Conférence de Carême de Notre-Dame de Paris : “Paul Claudel : Une esthétique sacramentelle”

Le dimanche 25 février 2024, Mme Dominique Millet-Gérard, professeur d’Université, a donné la deuxième conférence du cycle “La mystérieuse musique des sacrements, littérature et spiritualité”.

« Le grand livre qui m’était ouvert et où je fis mes classes, c’était l’Église »

Dominique Millet-Gérard, docteur ès-lettres, est professeur émérite de littérature française à l’Université Paris-Sorbonne ; elle a publié Paul Claudel et les Pères de l’Église en 2016.

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Texte de la conférence

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Paul Claudel : une esthétique sacramentelle

« Le grand livre qui m’était ouvert et où je fis mes classes, c’était l’Église ». Le poète Paul Claudel écrit cette formule, qui nous servira de fil directeur, dans le récit qu’il fit a posteriori de sa « conversion » à Notre-Dame de Paris, le jour de Noël 1886, au moment des Vêpres et plus précisément au chant du Magnificat, à côté de cette statue de la Sainte Vierge qui veille sur nous. On y note l’association, l’assimilation même, remarquable, des mots « livre » et « Église » : cette phrase fait suite à une liste de « livres » plus ordinaires, ceux que le jeune homme a lus dans les années qui suivirent sa conversion, pour fortifier sa foi : ceux, notamment, de Pascal, de Bossuet, de Dante. Mais l’Église-livre est un livre plus grand, dont l’enseignement va reprendre, transformer, compléter ce qui a pu être appris aupararavant. C’est un très grand format, que l’on n’ouvre pas tout seul, mais qui vous « est ouvert », comme le sont les grands livres liturgiques devant le diacre ou le sous-diacre dans les messes solennelles. C’est un livre très ancien, qui contient non seulement les textes fondateurs, l’Ancien et le Nouveau Testaments, la correspondance entre les prophéties et la Parole du Christ-Verbe, comme Il l’explique Lui-même aux disciples d’Emmaüs, mais aussi toute la Tradition de l’Église qui s’est constituée au fil des siècles ; c’est un livre commun à toute la société des fidèles, mais qui n’a pas été écrit par elle, puisqu’il est d’institution divine ; c’est un livre de la verticalité, qui nous enseigne ce qui vient de Dieu et comment nous élever vers Lui ; c’est un livre qui contient les moyens que Dieu a établis pour nous sanctifier, qui sont essentiellement, d’après le catéchisme, la grâce, la prière et les sacrements ; c’est un livre enfin qui renferme toute la si riche tradition artistique de l’Église, dont les écrivains et poètes spirituels font partie, et qui peut être considérée, lato sensu, comme une sorte de sacramental. Nous nous pencherons ici sur cette image de l’Église-livre, pour en voir ensuite une application dans le sacrement de l’Eucharistie tel que le médite Claudel, et définir enfin ce que peut être une esthétique sacramentelle.

L’Église-livre

Claudel lui-même s’explique, dans les lignes suivantes, sur ce qu’il entend par ce grand livre de l’Église, elle-même « cette grande mère majestueuse aux genoux de qui », dit-il, « j’ai tout appris ». Ce livre s’appelle d’abord Notre-Dame, notre chère cathédrale, où il allait le plus souvent possible :

… et voilà que le drame sacré se déployait devant moi avec une magnificence qui surpassait toutes mes imaginations. Ah, ce n’était plus le pauvre langage des livres de dévotion ! C’était la plus profonde et la plus grandiose poésie, les gestes les plus augustes qui aient jamais été confiés à des êtres humains. Je ne pouvais me rassasier du spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s’inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon cœur. La lecture de l’Office des Morts, de celui de Noël, le spectacle des jours de la Semaine Sainte, le sublime chant de l’Exsultet auprès duquel les accents les plus enivrés de Sophocle et de Pindare me paraissaient fades, tout cela m’écrasait de respect et de joie, de reconnaissance, de repentir et d’adoration.

Le « grand livre » de l’Église est, on le voit, un livre illustré, un livre animé, qui contient en les transcendant les divers genres de livres humains : le texte initial (les lectures, la Bible), son exégèse cursive par les Pères de l’Église (l’Office, le Bréviaire), sa périphrase poétique dans les chants, comme ce très ancien et vénérable Exsultet de la nuit de Pâques qui accompagne et commente la bénédiction du cierge pascal, la grande dramaturgie de la messe enfin qui « représente le sacrifice de la croix », véritable spectacle faisant appel à la perception sensible qui sert de support à l’appréhension intellectuelle et spirituelle, par la vue, par l’ouïe, par l’odorat : la sublime liturgie de l’Église, c’est, aux yeux de Claudel, l’« œuvre d’art totale » que visait Wagner, et qui fut l’idéal inaccompli de Mallarmé, le premier maître de Claudel – mais avec, en plus, et pour la couronner, la tension vers la Vérité :

Comme le mosaïste prend de petits cubes d’or et le verrier de petits morceaux de verre pour en composer des œuvres nouvelles et merveilleuses, ainsi le poëte énorme qu’est l’Église Catholique a pris partout des fragments des Pères, de la Bible, des Légendaires, des poëtes pour en faire une construction vivante où toutes les richesses de l’univers sont harmonieusement employées dans un hymne de gloire au Créateur.

Ce « grand livre de l’Église », c’est donc essentiellement la liturgie, le précieux trésor des symboles qui aident les fidèles, selon une très ancienne théologie, à s’approcher des vérités qui dépassent l’intelligence humaine, per visibilia ad invisibilia : tout y est codifié, tout y a un sens ; Claudel, qui a fait son apprentissage de poète à l’époque et dans le milieu que l’on appelle en histoire littéraire « le Symbolisme », ne pouvait qu’y être extrêmement attentif ; il fut un lecteur, comme toute sa génération, de La Cathédrale de Huysmans, qui met en roman le symbolisme de la cathédrale de Chartres, elle aussi qualifiée de « livre » ; ce mouvement symboliste, en quête de « mystère » contre le dogme scientiste et positiviste qui régnait dans le monde politique et intellectuel de la France des « tristes années quatre-vingt », achemine vers la conversion de nombreux artistes qui voient dans l’art chrétien l’expression du symbolisme accompli, rendant sensible aux hommes non point telle ou telle vague aspiration intérieure, mais la Vérité elle-même. C’est ainsi que l’Exsultet affirme le lien figuratif qui unit les deux Testaments, la traversée nocturne de la Mer Rouge à la suite de la colonne de feu annonçant la sortie des ténèbres vers la lumière par la mort et la résurrection du Christ, et le baptême qui en est l’application.

Nous rejoignons par là la théologie des sacrements, qui sont, selon le petit catéchisme diocésain (précieux petit livre dans le « grand livre de l’Église ») pratiqué par Claudel et beaucoup d’autres, des « signes sacrés, institués par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour produire la grâce dans nos âmes, et nous sanctifier ». Pourquoi « signes » ? Parce qu’ « il[s] signifie[nt] ou représente[nt] la grâce invisible que nous recevons ». Ce mot de « signe » nous intéresse : signum, en latin chrétien, est le mot couramment utilisé pour dire « symbole », et aussi « miracle », ce qui implique la double présence simultanée du visible et de l’invisible, du sensible et du mystère, du concret et de ce qui dépasse l’intelligence humaine ; c’est le mot qu’utilise saint Augustin : signum rei sacrae. Mais le « signe » c’est aussi, et nous y reviendrons, un mot essentiel pour les poètes.

Le sacrement est donc un signe, mais un signe actif, qui a la spécificité de produire une transformation dans celui qui le reçoit ; pour ce faire, et à la différence du simple symbole, « la chose sensible qui est renfermée dans la définition du Sacrement n’est pas simple mais double […] L’une tient lieu de matière, et on l’appelle l’élément ; l’autre en est comme la forme, et on l’appelle communément la parole […] La parole se joint à l’élément, et le sacrement se fait ». Par exemple, pour l’Eucharistie, la matière est le pain et le vin, la forme les paroles de la consécration. On comprend que cette association essentielle de l’objet concret et du langage ait aussi fasciné un poète : ne s’agit-il pas également des deux outils de son propre travail ?

« L’Eucharistie au centre de notre vie intellectuelle »

Cette autre belle formule est tirée d’un essai théorique composé entre 1910 et 1913 par Claudel, intitulé « La physique de l’Eucharistie » ; il consacrera beaucoup plus tard un autre texte, plus lyrique, au même sujet, « Les écrivains aux pieds de l’Eucharistie » ; c’est sur eux que nous nous appuierons ici pour illustrer notre réflexion sur les fondements sacramentels de la pensée esthétique de Claudel. La formule doit être accompagnée de sa suite : l’Eucharistie est aussi « la base de notre vie morale et religieuse, comme le pain est l’aliment fondamental de notre vie physique ». Ce sacrement essentiel, « ce miracle du sens renouvelé chaque jour », le seul sacrement quotidien – Claudel allait à la messe tous les matins, où qu’il fût, et y communiait, et recommandait cette pratique à ses « clients » – est de ce fait aussi le plus familier, ce qui n’ôte rien au « mystère adorable » non plus qu’au respect qu’on lui doit : « Combien il est touchant de penser que dans ce sacrement nous recevons beaucoup plus que le corps, que les membres, que le cœur même, mais ce qui fait tout cela, la substance qui en est le support et la cause actuelle » : cette « substance » est le Christ qui nous agrège au corps mystique qu’est l’Église, dont Il est Lui-même la tête ; là se réalise la double fonction de « ce sacrement sublime qui fait de nous des fils et des frères », projetant l’horizontalité dans la verticalité : il ne faut jamais oublier que ce « miracle qui confond la pensée touche aux sources mêmes de l’être », puisqu’il « n’admet aucune image ni aucun exemple dans les changements naturels ni même dans la création ».

Ainsi l’Eucharistie, « en ce monde matériel le plus grand des mystères », lie-t-elle indissolublement notre monde, celui de la matière et de la sensation, et celui, inaccessible à l’intelligence humaine, du « Christ arrivé à la plénitude, tel qu’il est actuellement, glorieux, ressuscité et siégeant à la dextre ». C’est donc par un paradoxe qu’elle est « au centre de notre vie intellectuelle », puisqu’elle consiste en quelque chose qui, « accepté d’emblée par notre cœur », ne cessera jamais d’être un « mystère qui confond notre esprit ». Comment comprendre alors qu’elle soit « au centre de notre vie intellectuelle » ? C’est que, pour Claudel, l’Eucharistie est intellectuellement un moteur qui, tout en forçant l’intelligence humaine à reconnaître humblement ses limites, la nettoie de ses erreurs et la projette vers le meilleur d’elle-même ; tel est le conseil qu’il donne à Jacques Rivière : « Tâchez de communier souvent, là est le seul moyen de “décaper” cette espèce de crasse intellectuelle qui nous asphyxie et nous prive de notre agilité et de notre perméabilité édéniques » : l’Eucharistie, « surélev[ant] la nature par la grâce » nous met en tangence – mais seulement en tangence – avec l’intelligence transfigurée par la vision béatifique, et avec le banquet céleste.

Ce qui ne veut certainement pas dire que le style de Claudel, quand il parle en poète de l’Eucharistie, se fasse éthéré – bien au contraire : « toute la Création », écrit-il, « culmine dans l’Eucharistie » : il excelle à rendre la présence initiale de cette matière de la Création qui sera appelée à devenir celle de la transsubstantiation, et justement, à travers cette splendeur accessible à nos sens, à désigner la vocation profonde des fruits de la terre ; nous citerons quelques fragments d’une admirable méditation superposant l’Eucharistie et l’Assomption, écrite le jour du Quinze Août 1944 : c’est une sorte de complément en prose poétique des deux essais que nous avons cités, une page de poésie géorgico-théologique, si l’on peut dire, où s’épanouit, à l’articulation de l’été finissant et des premières annonces de l’automne, la plénitude du style claudélien :

La Création une fois de plus est venue à bout de son fruit suprême, elle a confié à cette messagère [la Sainte Vierge] les prémices pour une semaille nouvelle de l’espèce eucharistique […] Marie a (sic) monté au ciel et ses pieds en quittant la terre ont déterminé sur nous un éboulement de trésors […] Tout ce qui est rond entre les doigts, tout ce qui est bouchée pour la bouche ! Les prunes, les abricots, les pêches, les melons et les citrouilles […] Toute cette nourriture fondante, cette consistance toute prête à se dissoudre, toute cette pensée au soleil qui est devenue du sucre, toute cette méditation concentrée autour du dur noyau […] Ce sont les fruits bien entendu de la Grâce, ce sont les œuvres sans nombre de l’Église, depuis la treille royale chargée de milliers de grappes jusqu’à l’humble mûre qui mûrit au coin du lavoir pour le déjeuner d’un passereau ! […] Voici l’Église Catholique, voici la grande Église humaine et divine sur toute la terre débordante d’œuvres […] et la Vierge d’un reposoir à l’autre qui s’avance sur des épaules de jeunes filles, tenant serrées sur sa poitrine ces clefs qui sont celles du cœur humain,

jusqu’à l’ostensoir qui se confond avec le soleil couchant, « visitation fulgurante et dorée » dont le dernier rayon, « est en train de remonter vers le ciel, emportant tout avec lui […] comme un engin de levage, comme un levier de transfiguration ».

Esthétique sacramentelle

Si l’Église est « le grand livre ouvert » où Claudel a tout appris, elle est aussi sa maîtresse d’écriture, et nous allons voir que la dimension sacramentelle, à la fois sacrificielle et élévatrice, de l’Eucharistie, lui est un modèle. Écrire, pour le poète, c’est – nous venons de le voir – s’appuyer sur la Création, « cet inépuisable répertoire d’images significatives du Créateur qu’est la Création », pour tenter de cerner le sens des choses divines. À côté de ce Liber Creaturæ, s’ouvre à son tour le Liber Scripturae, le Livre de l’Écriture sainte ; tous deux se combinent dans la liturgie, à travers son symbolisme et ses lectures. C’est à ces deux sources que puise à son tour le poète, ce qui donne à son style ce caractère inimitable, mélange constant de concret et d’abstrait, de ton bas et de ton sublime : c’est une première caractéristique que l’on pourrait dire « sacramentelle ». Claudel va plus loin, développant à plusieurs reprises une analogie à trois termes entre l’écriture biblique, l’écriture poétique et l’Eucharistie : dans les trois cas le sens est caché par les apparences ; en ce qui concerne la Bible, on sait que Claudel fut un farouche défenseur du « sens figuré de l’Écriture » contre la lecture historico-critique et strictement littérale : « Toucher à l’Écriture, pour un chrétien », fulmine-t-il, « c’est comme si on touchait à l’Eucharistie » – « Oui », lui répond le P. Amédée Brunot,

l’Eucharistie et la Bible sont le même Verbe donné ici sous les espèces littéraires, là sous les espèces sacramentelles… Mais pour arriver à l’hostie il faut ouvrir le tabernacle et le ciboire, traverser voiles et pavillons. Ainsi pour atteindre le Verbe fait parole humaine faut-il traverser et ôter, un à un, couvercles et voiles [… jusqu’à] la substance éternelle du sens littéral.

Fidèle à la leçon du Christ aux Pèlerins d’Emmaüs, au vingt-quatrième chapitre de saint Luc – épisode qu’il lut, pour en être marqué à jamais, le soir de sa conversion, et que nous entendrons le Lundi de Pâques, Claudel ne cessera de reprendre cette analogie :

Emmaüs. Mais que dit Notre-Seigneur à ses disciples : N’avez-vous donc pas l’Écriture ? Et alors de ses mains saintes et vénérables, il commença à la leur ouvrir, à la leur mettre par petits morceaux dans la bouche, comme tout à l’heure à l’auberge il fera de ce pain qui est son corps.

Il ira encore plus loin, étendant le terme de sacrifice, inhérent à la définition de la messe et de l’eucharistie, à la langue de la Bible, par laquelle Dieu, pour se faire connaître, s’abaisse au langage imagé, emprunté à la Création, lequel à son tour s’élève pour lui rendre grâces :

Le Verbe, pour communiquer avec nous, […] a eu besoin d’un langage et premièrement d’un vocabulaire […] Tout le vocabulaire de l’Écriture n’est fait que de termes concrets […] images de Dieu qui ne demandent qu’à consommer à ses pieds un sacrifice de significations.

Il en va de même du poète, qui se met à l’école de ce poète parfait qu’est Dieu auteur de la Bible à travers ses différents scripteurs. Au cœur de l’analogie se trouve le rapport entre « le verbe, partie du discours, cela qui en lui donnant un sens, crée la phrase, et le Verbe – avec un grand V – qui en intervenant au milieu des événements humains leur donne un sens ». Dans sa belle méditation intitulée Un poëte regarde la Croix – grand texte de Carême – Claudel ose cette extraordinaire métaphore, qui rejoint notre propos initial :

Voici le Verbe grand ouvert devant nous. Voici le Verbe devant nous déployé et nous pouvons lire dedans à livre ouvert. Le voici consolidé devant nous pour toujours, dans cette attitude essentielle en laquelle Il a fait le Ciel et la Terre […] Voici l’invitation à notre adresse de ces deux bras qui ont fait le monde et qui vont rester tout le jour étendus […]. Voici ces grandes ailes déployées qui font de deux choses une seule, voici l’Amour hors de toute pudeur devant nous ouvert et dévoilé, voici cette profondeur dont parle Habacuc (III, 10) qui a élevé les mains, voici Jésus crucifié sur un triangle et le parachevant de Sa propre personne, l’homme de la vision qui étend au-dessus de Jérusalem le niveau suprême (Zach. 1, 16).

Cet extrait montre bien aussi comment le livre de Claudel, truffé de citations bibliques, se nourrit constamment de l’Écriture qu’il paraphrase, un peu à la manière des Pères de l’Église, mais avec une liberté d’invention et d’élocution toutes modernes.

Ailleurs, jouant sur le terme latin signifiant à la fois « communier » et « donner la communion » dans les rubriques du missel, le verbe communicare, Claudel définit le rôle de l’écrivain comme « de donner, de communiquer le monde » aux hommes, mais il s’agit bien sûr d’un monde ordonné, pourvu d’un sens, orienté vers Dieu. De même que

cet ineffable bienfait eucharistique, cette pulsion génératrice […] nous fait vivre Dieu de toutes les forces de notre individu particulier, illuminés de ce rayon intérieur qui triomphe de notre opacité, [de même] pourquoi les artisans de la parole […], communiants, n’apprend[raient-ils pas à] communiquer ? […] Comme nous communions au Père en Lui-même, nous communions en Lui à toutes ces images de Lui qui sont nos frères.

Ainsi se réunissent à nouveau les deux dimensions, l’horizontale et la verticale, dans l’assemblée, à laquelle participe Claudel pour le Congrès eucharistique de Barcelone en 1952, des « hommes de pensée, hommes de lettres, artisans de l’étude, de la découverte de cette action par excellence qui est l’action de grâces, agenouillés aux pieds du Christ Jésus rayonnant dans la sainte Eucharistie », riches du merveilleux passé de l’Église qu’il leur appartient de transmettre pour l’édification et la sanctification de leurs contemporains : « Il y a là, comme poésie, comme histoire, comme doctrine, des trésors fabuleux enfouis qu’il faudrait savoir déterrer et présenter ».

La dernière question à nous poser est celle de savoir comment agit ce modèle eucharistique sur le travail concret du poète ou de l’écrivain. Il s’agit bien sûr du travail sur le mot, qui est son outil particulier. L’analogie établie par Claudel entre le verbe = le mot et le Verbe-Christ en est la clef. De même que la forme du sacrement, sa formule, le réalise dans la matière et produit la transsubstantiation, de même – toutes proportions gardées – le mot du poète, et son agencement avec d’autres mots, la formule neuve qu’il invente pour dire autrement quelque chose qui a déjà été dit en d’autres termes, ce mot prend un surcroît de sens. Il excède son sens propre initial pour devenir une « figure » au sens rhétorique, ce qui implique une superposition de significations, le mot gardant son sens propre et s’enrichissant du sens figuré ; quand de surcroît ce dernier touche aux vérités éternelles – comme le font les mots de la Bible –, la majoration du sens est encore plus insigne. C’est ainsi que Claudel donne cette définition extrêmement intéressante de la « figure », applicable au premier chef à la lecture figurative (ou « typologique ») de l’Ancien Testament, qui voit l’annonce du Christ dans ses grands événements et personnages, mais aussi, par extension analogique, au texte poétique : « La figure, pour résumer toute ma pensée, c’est une sorte d’eucharistie, la substance sous l’espèce, l’aliment intérieur sous l’apparence extérieure, la puissance permanente par-dessous l’acte passager ». À défaut de posséder l’inaccessible Verbe, le poète va « transsubstantier » le mot. Sa mission est en effet, aux yeux de Claudel, de faire le lien entre les deux mondes, celui d’ici-bas et celui d’en-haut, par le langage qui révèle aux hommes la substance divine contenue dans la Création : « Nous ne regardons pas réellement les choses, si nous n’en regardons pas la cause, qui est Dieu ». Il s’agira donc, pour le poète catholique, selon la leçon du « symbolisme dissemblable » de saint Denys l’Aréopagite, de s’appuyer sur le registre concret, coloré des réalités du monde, pour les faire bondir vers le sens le plus élevé, celui qui met le lecteur en tangence avec les vérités les plus hautes de la Grâce invisible : de même que le pain et le vin sont transsubstantiés dans le sacrement, analogiquement le « langage des choses », beaucoup plus efficace que la langue abstraite des philosophes, devient-il, par le pouvoir transformateur de la figure, le signe des « réalités éternelles » : et Dante est à cet égard le maître-poète aux yeux de Claudel. Mais on comprend aussi pourquoi il a parlé analogiquement d’ « espèces sensibles » à propos de Rimbaud qui lui a révélé la splendeur du monde extérieur et sa mise en poésie, qui lui a donné « l’impression vivante et presque physique du surnaturel », et pourquoi il fait apparaître son initiateur, toujours sous le mode de l’analogie, dans la partie intitulée « Consécration » de son poëme La Messe là-bas.

*

Nous finirons par un exemple de cette transformation substantielle du mot, afin de rendre sensible l’application par Claudel de cette esthétique sacramentelle. Un fragment de phrase y suffira, et nous aurions pu en choisir beaucoup d’autres. Nous sommes dans une de ces méditations sur l’Écriture sainte auxquelles Claudel a consacré les vingt-cinq dernières années de sa vie, et qu’il appelait des « poëmes ». Il s’agit du Cantique des Cantiques, et Claudel rêve longuement sur le verset présentant le Bien-Aimé, Species ejus ut Libani, electus ut cedri : « sa beauté est égale à celle du Liban, il a la distinction des cèdres ». Et voici que surgit, en clausule d’un paragraphe, comme c’est souvent le cas pour les plus étonnantes formules, cette explosion poétique :

… c’est cela qu’on appelle le Liban, cette nappe tendue, cette expansion de blancheur quand au coucher du soleil elle se revêt des sanctifications d’un dieu égorgé !

Quand on sait que toute la tradition de l’Église interprète allégoriquement le Cantique des Cantiques comme un dialogue entre le Christ et l’Église, on lit aisément entre ces lignes extraodinaires une superposition de la théologie du sacrifice (le « dieu égorgé », expression typologique et latérale du dernier sacrifice sanglant qui mit fin à ceux de l’Ancienne Alliance) et de l’Eucharistie qui lui est intrinsèquement liée (la « nappe blanche » qui est celle de l’autel, l’« expansion de blancheur » disant l’effet de la communion dans le cœur du fidèle et dans toute la communauté), le tout dérivant, d’une part, d’une considération étymologique sur le nom du Liban qui vient de la racine sémitique signifiant, justement, la couleur blanche, et d’autre part de l’observation naturelle : la côte libanaise est tournée vers l’Occident, le pays reçoit en plein sur ses montagnes enneigées la splendeur du soleil couchant : rouge sur blanc, sang versé sur l’innocence, expansion du sacrifice, qui pro multis effundetur in remissionem peccatorum. C’est une belle illustration de « ce rapport secret, étranger à la logique et prodigieusement fécond, entre les choses, les personnes et les idées qu’on appelle l’analogie et dont la rhétorique a fait la métaphore », c’est aussi un concentré de théologie eucharistique qui apparaît au détour d’une page, hommage rendu par le poète au Christ qu’il reçoit chaque jour sous l’hostie. Si l’art peut être, au sens large, un sacramental, le grand Claudel, par les ondes immenses qu’une seule de ses phrases peut susciter dans l’intelligence, l’âme et le cœur du lecteur, en est sans aucun doute un des meilleurs illustrateurs, et par là-même, de l’Église un fécond serviteur. Tel est, pour finir, l’hommage que lui rend, de sa hutte misérable, un missionnaire en Papouasie, en 1932 :

J’avais, dans ma musette, un exemplaire fripé de Corona Benignitatis Anni Dei. Je l’ouvris et me mis à lire à haute voix. Dans le silence de la nuit papoue écrasée de pluie, dans cette immense solitude, dans cette sauvagerie, cette crasse et ce marasme, les vers du grand poète retentirent comme une sonnerie puissante de cloches de Pâques.

Introduction à la conférence

Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.

Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame.

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