Conférence de Carême de Notre-Dame de Paris : “Joris-Karl Huysmans : L’écriture comme hallali mystique”

Le dimanche 17 mars 2024, M. Gaël Prigent, professeur de khâgne, a donné la cinquième conférence du cycle “La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité”.

« Seigneur, accueillez le mendiant de communion, le pauvre d’âme »

Gaël Prigent, docteur ès-lettres, est professeur de khâgne au lycée Henri Bergson ; il a publié Huysmans et la Bible. Intertexte et iconographie scripturaire en 2008.

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Texte de la conférence

Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.

Monseigneur, Monsieur le chanoine, messieurs les abbés, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Sacrements et sacramentalité

Dans un texte moins connu qu’À rebours (1884) ou La Cathédrale (1898), Huysmans a parlé précisément de l’église où nous nous trouvons. Après en avoir fait l’histoire architecturale et esthétique, comme il en a pris l’habitude dans ses textes de symbologisme ecclésial, il y formule ce qui en fait, selon lui, l’originalité parmi les autres églises de la capitale, avec « son intérieur des plus intimes, des plus vraiment religieux qui soient à Paris » et son extérieur qui « demeure un régal d’art » :

[…] et revenons à l’abside qui est, selon moi, la partie la plus savoureuse de Saint-Germain-l’Auxerrois, car l’on peut s’y croire en même temps dans un oratoire de la fin du xve siècle et dans une église de campagne de nos jours.
L’on dirait que l’odeur particulière de tout l’édifice s’y concentre […] — une odeur de salpêtre relevée par une très fine pointe de cire consumée et d’encens. Là, dans l’abside, cet arome d’églisette de village, le dimanche après le salut, persiste surtout par les temps de pluie et vous aide à vous transporter bien loin de Paris et de cette place du Louvre, devenue l’un des plus bruyants lieux de rendez-vous des voitures à vapeur et des tramways.

Il y a dans cette façon de voir dans « cet obscur refuge » « un tremplin unique à Paris, de rêves », quelque chose comme un concentré de la spiritualité huysmansienne et de la sacramentalité qui traverse son œuvre. On y trouve cette sensualité dont l’écrivain naturaliste ne se départira jamais, cette attention à la dimension esthétique de la vie religieuse qui l’a mené jusqu’à la conversion, et enfin cet attrait pour l’ailleurs qu’ont partagé avec lui bon nombre de ses personnages de fiction, comme déjà des Esseintes cherchant dans les tableaux bibliques de Gustave Moreau un moyen de se transporter « loin de nos mœurs, loin de nos jours . » Le sens de l’odorat est d’ailleurs l’un de ceux qui trahissent le mieux chez ce sensitif la trame d’une évolution qui l’a mené « des vapeurs des bas-fonds à l’odeur de sainteté », de l’intérêt romanesque pour les mauvais encens des magasins de piété à la réflexion sur le symbolisme des parfums liturgiques.

Mais sans doute faut-il néanmoins s’entendre sur cette cette sacramentalité. Et tout d’abord du fait de l’importance que revêt cet événement considérable que fut pour Huysmans, sa conversion, en 1892. D’autre part également du fait d’une existence chrétienne, tant spirituelle que littéraire, extrêmement attentive au cheminement de la Grâce et à la présence eucharistique, mais peut-être assez étrangère à certains sacrements comme le mariage, par exemple. C’est donc à une spiritualité sacramentelle que nous sommes conviés à nous intéresser en lisant les œuvres de Huysmans, qui exige tout d’abord, pour mieux la cerner, de prêter attention à la manière dont, après une « période d’incubation », ainsi qu’il le formule dans sa Préface écrite vingt ans après À rebours, « l’explosion » de la Grâce se fit en lui . C’est en suivant ce fil que l’on sera conduit à analyser aussi la façon dont Huysmans met en scène « les voies extraordinaires » par lesquels il est passé lui-même, et à mettre en évidence, dans son œuvre, l’esthétique de l’Incarnation qui en est la traduction artistique.

I Les sept sacrements chez Huysmans : présents et absents

La présence des sacrements dans l’œuvre de Huysmans est, pour commencer, presque quantitativement significative. En effet, des sept sacrements de l’Église, ce sont le baptême et le mariage qui sont le moins souvent évoqués par lui, de même aussi que la confirmation, tandis que les quatre autres ont dans sa vie et son œuvre une place éminente. Cela n’est guère fait pour surprendre : il fait partie de ces célibataires décrits par Jean Borie et Montherlant, de ces endurcis ou de ces réfractaires, à l’institution sociale comme au rite institué par l’Église. Ses « héros » sont tous des récalcitrants ou des maris malheureux, si l’on excepte le Carhaix de Là-bas ; et nombre de ses récits peuvent se lire comme de véritables mises en scène des misères de la vie conjugale. Huysmans a pourtant connu quelque chose de la vie maritale, lui qui vécut en concubinage avec Anna Meunier sans jamais vivre sous le même toit. Peut-être aussi un épisode de sa vie personnelle vaut-il qu’on le rappelle ici, qui semble en apparence ne rien faire d’autre que confirmer cette appréhension tout extérieure du sacrement par lui, et qui pourtant pourrait être mise au compte de la Providence et de sa façon d’aiguiller « l’incrédule qui voudrait croire » sur « une voie perdue dans la nuit ». Huysmans eut en effet, à la fin de la vie de Villiers de l’Isle-Adam, dont il était l’ami, à prendre soin de celui qui vivait sans être marié avec une femme dont il avait un enfant. Il œuvra alors pour convaincre Villiers d’épouser Marie Dantine et faire reconnaître le petit Victor. Dans une lettre du 21 avril 1892, racontant les derniers jours de Villiers à l’un de ses amis, Huysmans décrit la manière dont il s’y prit pour que ce mariage finisse par avoir lieu :

Malade d’inquiétude, un matin, j’eus l’idée de m’adresser à l’aumônier des frères Saint-Jean de Dieu, à un franciscain de la terre sainte, le R. P. Sylvestre. C’était un compatissant et doux moine qui avait aidé déjà Barbey d’Aurevilly à mourir. Je lui rappelai la lamentable histoire qu’il connaissait, car Villiers s’était confessé à lui et avait reçu la communion de sa main.
 
Il me répondit simplement : – « Venez, attendez-moi là, je vais monter lui dire un petit bonjour. » – Cinq minutes après, il sortait de la chambre, Villiers consentait au mariage immédiat.

Ce franciscain, qui célébra le mariage religieux le 14 août 1889, et qui obtint pour Marie Dantine de pouvoir passer ses dernières nuits auprès de son mari chez les frères de Saint-Jean de Dieu, sut toucher le cœur de Huysmans : « C’est alors que nous pûmes apprécier l’âme de ce prêtre », écrit-il. Sans doute fut-il l’un des premiers membres du clergé à produire sur lui une telle impression : il ne fut pas le dernier.

Quant au baptême, Huysmans n’en parle jamais. Il fut pourtant baptisé, le 6 février 1848, le lendemain de sa naissance, en l’église Saint-Séverin. Mais il n’en est à peu près jamais question, ni dans sa correspondance, ni dans son œuvre. Peut-être pourrait-on mentionner ici le baptistère dont le dandy des Esseintes, dans À rebours, a fait un meuble d’apparat de son cabinet de toilette, comme il a aussi détourné de leur usage sacré d’autres pièces de mobilier liturgique, et notamment ce merveilleux canon d’église, aux trois compartiments séparés où s’exposent trois poèmes de Baudelaire. On conclurait alors à un intérêt tout extérieur en même temps que minime pour les sacrements, on souscrirait à l’impression de « superbe et de perversité » que le P. Léonce de Saint-Paul attribuait à l’auteur de Là-bas, on lui reconnaîtrait peut-être même une inclination à la profanation ou au blasphème qui reviendrait à lui faire deux fois injure.

Ce serait une première fois lui faire injure en ne tenant pas compte de l’événement décisif de la vie de Huysmans : sa conversion de 1892. Celle-ci se place entièrement sous le signe des sacrements, tant dans la vie réelle que dans sa transposition romanesque dans En route. Elle a lieu dans une Trappe, à Igny, où Huysmans opère une retraite d’une semaine durant l’été. Terme d’une évolution spirituelle au long cours, ce séjour a été rendu possible par l’abbé Arthur Mugnier (1853-1944), vicaire de l’église Saint-Thomas-d’Aquin, qui avait rencontré Huysmans l’année précédente (lorsque celui-ci vint lui réclamer « du chlore pour [son] âme »), et qui se chargea de le mettre en relation avec les bénédictins. Arrivé au monastère le 12 juillet, ce n’est que deux jours plus tard que l’écrivain renoue avec les sacrements, ainsi qu’il le raconte à son ami prêtre dans une lettre :

Cher Monsieur l’abbé,
 
[…] J’ai passé par le plus dur moment de ma vie – la confession. C’est fait, je suis liquidé – j’ai communié, ce matin, à la messe de l’abbé, de Dom Augustin – et je vous écris, poigné par une tristesse infinie, l’idée d’une indignité absolue, d’une âme mal radoubée qui a donné tout ce qu’elle pouvait, mais qui ne tient qu’à force d’étais et qui vacille dans une mélancolie immense, alors qu’elle devrait être joyeuse d’en avoir enfin fini ! […].
Le davier m’a fait mal ; enfin, c’est fait .

La crudité du vocabulaire et des images naturalistes ne doit pas masquer la réalité d’un retournement spirituel entamé déjà depuis plusieurs années, mais se heurtant au caractère velléitaire de Huysmans. À cette date, depuis au moins deux ans déjà, il se rendait régulièrement dans les églises, assistait à des cérémonies dont la liturgie l’attirait toujours davantage, comme cette prise de voile transposée dans En route (I, ch. VIII). Mais elle ne doit surtout pas cacher l’extrême sensibilité de l’écrivain aux sacrements, qui s’exprime surtout par ce retournement inattendu entre la confession et la communion. L’abbé Mugnier le dit de manière sans doute assez juste dans son Journal :

À la chapelle, il a senti des « effluves » se dégager et l’envelopper. L’absolution lui fit l’effet du vent qui soulève. La communion lui a produit moins d’impression.

Il semble que, des deux sacrements, celui qui produise le plus grand effet et qui fasse advenir de la manière la plus sensible la Présence réelle, ne soit pas celui dont on attendait précisément cette communion, ou plutôt cette « impression », mais justement l’autre. Et cette « impression » doit moins être comprise en son sens psychologique et décadent, mais en son sens premier : non pas l’action d’un objet sur la sensibilité en vue de produire une excitation nerveuse, mais bien l’action d’appuyer sur un objet, action d’un corps sur un autre, la trace, l’empreinte laissée par le premier sur le second, par Dieu-même sur l’âme de Huysmans. Voilà ce que produit le sacrement : non pas, cependant, celui de l’Eucharistie, qui en est le traditionnel moyen, mais, de manière inattendue, le sacrement de repentance, et précisément le moment de l’absolution, manifestation de l’Esprit sous la figure du spiritus. Tout cela se retrouve dans En route, dont la seconde partie raconte cette expérience, et en particulier dans les chapitres III et IV. La conclusion à laquelle y parvient Durtal est bien la même : « Il semblait que les deux Sacrements eussent substitué leurs effets l’un à l’autre ; ils avaient manœuvré à rebours sur lui ; le Christ s’était rendu sensible à l’âme, avant et non après . » Mais les étapes de ce calvaire sont plus détaillées dans le récit romanesque. Pris de court par l’annonce que sa confession aura lieu « à dix heures précises à l’auditoire », Durtal nous est montré, au chapitre II, totalement désemparé, pris entre des consolations déjà données et des doutes qui évolueront bientôt en scrupules :

Durtal aurait reçu un coup de maillet sur la tête qu’il n’eût pas été mieux assommé. Tout l’échafaudage si rapidement exhaussé de ses joies croula. Ce fait étrange avait lieu ; dans cet élan d’allégresse qui le portait depuis l’aube, il avait complètement oublié qu’il fallait se confesser. Et il eut un moment d’aberration.

Durtal oscille entre la certitude d’un pardon déjà accordé et l’effroi suscité par l’épreuve des aveux, lorsque tout devient incertain et source d’inquiétude : la personne du confesseur (« Se confesser ! Le prieur ? Qui était le prieur ? »), la manière de s’y prendre (« Mon Dieu, fit-il, tout à coup, mais je ne sais même pas comment l’on se confesse ! »). Il se laisse alors envahir par les souvenirs et par ce dégoût de soi-même qui marque l’entrée dans sa vie nouvelle, Huysmans exposant à travers lui les différents moments de la progression spirituelle tels qu’il les a découverts chez Sainte Térèse d’Avila et saint Jean de la Croix. La honte de ses anciennes débauches s’empare de lui, décrites avec un surcroît voulu de réalisme lorsqu’il s’agit d’évoquer la luxure :

Et ce péché se montrait d’abord simiesque et sournois au collège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puis c’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets, roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles et c’était un âge mûr ignoble.
 
[…] Comment raconter cela à ce moine ? se dit Durtal, terrifié par ce souvenir ; comment même s’exprimer pour se faire comprendre, sans devenir immonde ?

L’hyperbole naturaliste est partout : dans la peinture des fautes (« l’ombre parfumée des vices » de Florence, la prostituée « au sourire de petit voyou et aux hanches de garçonne ») comme dans le tableau du sacrement (« je ne peux pourtant pas lui faire gigler à la face ces filets de pus ! », dit Durtal, à propos du confesseur) : et cet accablement de soi, qui associe exagération et lucidité (« Tous les districts des péchés qu’énumérait patiemment le paroissien, il les avait traversés ! il ne s’était jamais confessé depuis sa première communion et c’était, avec l’entassement des années, de successives alluvions de fautes »), témoigne de la même sincérité que les cris qui parsèment le texte et prennent le ton de la prière :

[…] et il pâlissait à l’idée qu’il allait détailler à un autre homme toutes ses saletés, lui avouer ses pensées les plus secrètes, lui dire ce qu’on n’ose se répéter à soi-même, de peur de se mépriser trop.
 
Il en sua d’angoisse ; puis une nausée de son être, un remords de sa vie le souleva et il se rendit ; le regret d’avoir si longtemps vécu dans ce cloaque le crucifia ; il pleura longtemps, doutant du pardon, n’osant même plus le solliciter, tant il se sentait vil.
 
Enfin il eut un sursaut ; l’heure de l’expiation devait être proche ; sa montre marquait, en effet, dix heures moins le quart. À se laminer ainsi, il avait agonisé pendant plus de deux heures.

Sueur d’angoisse, crucifixion, agonie : cette confession qui n’a pas encore eu lieu est déjà, pour Durtal, une expérience mystique, une imitation du Christ. Elle laisse le personnage exsangue, incapable de se confesser, deux heures plus tard, les mots ne venant pas, s’étranglant dans une nouvelle convulsion de larmes, désespéré de se voir « repoussé par Celui-là même qui l’avait pourtant envoyé dans cette abbaye ». C’est au fond du désespoir que surgit enfin la douceur, celle du moine qui lui touche l’épaule de la main et lui parle d’une voix douce pour l’inviter à se confesser le lendemain.

C’est donc le lendemain que le sacrement de pénitence prend finalement véritablement place dans le récit, au troisième chapitre de la seconde partie d’En route. Et son dédoublement explique en grande partie la prééminence qui est la sienne dans la perspective huysmansienne : il équivaut à la vie purgative menée par sainte Angèle de Foligno, dont Durtal a emporté les œuvres avec lui et dans lesquelles il se replonge. Le parallèle entre elle et lui est par deux fois souligné : d’abord lorsqu’il s’agit de choisir entre les œuvres d’Angèle et celle de saint Bonaventure, le personnage de Huysmans optant pour celle qui « avait péché, s’était convertie », plutôt que pour le Saint « toujours demeuré pur, à l’abri des chutes », pour celle en qui il se reconnaît, puisqu’elle aussi avait été « une scélérate charnelle », « également arrivée de bien loin vers le Sauveur » ; ensuite, à la fin du passage, après qu’ont été rapportées ses souffrances (« Elle perd, coup sur coup, sa mère, son mari, ses enfants ; elle subit des tentations charnelles si violentes qu’elle en est réduite à saisir des charbons allumés et à cautériser par le feu la plaie même de ses sens »), lorsque Durtal tire la leçon de sa relecture. Ils ont en commun une même difficulté au repentir abouti, si l’on en croit Huysmans, qui s’appuie ici sur la Vie de sainte Angèle de Foligno par le frère Armand :

[…] Soudain la grâce fermente en elle et lui fait éclater l’âme ; elle va se confesser, n’ose avouer les plus véhéments de ses péchés au prêtre, et elle communie, greffant ainsi le sacrilège sur ses autres fautes.
 
Elle vit, jours et nuits, torturée par le remords, finit par supplier saint François d’Assise de la sauver. Et, la nuit suivante, le saint lui apparaît : — Ma sœur, dit-il, si vous m’aviez appelé plus tôt, je vous aurais exaucée déjà. — Le lendemain, elle se rend à l’église, écoute un prêtre qui parle en chaire, comprend que c’est à celui-là qu’elle doit s’adresser et elle s’ouvre pleinement, se confesse entièrement à lui.

Et le lendemain, Durtal, lui aussi, se confesse entièrement au prieur, lui avouant tout. Le discours de ce dernier détermine très largement la suite de notre propos, aussi difficile soit-il d’en déterminer l’exactitude biographique. Entré en convalescence après une conversion miraculeuse au regard de la gravité des fautes, Durtal est, selon le prieur, en danger de rechute et doit s’en prémunir par la prière, la confession et la communion. De ces trois piliers du traitement préventif qu’il prescrit, c’est le dernier qui l’inquiète :

l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où vous triompheriez de la chair, le Démon ne vous attendît là et qu’il ne s’efforçât de vous éloigner [de la communion], car il sait fort bien que, sans ce divin Magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc à porter sur ce point toute votre attention. […] La sainte Eucharistie… vous en aurez plus qu’un autre besoin, car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, que les êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Elle vous a fait beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous fera beaucoup souffrir ; elle sera la porte mal fermée de votre personne et c’est par là que le Démon s’introduira et s’épandra en vous.

Et c’est en effet ce qui va se produire. Apprenant au dîner qu’il devrait recevoir l’Eucharistie des mains d’un vicaire de passage, « un soutanier inconnu », cela lui crève le cœur et le met au supplice. Refusant de devoir « emporter d’une première communion un souvenir irritant, une impression pénible », il se révolte et en arrive à ne plus avoir envie de communier, avant qu’une autre idée ne se mette à l’obnubiler : devait-il, pour sa pénitence, réciter dix grains de son chapelet ou dix chapelets entiers ? Et c’est harassé par les hésitations et les remords que Durtal en vient, épuisé, à prêter l’oreille à toutes les tentations insinuées par le plus grand des sophistes, Satan lui-même, avant de s’abandonner à Dieu dans la prière, en lui demandant l’impossible :

Ah ! Seigneur, si j’étais seulement certain que cette communion vous plaise ! — donnez-moi un signe, montrez-moi que je puis sans remords m’allier à Vous ; faites que, par impossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien un moine…
 
Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandant comment il osait solliciter, en le précisant, un signe.

Mettant en scène son double, Huysmans explore ici les méandres du cheminement spirituel, ou plutôt, pour reprendre la métaphore appliquée à sainte Térèse, « les régions inconnues de l’âme ». Comme l’auteur des Demeures de l’Âme, il s’en fait le géographe, s’essayant, lui aussi, à « dress[er] la carte de ses pôles, marqu[er] les latitudes contemplatives, les terres intérieures du ciel humain », déléguant tantôt ses analyses aux religieux, prêtres ou moines, qui le dirigent, tantôt à son personnage dont le lecteur peut suivre pas à pas l’évolution de l’intérieur, tout en supposant à bon droit qu’elle restitue celle de l’auteur. Et cela se poursuit évidemment dans En route (1895), mais aussi tout au long de la trilogie engendrée par ce roman, dans La Cathédrale (1898) d’abord, et dans L’Oblat (1903), ensuite.

Dans le roman de 1895, tout d’abord, car le miracle réclamé par Durtal a lieu : comme Huysmans finalement communié par Dom Augustin Marre, Durtal l’est par Dom Anselme, « l’abbé du monastère, celui qui était malade », ce qui le fait, dans un premier temps, tomber honteux à genoux et le plonge dans une longue prière :

Seigneur, ne vous éloignez point. Que votre miséricorde réfrène votre équité ; soyez injuste, pardonnez-moi ; accueillez le mendiant de communion, le pauvre d’âme !

L’expression toute biblique, et presque bloyenne, de « mendiant de communion », résume la position huysmansienne à l’égard du sacrement, balançant sans cesse entre l’élan vers le ciboire que suscite par exemple la vue de deux femmes communiant à Saint-Séverin et le Non sum dignus qui vire à la « terreur » de communier. Sa réticence, créée par la turpidité de la fosse où Durtal prétend faire descendre le « puisatier » qu’est le Christ, se heurte à la certitude qu’il est vain d’attendre que « la fosse » soit « vide » pour se présenter devant la communion, car le pénitent ne serait alors « jamais en état de la recevoir ». La conscience de son indignité, formulée par la métaphore récurrente du cloaque et vue comme une nouvelle souffrance ajoutée à celles du Calvaire , s’oppose à la fringale eucharistique sans toutefois l’anéantir. Cette oscillation, qui redouble celle qui opposait une confession d’autant plus efficace qu’elle était douloureuse à une communion d’autant plus redoutée qu’elle semblait aisée, met finalement en place un véritable drame de l’Eucharistie et crée les conditions par lesquelles celles-ci ne peut manquer d’être décevante au regard de l’autre sacrement. Dans En route, ce drame de la communion trouve son dernier acte dans la réitération des sacrements à la fin du séjour de Durtal, et l’on peut alors en venir à l’autre injure faite au romancier, et que nous avions laissée de côté jusqu’alors.

II Une spiritualité sacramentelle

Cette seconde injure est plus subtile et moins immédiate à déceler. Elle consiste à ne pas mesurer le caractère, non seulement, extrêmement contradictoire de la personne de Huysmans et des personnages qui en sont les doubles, mais encore la complexité, le mysticisme extraordinaire et paradoxal que cache le prosaïsme daté du statut de fonctionnaire du ministère de l’Intérieur de l’un ou de petits bourgeois des autres. Car dans ce drame de l’Eucharistie, Satan joue un grand rôle.

Sans doute alors faut-il rappeler ici le rôle que joua dans son évolution la rédaction de Là-bas. Publié en 1891, ce roman tisse dans la même trame romanesque deux fils narratifs : le premier raconte l’histoire de Durtal, écrivain de la fin du XIXe siècle lancé dans une biographie de Gilles de Rais et dont le lecteur suit les échanges et conversations avec ses amis ; le second donne à lire la vie du « Des Esseintes du XVe siècle », Barbe-bleue légendaire et seigneur de Tiffauges, celui à côté duquel « le marquis de Sade n’est qu’un timide bourgeois, un piètre fantaisiste . » Ce que découvre Durtal au fur et à mesure de son enquête sur le baron de Rais, compagnon de Jeanne d’Arc, c’est un satanisme insoupçonné, qui aurait motivé crimes sexuels et meurtres d’enfants et visé l’accomplissement du Grand Œuvre de l’alchimie pour lequel l’aide du diable aurait été requise. Et de fil en aiguille, de conversations en intromissions, il en vient aussi à prendre la mesure de la permanence du satanisme à son époque. Incarné par le sulfureux chanoine Docre, prêtre défroqué qui célèbre des messes noires en souillant des hosties consacrées en plein Paris, le satanisme devient l’un des thèmes principaux du roman et Durtal, par l’intermédiaire d’une certaine Mme Chantelouve, va s’en approcher jusqu’à la commission de péchés qu’il confessera ensuite à la Trappe. Or, cette expérience durtalienne ne fait que translater, par le jeu complexe de l’écriture, celle de Huysmans dans la vie réelle. En effet, lancé à la fin des années 1880 dans le projet d’une œuvre sur les bas-fonds, Huysmans est entré en contact en février 1890 avec Joseph-Antoine Boullan, dont l’influence a été sur lui décisive. Modèle du Docteur Johannès de Là-bas, puis de l’abbé Gévresin dans les romans ultérieurs, il n’en partage pas moins un certain nombre de points communs avec Docre : défroqué, il se voulait quant à lui exorciste, mais se trouvait à la tête d’une secte hérétique lyonnaise se réclamant du vintrasisme et dans laquelle se célébrait, entre autres rites hétérodoxes, le sacrifice pro-victimal de Marie. C’est ce personnage étonnant qui va fournir à Huysmans une documentation de première main sur le satanisme et la magie noire. C’est lui, encore, qui le fait adhérer à la croyance au succubat, qui transparaît dans En route, ou lui fait découvrir la doctrine de la substitution mystique telle qu’elle trouvera à s’exprimer paroxystiquement dans son hagiographie de Sainte Lydwine de Schiedam (1901). On pourrait en conclure, comme l’ont fait certains adversaires et détracteurs de Huysmans à l’époque, à l’insincérité ou à l’hétérodoxie de sa conversion. Pourtant, il faut rappeler que là ne s’arrête pas le rôle de Boullan dans le retour de Huysmans à Dieu : d’abord parce qu’il est aussi celui qui lui fait découvrir La Salette, et par là l’attache au culte marial d’une hyperdulie dont il ne se défera plus, comme si les deux figures du démon et de Celle qui l’écrase du talon devaient lui être révélées par le même intermédiaire, mais aussi et encore parce que Boullan est pour lui le grand médiateur de la littérature mystique, celle d’Angèle de Foligno ou de Marie d’Agreda dont ce dernier a traduit les œuvres. Mieux vaudrait, donc, si l’on veut mesurer le rôle du démon dans cette conversion, observer le destin du sataniste décrit à travers la figure de Gilles de Rais dans Là-bas, car celui-ci y est bien avant tout décrit comme un mystique : par des Hermies d’abord, lorsque celui-ci le présente à Durtal (« un homme dont l’âme était saturée d’idées mystiques », dit-il du compagnon de Jeanne d’Arc, « un vrai mystique »), mais surtout par Durtal lui-même, dans les bonnes pages de sa biographie que le roman met en abyme. Car le principe affirmé par son ami des Hermies, selon lequel Gilles de Rais représenterait le passage « du Mysticime exalté au Satanisme exaspéré », en vertu du principe selon lequel « dans l’au-delà, tout se touche », Durtal le voit s’illustrer une nouvelle fois, à rebours, au moment du procès durant lequel le pécheur se repent, demande pardon de ses fautes aux parents des enfants qu’il a assassinés et l’obtient, au moment où, après que l’accusateur l’a invité à « [p]rie[r], pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut se taise ; pleurer][, pour que [s]es larmes épurent les charniers en folie de [s]on être ! », ayant fait acte de contrition et de pénitence, il se trouve, seul dans sa geôle :

[…] seul, il s’était ouvert et il avait visité ce cloaque qu’avaient si longtemps alimenté les eaux résiduaires échappées des abattoirs de Tiffauges et de Machecoul. Il avait erré, sangloté, sur ses propres rives, désespérant de pouvoir jamais étancher l’amas de ces effrayantes boues. Et, foudroyé par la grâce, dans un cri d’horreur et de joie, il s’était subitement renversé l’âme ; il l’avait lavée de ses pleurs, séchée au feu des prières torrentielles, aux flammes des élans fous. Le boucher de Sodome s’était renié, le compagnon de Jeanne d’Arc avait reparu, le mystique dont l’âme s’essorait jusqu’à Dieu, dans des balbuties d’adoration, dans des flots de larmes !

Comment ne pas voir dans ce mystique épris d’absolu et revenu de loin, l’image du repentant qu’est Durtal dans En route, et certainement Huysmans lui-même ? C’est cette proximité avec le diable que Huysmans appelle les « voies extraordinaires » de la Grâce quand il analyse son propre destin dans la préface à À rebours. C’est elle, aussi, que pointe le père Hôtelier de Notre-Dame-de-l’Âtre en reconnaissant dans les tourments de Durtal après sa communion l’épreuve d’une Nuit obscure et les assauts du démon : les tentations contre la foi et les souvenances charnelles, la pluie des scrupules et la tempête des doutes avant le coup de foudre de la luxure, finalement le silence de Dieu :

Ah ! c’est affreux, je le sais, dit l’hôtelier. Dieu se cache et, on a beau l’appeler, il ne vous répond pas. On se croit délaissé et cependant Il est près de vous ; et tandis qu’Il s’efface, Satan s’avance.

C’est sa voix, « railleuse », qui se fait entendre en Durtal pour remettre en question tous les articles de la foi (« ah çà, est-ce qu’il croyait que, parce qu’un prêtre avait proféré cinq mots latins sur un pain azyme, ce pain s’était transsubstantié en la chair du Christ ? » ; « Tu admets aussi le péché origine l ? » ; « Alors tu crois à l’éternel enfer ? », etc.). C’est elle qui fait surgir la vision du corps de Florence dans la cellule du retraitant (« Et si elle était dans cette pièce, retroussée, sur ce lit, là, devant toi, que ferais-tu ? »). C’est elle qui, de loin en loin, amène Durtal, jusqu’au seuil de l’abîme :

Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur ce trou et, à force de fixer le noir, il distingua des apparences ; dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, il apercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépuscule désert, aux horizons rapprochés de nuit ; et c’était, sous cette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme un marécage comblé de gravats et de cendres ; la place des péchés arrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraie de vices sèche qui rampaient encore, rien ne poussait.

Psychologue de l’âme mystique, Huysmans s’aventure là où la psychologie naissante dédaigne d’aller, scrutant l’action de la Grâce sur le pécheur en route vers la rédemption et s’attardant sur ces détours surprenants qui semblent parfois l’éloigner de Dieu, ces chemins qui sont aussi ceux d’un calvaire reparcouru à l’imitation du Christ, marquant de nouveau les mêmes stations : « l’abandon » de Gethsémani, la « sueur » de sang, la « crucifixion ». Le seul « remède à tous ces maux », le moine le fait savoir sans ambiguïté à Durtal : « c’est la Sainte Eucharistie ». Il sera donc communié la nuit même, après s’être confessé, à trois heures :

Alors, doucement, sans effets sensibles, le Sacrement agit ; le Christ ouvrit, peu à peu, ce logis fermé et l’aéra ; le jour entra à flots chez Durtal. Des fenêtres de ses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard, sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement, dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel.

Sa vision de la nature se modifia ; […].
 
Les arbres bruissaient, tremblants, dans un souffle de prières, s’inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses bras douloureux dans le miroir de l’étang, mais qui étreignait ces eaux, les éployait contre lui, en les bénissant. […]
 
C’était un Salut de la nature, une génuflexion d’arbres et de fleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le Pain sacré qui resplendissait là-haut, dans la custode embrasée de l’astre.
 
Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à ce paysage son enthousiasme et sa foi ; il éprouvait enfin une aise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant de tels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capable de donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, de la faire déborder et ruisseler en des flots de joie…

Durtal, et avec lui Huysmans, ont ainsi découvert ce scandaleux paradoxe mystique : « la première communion exaspère l’action diabolique, tandis qu’une seconde la réprime ».

III Une esthétique de l’Incarnation : ut pictura poïesis

On pourrait sans doute s’arrêter là. Ce serait néanmoins incontestablement manquer quelque chose de la dimension sacramentelle de la conversion huysmansienne, et de son œuvre. En effet, un élément manque encore au tableau, pourtant essentiel. Car évoquant Là-bas, il aurait déjà fallu immédiatement signaler que l’attrait du satanisme y est d’emblée contrebalancé par la fascination exercée par l’Art : ce qui conduit à Dieu, ce n’est pas seulement le Diable, mais la Beauté. Dans le premier chapitre du roman de 1891, Durtal se souvient ainsi d’un tableau du peintre allemand Mathias Grünewald, une Crucifixion que Huysmans avait réellement contemplée au musée de Cassel en août 1888 et qui avait produit sur lui une vive impression :

Au-dessus de ce cadavre en éruption, la tête apparaissait, tumultueuse et énorme ; cerclée d’une couronne désordonnée d’épines, elle pendait, exténuée, entr’ouvrait à peine un œil hâve où frissonnait encore un regard de douleur et d’effroi ; la face était montueuse, le front démantelé, les joues taries ; tous les traits renversés pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces.
 
Le supplice avait été épouvantable, l’agonie avait terrifié l’allégresse des bourreaux en fuite.

Ce qui le fascine ici, c’est le réalisme de l’observation clinique du corps crucifié, dont on dit que le peintre la fonda sur l’examen de cadavres atteints du « mal des ardents » et que l’écrivain essaie de restituer par l’emploi de termes naturalistes. De même que Grünewald rejetant la représentation esthétisante d’un corps christique d’où les marques de douleur ont été estompées, Huysmans s’évertue à produire l’hypotypose qui donne à voir le corps de Dieu en soulignant ce qu’il a de plus humain, les marques d’une souffrance physique qu’accentuent les nombreuses hyperboles et les oxymores faisant sonner la rencontre de l’immanence et de la transcendance jusqu’aux limites du blasphème. Ce qu’il trouve chez Grünewald, c’est le modèle d’un artiste qui ne sacrifie rien de la dimension spirituelle au réalisme sans pour autant renoncer à ce dernier. C’est cela qu’il nommera naturalisme spiritualiste ou naturalisme mystique. Mais ne pourrait-on pas dire aussi sacramentel, c’est-à-dire : la peinture n’y acquiert-elle pas une puissance eucharistique indéniable, dont l’écriture aurait à s’inspirer ? Écoutons encore ce qui est dit de Grünewald :

Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans des sujets pareils ; jamais peintre n’avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous. C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plus forcené des réalistes ; mais à regarder ce Rédempteur de vadrouille, ce Dieu de morgue, cela changeait. De cette tête exulcérée filtraient des lueurs ; une expression surhumaine illuminait l’effervescence des chairs, l’éclampsie des traits. Cette charogne éployée était celle d’un Dieu, et, sans auréole, sans nimbe, dans le simple accoutrement de cette couronne ébouriffée, semée de grains rouges par des points de sang, Jésus apparaissait, dans sa céleste Supéressence. […].
 
Dans cette toile, se révélait le chef-d’œuvre de l’art acculé, sommé de rendre l’invisible et le tangible, de manifester l’immondice éplorée du corps, de sublimer la détresse infinie de l’âme.

C’est cette même idée d’une peinture eucharistique, fondée sur une véritable esthétique de l’Incarnation qui est aussi formulée dans l’autre texte que Huysmans a consacré à Grünewald, un texte de critique d’art publié dans Trois primitifs. À propos du Christ en gloire du retable d’Issenheim, cette fois, qui donne à voir un Christ transfiguré au sortir du tombeau, Huysmans affirme que « Grünewald s’y révèle, tel que le peintre le plus audacieux qui ait jamais existé, le premier qui ait tenté d’exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinité mise en suspens sur la croix et revenant, visible à l’œil nu, au sortir de la tombe. Nous sommes avec lui en plein hallali mystique, devant un art sommé dans ses retranchements, obligé de s’aventurer dans l’au-delà plus loin qu’aucun théologien n’aurait pu, cette fois, lui enjoindre d’aller . » La formule à présent fait sens : l’art, comme la bête que les chasseurs ont forcée et cernée, rend visible l’invisible dans une théophanie dont le modèle est le sacrement eucharistique lui-même.

Il n’est pas anodin que Huysmans ait providentiellement fait la découverte de cet art-là dans les années de préparation de Là-bas. Cet art, qui prit aussi pour lui la forme de la musique et du plain-chant, de l’architecture, de la littérature mystique et de la liturgie, cet art qui était déjà au cœur d’À rebours en un temps où la mystique de l’art ne l’avait pas encore cédé chez lui à l’art mystique, est en effet tout à la fois le complément du satanisme et du boullanisme qui le mettent également de plain-pied avec l’absolu, mais aussi son antidote, comme l’est la communion aux tentations diaboliques, le diable étant assurément pour Huysmans du côté de la laideur esthétique, malgré ses séductions. C’est cet art, précisément qu’il décrit dans La Cathédrale, dont il va faire le monument.

Paru en 1898, ce roman, si c’en est un, est entièrement dévolu à la cathédrale de Chartres. Il peut passer, à bien des égards pour un guide de la cathédrale comme il s’en écrivait alors, et par exemple Le Guide chartrain de l’abbé Clerval. Mais il en est aussi radicalement différent, pour deux raisons. La première tient à la nature encyclopédique et anthologique du projet huysmansien dans cette œuvre. Il s’agit ni plus ni moins que d’y révéler et d’y exposer ce qui est pour lui la clé de lecture de l’ensemble des productions de l’art ecclésial et qu’il appelle symbolisme. Qu’est-ce qu’un symbole ? Il en offre plusieurs définitions. Celle de Littré : « une figure ou une image employée comme signe d’une autre chose. » Ou, mieux, celle d’Hugues de Saint-Victor : « le symbole est la représentation allégorique d’un principe chrétien sous une forme sensible . » Il faut entendre par là que le symbole est un signe, mais qui, loin de seulement concrétiser, incarne, et incarne ce qui est appelé ici principe chrétien, « manifeste, sous une forme sensible, le principe qui l’a engendré ». Huysmans en donne de multiples exemples : la couronne du roi Recceswinthe dans En route, le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico, l’architecture de la cathédrale de Chartres, le bestiaire médiéval, les parfums et les fleurs, les nombres, les rites de la liturgie dans La Cathédrale. Prenons-en seulement un exemple : l’exégèse de l’architecture extérieure de Notre-Dame de Chartres. Le mot d’exégèse est celui qui convient, puisqu’il s’agit d’y déchiffrer une superposition de symboles en considérant l’église comme un livre, et plus précisément de la lire comme le christianisme médiéval la lisait, c’est-à-dire, comme l’a très bien montré Dominique Millet à propos de Huysmans aussi bien qu’à propos de Claudel qui avait lu La Cathédrale, suivant la méthode allégorique des quatre sens de l’Écriture, ou méthode figurative. Ainsi s’explique la métaphore filée qui traverse l’ensemble de l’ouvrage : la cathédrale est « lisible », elle est un « palimpseste déchiffrable » dont « la clef est la symbolique des Écritures », romane et gothique parce que « le Roman allégorise l’Ancien Testament comme le Gothique le Neuf ». Le bâtiment donne donc à voir « en des lignes sculptées ou peintes, la Bible, la théologie, les vies de Saints, les Évangiles apocryphes, les légendaires » mis à la portée de tous, mais surtout, comme la Bible, il se lit en démultipliant les strates de signification. Telle statue d’un personnage de l’Ancien Testament renverra d’abord à lui-même, qu’il s’agit d’identifier, mais encore à un personnage du Nouveau dont il est la figure. C’est le cas par exemple de l’Abraham représenté au porche septentrional, qui figure « le Père céleste qui livre son Fils et Isaac qui porte le bois pour allumer son bûcher, comme Jésus porta sa croix, est l’image de ce Fils », tandis que Moïse « allégorise le Christ, car la délivrance d’Israël est le prodrome de l’humanité arrachée par le Sauveur au démon ». Et plus encore, tel ou tel élément de l’ensemble prendra une valeur morale, figurant tel vice ou telle vertu chrétienne : le vaisseau chartrain, « éternelle image » de l’arche de Noé et de « cette barque de Pierre que Jésus guidait dans les tempêtes », figure l’Église comme corps du Christ, dont elle prend la forme en donnant à sa nef une disposition cruciale ; « les tours, les clochers, s’envisagent, […] ainsi que les prédicateurs et les prélats, et leurs sommets sont l’analogie de cette perfection que cherchent à atteindre, en s’élevant, ces âmes ». Mais cette lapidification, cette traduction en pierre des vérités bibliques et morales, prophétiques et anagogiques, ne se réduit pas à un simple accomodatisme. Il est bien au contraire sacramentel.

Le plus bel exemple qu’on en trouve dans La Cathédrale est aussi celui qui constitue la deuxième raison qui distingue l’œuvre d’un simple guide touristique Cette seconde raison tient à l’incarnation de la Vierge, si l’on ose dire. L’ensemble du roman se conçoit en effet comme une célébration de la Vierge à travers la description de la cathédrale qui la figure, au sens où nous l’avons défini, et finalement comme une véritable prière mariale. Car, il ne faut pas s’y tromper : la cathédrale vue par Huysmans n’est pas seulement la réalisation de son rêve de spiritualisation de la chair peccamineuse et opaque, transfigurée en chair mystique et transparente. L’épurement et l’effilement du corps, que Huysmans prise chez les peintres et les littérateurs mystiques, n’est pas effacement du corps. Celui de la cathédrale n’est pas désincarné, tout au contraire. Certes, elle apparaît à Huysmans sous les traits d’une blonde aux yeux bleus :

Elle se personnifiait en une sorte de fée pâle, en une Vierge mince et longue, aux grands yeux d’azur ouverts dans les paupières en clarté de ses roses ; Elle était la Mère d’un Christ du Nord, d’un Christ de Primitif des Flandres, trônant dans l’outremer d’un ciel et entourée ainsi que d’un rappel touchant des Croisades, de ces tapis orientaux de verre.

Mais l’église réalise par là le programme même de la symbolique religieuse, « cette grande science du Moyen Age qui constitue un dialecte spécial de l’Eglise, qui divulgue par des images, par des signes, ce que la liturgie exprime par des mots », ce Moyen Âge qui « savait que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible ». Rendant visible la Vierge, la cathédrale devient le lieu même de la rencontre, avec la Mère d’abord, mais à travers Elle avec le Fils vers lequel elle nous guide. N’est-ce pas cela que dit avec émotion la prière qui fait l’acmé du roman, à sa dernière page :

[…] il me semble que je l’aperçois dans les contours, dans l’expression même de la cathédrale ; les traits sont un peu brouillés dans le pâle éblouissement de la grande rose qui flamboie derrière sa tête, telle qu’un nimbe. Elle sourit et ses yeux, tout en lumière, ont l’incomparable éclat de ces clairs saphirs qui éclairent l’entrée de la nef. Son corps fluide s’effuse en une robe candide de flammes, rayée de cannelures, côtelée, ainsi que la jupe de la fausse Berthe. Son visage a une blancheur qui se nacre et la chevelure, comme tissée par un rouet de soleil, vole en des fils d’or ; Elle est l’Épouse du ; Cantique : « Pulchra ut luna, electa ut sol. » La basilique où Elle réside et qui se confond avec Elle, s’illumine de ses grâces…

Voilà donc ce que Huysmans découvre à travers l’art et la liturgie, et qui l’a ramené, à la foi. C’est cette eucharistie esthétique qui le convertit. C’est elle, aussi, qui, après sa conversion, nourrit sa littérature.

Introduction à la conférence

Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.

Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame.

Carême 2024 – “La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité.”

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