre l’incurie de certains pasteurs. Nous n’avons pas à craindre de gêner l’apologétique ou de nuire à l’image de l’Église. Loin de nous ce souci des apparences quand c’est le cœur que Dieu regarde. Le péché des clercs n’affecte pas seulement la façade du catholicisme. C’est sa substance même qu’il corrompt. A quoi bon une vitrine attrayante, si le commerçant est véreux et ses marchandises avariées ? Où sont-elles les grandes voix dénonciatrices ? Les Jean-Baptiste vociférant la colère qui vient ? Les Jérémie hurlant contre les mauvais pasteurs ? Pourquoi faudrait-il que les catholiques se tussent en laissant à d’autres le soin de faire le ménage chez eux ? C’est notre responsabilité de chrétiens d’oser faire la vérité. Rien de bon ne se trame dans les ténèbres, celui qui fait la vérité vient à la lumière afin que soit manifesté que ses œuvres sont faites en Dieu.(Jn 3,21) Il est tout à fait anormal de déléguer à des journalistes plus ou moins bien intentionnés un travail que nous devrions faire nous-mêmes.
Amalgames
Car le traitement médiatique des faits doit être interrogé lui aussi. Nous voulons bien prêter le flanc à la critique et nous remercions ceux qui nous aident à débusquer le mal dans nos rangs. Mais ces accusations à l’emporte-pièce, ce mépris de la présomption d’innocence, ces amalgames que l’on dénonce partout ailleurs et sur lesquels on joue sans vergogne quand il s’agit de l’Église, ces rafales de procès à charge complaisamment étalés sans autre intention que de nuire : tout cela est tellement gros, que ce n’est plus du tout crédible. Tout ce qui est excessif est insignifiant, disait Talleyrand, un évêque, pas très recommandable, lui non plus… Révérence gardée.
Je dis cela pour défendre non l’Église mais la presse, ce bien si précieux de nos sociétés. Je ne voudrais pas que cette dernière achève de se discréditer tout à fait aux yeux de nos compatriotes qui depuis fort longtemps ne croient plus grand-chose de ce qu’elle raconte.
Quant à l’Église, il m’est inutile de la défendre. Elle a commencé dans le sang d’Abel et sa passion dure depuis lors, sans qu’elle s’effraie outre mesure de ces persécutions qui constituent son lot et comme son élément. La seule chose à vrai dire qui lui soit amère et cruelle ce sont les crimes commis par ses propres enfants. La tout humble et irréfutable sainte Bernadette Soubirous disait cela à sa manière. Tandis que les armées prussiennes déjà marchaient sur Nevers et qu’on lui demandait si elle avait peur, celle qui avait vu l’Immaculée répondait : je ne crains que les mauvais catholiques.
Sainte Geneviève et Attila
Les hordes germaniques de 1871 n’étaient, il est vrai, que peu de choses comparées à l’épouvante des armées d’Attila contre lesquelles, presque seule, Sainte Geneviève se leva. Le pire ennemi qu’elle eut à combattre fut le défaitisme des habitants de Lutèce qui s’avéra bien plus redoutable que la furie des Huns. Privée du secours de l’Empire, de l’approbation de ses compatriotes et de tout appui institutionnel, Geneviève ne devait plus compter que sur Dieu seul. Sa foi serait le rempart de la ville. Elle ne vacillerait pas. J’aime à répéter ici l’admirable pensée de Pascal : « Bel état de l’Église quand elle n’est plus soutenue que par Dieu seul ».
De nos jours, il n’est plus guère en France d’institution, de consensus, de tradition, de culture sur lesquels l’Église puisse faire fond. On avait pu croire que la fin d’une position jugée arrogante et triomphaliste lui vaudrait moins d’inimitié. On avait imaginé que l’enfouissement lui épargnerait les coups. On escomptait par l’ouverture au monde et le dialogue lui attirer la sympathie de nos contemporains. Notre nouvelle situation de minorité recroquevillée ne devrait-elle pas nous attirer la compassion, l’écoute et la protection des lois ? Il n’en est rien : le dédain et la hargne nous poursuivent. Le Diable ne se trompe pas d’ennemis. Il sait bien dans quelle communauté se trouve le Dieu qu’il combat. Il continue de s’acharner sur ce petit troupeau d’entêtés qui porte mystérieusement les promesses de la vie éternelle.
Le grand combat du Diable
Autrefois l’empereur Hadrien voulut supplanter tous les sanctuaires bâtis par les judéo-chrétiens aux emplacements les plus décisifs de la vie de Jésus. Il s’évertua donc à les détruire et à les ensevelir sous des Temples païens à Vénus ou à d’autres idoles. Ce faisant, il sauvait pour la postérité la localisation précise des évènements majeurs du christianisme. Sous chacun des autels idolâtres on retrouva les traces de la vénération judéo-chrétienne et on put attester des lieux précis de la naissance, de l’enseignement et du tombeau du Christ. Il me semble que quelque chose d’analogue se produit avec l’acharnement actuel contre l’Église catholique. Il n’est guère besoin de fureter partout pour trouver la vraie Église du Seigneur. Là où le diable concentre ses efforts destructeurs, là est assurément la véritable Église de Jésus. Car Satan est parfaitement lucide. Il n’ignore pas les vrais contours de l’Église. Entre mille contrefaçons, dans le dédale des sectes et des communautés, il reconnaît infailliblement quelle est l’Épouse du Christ. En se ruant sur elle avec tant de hargne, paradoxalement, il finit par révéler à tous l’emplacement de la Femme vêtue de soleil.
Le film Grâce à Dieu de François Ozon montre les démarches d’un père de famille catholique pour faire reconnaître son statut de victime et changer les pratiques du clergé. Au fil des ans son combat contre l’institution ecclésiale est de plus en plus violent, et sa critique de l’Église de plus en plus radicale. A la fin du film, de manière très symptomatique, son fils lui demande : Papa, tu crois toujours en Dieu ? Comme si la remise en cause de l’Église devait fatalement s’accompagner d’une altération ou d’une disparition de la foi en Dieu. Quel aveu ! Indubitablement l’Église est le lieu où la foi vit et se transmet. Car on sait bien malgré tout que l’Église catholique, comme disait Lacordaire, est la grande merveille révélatrice de Dieu. On peut noircir tant qu’on veut des pages acrimonieuses contre elle, on n’enlèvera pas ceci : c’est par elle que l’on a reçu intact l’Évangile sans déperdition de substance. Rendons grâce à ce vieux vase illustre de n’être pas poreux ! Chacun le sait en fin de compte : ce qui atteint l’Église menace la foi. Là où elle s’efface, Dieu s’évanouit dans la conscience des hommes. Le curé d’Ars le disait de manière abrupte : Laissez vingt ans une paroisse sans prêtre et on y adorera les bêtes ... Ne voyons-nous pas la France devenir peu à peu sous nos yeux au fur et à mesure de la marginalisation de l’Église et de la raréfaction du clergé le grand royaume de la zoolâtrie…. Car sous les noms plus acceptables d’agnosticisme ou d’athéisme, l’homme cache mal son fond véritable qui est l’idolâtrie.
Injuste procès
Tous les crimes qui se font dans le clergé comme ailleurs, écrivait déjà Rousseau, ne prouvent point que la religion soit inutile, mais que très peu de gens ont de la religion. Et son contemporain, et néanmoins ennemi, Voltaire pouvait affirmer : La religion a versé moins de sang que la politique, mais les crimes de la religion sont plus remarquables, parce qu’elle est faite pour les réprimer. Des scandales, il faut qu’il en arrive, a dit notre Seigneur (Mt 18,7) ! Que l’Église, puisqu’elle est aussi une institution humaine, soit critiquable, nul ne songe à le nier. Mais il faut reconnaître que les griefs qu’on lui fait, lui sont paradoxalement adressés au nom des valeurs qu’elle a elle-même transmises. Pour une mère, accepter d’avoir des enfants, c’est prendre le risque d’être un jour jugée par ceux-là mêmes qu’elle a enfantés et éduqués. Après tout, c’est l’Église qui a tendu des bâtons pour se faire battre, lorsqu’elle a accepté de se soumettre à ce Canon des Écritures élaboré en son propre sein. Aussi les critiques les plus pertinentes qu’on lui adresse se résument à ceci : Église, tu n’es pas fidèle à tes propres lois. N’est-ce pas encore un hommage qu’on lui fait en reconnaissant à demi-mot la pertinence des préceptes qu’elle a portés jusqu’à nous ? Il semble même sous-entendu que si l’Église était fidèle, on se convertirait sans doute. Dieu merci, si j’ose dire, il y eut au cours des âges assez de chrétiens pervers pour dispenser les détracteurs de cet effort de conversion !... On exhibe cet alibi pour garder ses distances face à l’Église. On lui met à tout bout de champ sous le nez, sans nul souci de contextualisation, les pages les plus sombres de son histoire. Quelle imposture, ce procès intenté le plus souvent par des gens sans culture ! Mettez face à face une Geneviève et ces Fouquier-Tinville de comptoir et cherchez où est la grâce !
Déjà Montesquieu montrait à quel point le procès fait à l’Église est injuste : « C’est mal raisonner contre la religion de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu’elle a produits, si l’on ne fait de même celle des biens qu’elle a faits. Si je voulais raconter tous les maux qu’ont produits dans le monde les lois civiles, la monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des choses effroyables… »
Pourquoi ceux qui ne cessent d’opposer à l’Église des griefs, quelquefois justifiés, ont-ils si rarement l’honnêteté d’énumérer aussi ce que l’humanité lui doit ? Combien d’hommes et de femmes au dévouement et à la charité admirables l’Église n’a-t-elle pas suscités et comptés dans ses rangs !
Là où le péché abonde…
Nous imputer les fautes de nos pères, c’est aussi, bien paradoxalement, rendre un merveilleux hommage à l’Église. C’est reconnaître en elle une solidarité qui n’est pas simplement naturelle ou corporatiste. Il ne viendrait à l’esprit de personne de reprocher aux médecins d’aujourd’hui les agissements des Diafoirus du XVIIème siècle. Combien de victimes pourtant des saignées, lavements et autres clystères, ne doit-on pas dénombrer ! Même l’évangile selon saint Marc a cette remarque ironique et euphémique sur les médecins que l’on consulte sans aucune amélioration de son sort (Mc 5,26). Oui, mais voilà, l’ignorance des hippocrates d’autrefois n’est pas imputable à la Faculté du XXIème siècle. Tandis que les péchés des chrétiens de toutes les époques blessent et souillent l’Église d’aujourd’hui en vertu de cette grande loi de solidarité corporelle qui fait que tous les membres tiennent les uns aux autres. A chaque fois qu’on nous met sous le nez le péché d’un chrétien du bout des âges, on nous dit dans le même temps : tu ne peux te laver les mains de son crime car tu ne fais qu’un avec lui ayant reçu le même baptême, ayant communié au même Pain de vie. Qu’ils nous rendent service, ces détracteurs de l’Église ! Toutes les fois qu’ils exhibent pour nous en faire honte les perversités de l’un des nôtres, ils nous rappellent à quel point nous ne formons qu’un seul corps, à quel point nous sommes liés au plus pervers de nos frères, mais aussi par la même occasion aux plus saints et aux plus estimables, à la Vierge Marie et au Christ lui-même. Et cette solidarité là dans le bien, la grâce et la charité, l’emporte de beaucoup sur notre solidarité dans le mal et le péché. Il y a cette surabondance dont parle saint Paul. Là où le péché abonde la grâce surabonde (Rm 5,20)
Miséricorde !
Autrefois les pharisiens s’offusquaient en disant aux disciples : pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? (Mt 9,11) O félonie de ces justes qui s’en prennent aux disciples quand c’est le maître qu’ils visent ! Ils n’osent attaquer de front le Christ, ils attaquent l’Église. Ils croient ainsi avoir la partie plus facile. Comme si les coups qu’ils donnaient aux disciples ce n’était pas le Maître qui les recevait. Ecoutez, contempteurs de l’Église, quel est Celui qui répond à vos griefs : Jésus qui avait entendu, leur déclara : Allez apprendre ce que veut dire miséricorde…(Mt 9,13). Quelle est belle la voix de notre Sauveur prenant la défense de son Église persécutée, raillée, critiquée.
Cette histoire est la nôtre aujourd’hui. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire nous aussi : “oui tous ces chrétiens qui vont à la messe et qui ne sont pas meilleurs que les autres”. Combien de dormeurs du dimanche stigmatisent ainsi les soi-disant hypocrites fidèles de l’eucharistie ! S’ils venaient de temps à autre à l’église, ces nouveaux pharisiens, ils entendraient les fidèles confesser leur péché : Préparons-nous à la célébration de l’eucharistie en reconnaissant que nous sommes pécheurs. Oui chaque dimanche nous allons communier et nous accueillons notre Dieu dans nos maisons impures où il daigne descendre. Nous lui disons bien nous-mêmes comme avec un geste de recul : Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais il vient à nous sans dégoût, et nous les pécheurs pratiquants nous le recevons dans nos cœurs indignes et reconnaissants. Peut-on nous faire grief de ce que nous confessons ? Nous croyons, nous, en la miséricorde.
Je me souviens de cet homme échauffé qui s’emportait un jour contre l’Église, la religion aliénante, les positions arriérées du clergé, l’obscurantisme chrétien. En face de lui Mère Teresa, sommée de répondre, de rétorquer, de prendre position, n’a répliqué que par un indicible sourire joint à ces quelques mots : moi, Monsieur, je crois en la miséricorde. Admirable parole, seule à hauteur d’Évangile. Laissez moi vous le dire, j’en ai la certitude, messieurs les sages de ce monde : à la fin c’est la miséricorde qui l’emporte.
L’Église catholique
L’Église a appris de son Seigneur à ne pas résister aux méchants et à aimer ses ennemis. Elle n’est pas rancunière. N’importe quel bouffeur de curés recevra des prières de ceux-là mêmes dont il s’est tant moqué. Il faut avoir toute la charité de la religion qu’il méprise pour ne le pas mépriser dirait Pascal. Sous d’autres influences que celle de l’Évangile, sous les imprécations d’autres textes religieux, on eût sans doute étripé ce blasphémateur. Mais la sainte Église catholique, elle, intercède pour ses ennemis les plus acharnés. Elle les presse contre son cœur, comme une mère traversant un ravin ne lâche pas son enfant qui l’égratigne et qui la bat, mais le serre au contraire davantage, de peur que son agitation n’entraîne sa chute définitive. Lorsqu’on demandait au bon pape Saint Jean XXIII, au temps du marxisme triomphant, qui étaient les communistes, il répondait, lucide : les communistes sont les ennemis de l’Église, mais l’Église n’a pas d’ennemi. Nous chrétiens, faut-il le rappeler, nous n’avons pas d’ennemis humains. Nous ne voyons pas dans les christianophobes les plus acharnés des brutes à anéantir, mais des cœurs à convertir, des saints en puissance, des frères à aimer. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre (…) les esprits du mal qui habitent les espaces célestes. (Ep 6,12)
Le démon de mon cœur
Mon ennemi n’est pas ce contradicteur qui refuse de se convertir malgré la qualité de mes prédications, mais plutôt cet esprit impur qui m’inspire de mépriser ceux qui rechignent à mon apostolat. Mon adversaire c’est ce démon intérieur qui me persuade que de toute façon ça ne sert à rien de me démener pour si peu de résultats, que je ferais mieux de ronronner dans mon jardin de curé plutôt que d’essayer de toucher ces mécréants qui n’en valent pas la peine.
L’Église passe aux barbares
L’époque de sainte Geneviève est celle où se pose une question décisive. Le christianisme est-il lié à la romanité où transcende-t-il les cultures et les régimes politiques. Tout loyal qu’il puisse être avec le pouvoir en place, le catholique cultive un certain détachement et n’est inféodé à aucune forme de civilisation ni de gouvernement. Il sait que le Bon Pasteur a encore des brebis qui ne sont pas de cet enclos (Jn 10,16). Les Barbares ne sont pas le diable, ils ne sont pas les ennemis de l’Église quand bien même ils menacent la cité. Ils sont des êtres humains qu’il faut amener au Christ, même si présentement ils nous paraissent redoutables. La tentation est toujours forte de diaboliser ceux qu’on renonce à évangéliser. Jésus n’a pas envoyé ses disciples évangéliser les couvents ou les sacristies, mais les nations, c’est-à-dire précisément ces peuples païens qui sont violents, certes, mais qui ont quelques excuses à l’être tant qu’on ne leur a pas annoncé le Prince de la Paix. D’une certaine manière leurs exactions sont aussi le fruit de cette peur ou de cette nonchalance que nous avons à leur porter l’Évangile de la Miséricorde.
Audacieuse ouverture
De peur et de nonchalance, point chez sainte Geneviève ! Pourtant les Huns d’Attila qui avaient dévasté en 451 Trêves, Metz, et Reims, violant, égorgeant, dépeçant les populations avaient plutôt l’air de monstres que d’êtres humains. Les chroniqueurs anciens, horrifiés, les dépeignent comme des animaux bipèdes, vêtus de tuniques de peaux de rats, se nourrissant de chair de hérissons, ne possédant ni maisons ni tentes mais des abris de branchages, n’adorant aucun Dieu, ayant pour seuls maîtres la violence et la guerre. Quel cauchemar aurait pu faire la jeune Geneviève en entendant de telles descriptions effarantes ! Et dire que ces êtres effrayants étaient là, si proches de Lutèce et menaçant de la ruiner ! On avait pu amadouer plus ou moins bien des peuples réputés barbares les Vandales et les Wisigoths, les Ostrogoths et les Burgondes, on avait pu mâtiner ces païens du vernis d’un christianisme incertain, mais les Huns, c’était une autre paire de manches. Pire que des barbares, c’étaient des sauvages. Là où Attila passait rien ne repoussait, il ne laissait derrière lui que désolation et néant.
Pourtant Geneviève ne trembla pas. Elle savait que l’aide de Dieu répand le service de sa clémence sur l’ensemble des peuples, plus largement que certains ne le pensent. Elle ne céda pas plus à la panique qu’au chauvinisme ou à je ne sais quel « nationalisme ecclésial ». Les Huns et plus tard les Francs de Childéric et de Clovis, tout païens qu’ils fussent, n’étaient pas des barbares à anéantir. La foi catholique incitait Geneviève à les voir non comme des monstres à abattre mais comme des âmes à convertir. Car à l’unité catholique appartiennent de quelques manières tous les hommes sans exception que la grâce de Dieu appelle au salut.
Catholique
Faut-il le rappeler, en effet, catholique veut dire universel. Ah frères laissez-moi un instant être fier de ce beau nom que je porte « catholique ». Le diminutif « catho » est aujourd’hui le plus souvent prononcé avec un tel dédain ! Il signifie en gros coincé, étroit, ringard…Les cathos, c’est bien connu, sont incapables de respirer la vie à pleins poumons. Ils sont globalement inaptes au bonheur de vivre et à la passion du nouveau. Hélas ! catholique, le vocable de l’ouverture maximale, est dévalué en synonyme péjoratif de la mesquinerie ! Est-ce uniquement la faute de ces mécréants qui nous jugent de travers ? Ne sont-ce pas nos propres étroitesses, nos paresses et nos frilosités qui se révèlent ainsi ? N’avons-nous pas substitué à un christianisme gigantesque une religion qui sent la tisane et l’urine, pour parler comme Bernanos… Hélas ! Où est-il le temps des cathédrales et des croisades ? De ces deux grandes entreprises simultanées qui brassaient les hommes de toute condition et les portaient au dépassement et à l’oubli de soi. Quand sortirons-nous de nos féodalités recroquevillées pour nous lancer sur les routes du monde et faire monter les élans de nos dévotions comme des flèches perçant le ciel ? Quand quitterons-nous les donjons de nos intérêts bornés pour répondre à l’appel du tout ensemble, du tout en haut et du tout au loin ? Quand deviendrons-nous une Église en sortie, selon le souhait si souvent exprimé par le pape François ? Quand serons-nous secoués par cet enthousiasme qui poussait les foules du Moyen-âge à tout donner pour un édifice dont elles ne verraient jamais l’aboutissement et à tout quitter pour l’aventure de l’Orient ? Splendide élan de nos aïeux, soyez nôtre aujourd’hui, pour que nous méritions le nom de catholique !
L’Église est catholique parce qu’elle annonce la totalité de la foi parce qu’elle porte en elle et administre la plénitude des moyens de salut, parce qu’elle embrasse l’univers entier dans son ambition et est envoyée à tous les peuples. Catholique, ce mot est non seulement un titre, mais un programme. Il sonne telle une revendication d’immensité. L’Église catholique porte le monde dans son ambition non pour le conquérir, mais pour l’épouser. Certes, elle demeure le petit troupeau dont parle le Seigneur dans l’Évangile. Elle est pourtant catholique, car la catholicité n’est pas une question quantitative. Quand deux ou trois sont réunis au nom de Jésus, le Seigneur est au milieu d’eux (Mt 18,20) et la Catholica est là. L’Église universelle était figurée au temps de Noël, lorsque les trois rois mages, issus de la diversité, vinrent apporter un peu de mixité sociale dans la crèche juive, blanche et pauvre. Ils étaient les trois fils de Noé : Sem, Cham et Japhet. Ils représentaient toute l’humanité rassemblée autour du Sauveur. Dans la grotte de la Nativité, comme dans une scène de Fellini, les étoffes précieuses côtoyaient la paille des animaux, l’opulence la pauvreté, le ciel la terre, les païens les juifs, et les hommes leur Dieu. C’était l’annonce de cette Catholica qui embrasse tout l’Univers créé. Comme l’écrit le Cardinal de Lubac : L’Église était déjà catholique au matin de la Pentecôte, alors que tous ses membres tenaient dans une petite salle. Elle demeure catholique par sa structure avant de l’être par son déploiement.
Les murs et les ponts
Par sa catholicité l’Église diffère essentiellement d’une secte. Elle n’est pas de ces groupes bien arrosés où l’on chante « il est des nôtres » en levant son verre. Elle n’a rien à voir avec ces clubs qui rassemblent ceux qui se ressemblent. Il y a toujours la tentation de confondre l’Église avec un parti, un clan, une faction. Déjà au IVème siècle, à ceux qui lui disaient : nous te considèrerons comme chrétien quand nous te verrons à l’église, le vieux Marius Victorinus répondait, ironique : ainsi donc ce sont les murs qui font les chrétiens ? Non ce ne sont pas les murs, c’est l’Esprit de notre Dieu. L’Église ne dresse pas des cloisons, elle érige entre les hommes et les cultures les plus diverses le pont de la foi. Sainte Geneviève est un admirable modèle de cette foi qui crée du lien. Lien entre la capitale dont elle est la patronne, la banlieue dont elle est originaire, la campagne où elle exploite de riches terres champenoises. Lien entre le monde romain dont elle possède tous les codes et le monde barbare dont elle est issue. Lien entre l’Occident dont elle est une gloire et l’Orient qui la vénère comme une femme de Dieu. L’histoire rapporte en effet que saint Syméon le Stylite, juché sur une colonne près d’Antioche à quelques 4000 km de la Gaule entra mystérieusement en communion spirituelle avec sa contemporaine, gardienne de Lutèce. Histoire merveilleuse d’une proximité jamais démentie entre les croyants d’Orient et d’Occident ! Manifestation étonnante d’une fraternité qui abolit les distances ! Témoignage d’une Église dont les deux poumons inspirent le même souffle de foi ! Aujourd’hui encore Sainte Geneviève est vénérée dans le monde orthodoxe en souvenir de l’éloge qu’en fit le vieil ascète de Syrie. Elle personnifie l’œcuménisme. On dit que son nom-même Genovefa pourrait dériver du latin Janua Nova, porte neuve tournée vers l’Orient. N’est-il pas écrit que les portes de la Ville Sainte s’appelleront « louanges » et que ses remparts s’appelleront « salut » (Is 60,18) ? L’Église n’est-elle pas cette Jérusalem dont le psalmiste dit : On appelle Sion "ma mère !" car en elle tout homme est né (Psaume 86,5) ?
L’espace de la tente
Le curé de paroisse que je suis n’a que peu souvent l’occasion de regarder le dimanche matin les émissions religieuses sur une chaîne de la télévision publique. Je me souviens pourtant d’avoir suivi une fois avec beaucoup d’intérêt l’émission juive, l’émission orthodoxe, puis l’émission protestante. On y voyait un rabbin qui commentait la Torah, un prêtre oriental qui déroulait les splendeurs de la liturgie, puis un pasteur qui expliquait les saintes Écritures. C’était passionnant. Puis vint l’émission catholique « Le jour du Seigneur ». Je m’attendais à voir un dominicain expliquer tel ou tel dogme de la foi catholique, ou un historien retracer la belle et riche Tradition de l’Église. Mais point du tout. Dans l’émission catholique on avait invité un imam, un athée spécialiste de la laïcité, un bonze tout d’orange vêtu pour parler du dialogue interreligieux. Dans un premier temps vous l’avouerais-je, je fus outré. Eh quoi ! les quelques minutes parcimonieuses que le service public accorde à la voix catholique, on s’en sert pour donner la parole à tous ceux qui ne partagent pas notre foi, c’est un comble ! Revenu de ma grande fureur, je me suis dit qu’au fond les cathos étaient incorrigiblement catholiques, c’est-à-dire qu’ils portaient constamment le souci de l’universel, c’était plus fort qu’eux, c’était dans leurs gènes. Les juifs avaient parlé des juifs : c’était brillant, c’était dans l’ordre. Les orthodoxes avaient célébré le culte : c’était magnifique et prévisible. Les protestants s’étaient réfugiés dans la Sola Scriptura : c’était savant et conforme à ce qu’ils sont. Mais les catholiques eux s’étaient spontanément intéressés non au cercle des leurs mais à la terre entière ! Ils avaient allongé le plus possible les cordages, planté au plus loin les piquets, élargi au maximum l’espace de leur tente (Is 54,2). Car l’Epouse du Christ ne cesse pas d’avoir conscience de cette Humanité tout entière dont elle porte dans ses flancs la destinée.
L’Église pour tous
L’Église n’est pas une boutique repliée sur elle-même en auto-suffisance, elle est « pour tous » et ne « lâche rien » pour reprendre des slogans contemporains. Elle est pour tous les hommes en ne lâchant rien des exigences de l’Évangile. Elle est à la croisée de deux exigences : l’universalité et l’unité. Elle porte le message et garde le dépôt. Elle est traversée de deux inquiétudes perpendiculaires : que toute la diversité des brebis soit représentée, que le troupeau soit uni sous un seul Pasteur. Elle est la robe sans couture du Christ et la tunique bariolée du patriarche Joseph. Elle n’est pas une poussière de chapelles plus ou moins fédérées mais plutôt une grande cathédrale qui peut accroître son porche, allonger sa nef, multiplier ses absidioles. Elle se tient à cette bonne nouvelle universelle sans surajouter des exigences d’ordre culturel. Au temps de Geneviève il devait être établi qu’on n’est pas obligé de devenir romain pour devenir chrétien. Aujourd’hui nous découvrons que le christianisme n’est pas lié à l’Europe, que l’Église a d’autres filles que sa fille aînée. Si blessant cela soit-il pour notre orgueil, ce n’est pas la France qui a les promesses de la vie éternelle. L’élection du pape François, venu d’Argentine, a mis en lumière que l’Église n’est pas une organisation européenne ayant réussi à s’exporter et dotée de quelques filiales sur d’autres continents. Pour la Catholica comme pour chaque fidèle, toute terre étrangère est une patrie et toute patrie est une terre étrangère.
Sacrement de l’unité
Lorsqu’à la prière de sainte Geneviève et à l’intervention du pape saint Léon le Grand les hordes d’Attila se retirèrent enfin, ce ne furent pas seulement Lutèce et Rome qui retrouvèrent la paix. Des pays entiers, des peuples barbares, des villes romanisées durent leur salut à ces saints personnages. Ainsi c’est par l’intercession de l’Église que le Seigneur répand son salut sur le monde. L’Église n’est-elle pas la barque de Pierre ? Jésus y dort, paisible, à la proue du navire. Tandis que les vents du monde font rage le frêle esquif paraît à tout instant devoir chavirer. Les chrétiens de tous les temps massés dans la barque secouée de l’Église crient leur détresse. Ils font leur le cri des disciples sur le lac enragé : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? »(Mc 4,38) Saint Marc nous apprend qu’il y avait toute une flottille de barques sur le lac de Galilée le jour où Jésus, à la prière de ses disciples, calma les vents et les flots (cf. Mc 4,36). Or le grand calme qui se fit ce jour-là profita non seulement à la barque de Pierre, celle où se trouvait Jésus, mais aussi à toutes les autres barques du lac. Ainsi, c’est à l’intercession des chrétiens embarqués avec Jésus dans le frêle esquif de l’Église, que toutes les autres barques doivent de ne pas sombrer. Telle était déjà la conviction de la vieille Épitre à Diognète (IIème siècle) : Les chrétiens sont dans ce monde comme l’âme dans le corps, c’est la prière des chrétiens qui tient le monde. Qu’elle soit un paquebot gigantesque ou un simple radeau, que les chrétiens soient un peuple d’étoiles ou un petit troupeau, l’Église demeure le signe et le moyen du salut offert au vaste monde. C’est à sa prière que le Seigneur exorcise le bouillonnement des eaux et rend possible pour tous la navigation vers la rive de l’éternité et le port de toute félicité.
Adviendra-t-il dans notre histoire un moment où, de fait, toute l’humanité appartiendra à l’Église ? Rien n’est moins sûr. « Pour pouvoir être le salut de tous l’Église ne doit pas nécessairement coïncider avec tous ». Peut-être même l’Église demeurera-t-elle toujours ici-bas un petit reste, le petit troupeau dont parlait Jésus. Mais même alors qu’elle est très réduite numériquement, elle demeure selon la belle définition du Concile Vatican II sacrement du salut, c’est-à-dire signe et moyen du salut de tout le genre humain. En elle se trouve en germe ce qui sera pleinement réalisé à la fin des temps, le rassemblement de tous les sauvés dans l’Église eschatologique. Elle est ce rassemblement déjà commencé qui ne prendra fin que dans la Jérusalem céleste. Pour l’heure, elle demeure ce petit reste pauvre et fraternel que nous évoquerons dimanche prochain, l’Église de François.
Introduction par le père Guillaume de Menthière
La vie religieuse et consacrée est signe du Royaume de Dieu dont l’Église est déjà mystérieusement la présence et la prophétie en ce monde. En mourant sur la croix, Jésus, Nouvel Adam, a fait naître de son côté ouvert la Nouvelle Eve, l’Église, sa bien-aimée Épouse. Celle-ci est la femme forte qui vient à bout de toutes les menés du dragon diabolique. Comme Geneviève, consacrée au Seigneur, résista à la fois à l’extérieur des remparts contre les hordes d’Attila et à l’intérieur de Lutèce contre les trahisons des parisiens, l’Église doit de nos jours lutter sur tous les fronts. Elle est cette Cité sainte, harcelée sans cesse du dehors par ses ennemis mais menacée plus encore par l’effroyable péché de ses propres membres. Elle est cette solide ménagère à qui lessive, coup de balai, vidange ne font pas peur. Elle sait quelle purification est sans cesse nécessaire dans ses rangs. Elle continue d’autre part à voir en ceux qui la combattent non des barbares à anéantir, mais des âmes à convertir. Pas plus que son Seigneur elle ne fait acception de personne. Elle n’est pas sectaire. Elle est viscéralement catholique, c’est-à-dire universelle. Sacrement de l’unité du genre humain, elle voit en tout homme ce frère pour qui Jésus est mort.