Conférence de Carême de Notre-Dame de Paris : “Marie Noël : Le don de Dieu au péril des abandons”
Le dimanche 24 mars 2024, le père Arnaud Montoux, professeur de théologie, a donné la sixième conférence du cycle “La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité”.
« Et sans bouger vous tous les regarderez faire »
Le père Arnaud Montoux, docteur en théologie, est professeur d’histoire de l’art médiéval à l’Institut Catholique de Paris ; il a publié Regards croisés sur la petite voie de poésie de Marie Noël en 2018.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
Monseigneur, Monsieur le Chanoine, Mesdames et Messieurs, chers amis,
C’est donc à moi qui revient le redoutable privilège de prononcer cette dernière conférence de carême de Notre Dame de Paris hors-ses-murs, et d’accompagner l’entrée, quelques pas en retrait, ici, à Saint-Germain-L’auxerrois, de la haute figure d’une toute petite femme, d’une poétesse auxerroise perpétuellement couronnée de neige dans la mémoire collective de tant de nos compatriotes : Marie Mélanie Rouget, Marie Noël en poésie.
Je vais tenter d’emprunter avec vous l’un des sentiers tortueux au bord desquels Marie Noël a vécu sa relation à Dieu : jamais comme une évidence, toujours sur le ton de l’inquiet désir d’être vraie. Chez elle, les sacrements, comme tout ce que l’on veut donner et que l’on prétend recevoir, a le goût du sel et du feu, la saveur de l’attente amoureuse, et l’amour quand il est vrai porte toujours en lui, l’impensable, l’indigeste inquiétude d’avoir rencontré Dieu ; Celui qui aime « connaît Dieu » nous dit saint Jean (1 Jn 4, 7) et certaines connaissances, souvent les plus grandes et les plus vivifiantes, conduisent à la souffrance, souffrance de croissance et de descellement qui faisait dire à celle que l’abbé Mugnier avait désignée comme la sœur des « âme troublées » : « Mon Dieu, nous avons souffert l’un par l’autre. Vous de ma petitesse, de mon infirmité, de ma faute, de mon défaut. Moi de votre grandeur ». Ayant conscience du danger de troubler les croyants par les « audaces de ses pensées », elle s’en ouvrit à l’abbé Mugnier qui lui fit cette réponse : « Vous revenez d’un grand voyage […], vous avez fait votre petit Dante. Vous êtes allée en Enfer. D’autres, plus nombreux que vous ne croyez, s’y débattent encore. Vos notes de route les aideront ».
Avant d’entrer plus précisément dans le vif du sujet, je voudrais, en guise de présentation de celle que les Auxerrois – qui la voyaient mieux comme une vieille dame pieuse que comme la guerrière que je vais vous peindre – appelaient Mademoiselle Rouget, vous offrir une de ses “notes intimes” ; vous y entendrez sonner dans un même timbre – ce n’est pas si commun – la note de la plus sincère adoration et celle d’un humour impertinent sans doute indispensable à celui qui cherche à mettre des mots sur l’indicible :
Sermon bourré de théologie.Ce théologien s’exprime comme un vieux serviteur fidèle qui a connu Dieu tout petit et l’aide tous les matins à s’habiller de dogmes.Dieu se reconnaît-il dans le miroir que son serviteur Lui tend ? Peut-être.Le théologien L’examine et Le mesure de pied en cap.(Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre.)Mais toute mon adoration se réfugie dans l’espace éternel que l’examen de ce Docteur laisse en Vous, Dieu, d’inconnaissable.
Je dois vous dire que je n’ai pas seulement choisi cette citation pour vous faire sourire avant d’entrer dans le douloureux récit des abandons faisant écho à l’abandon de Dieu et à sa Passion, mais parce qu’elle détermine devant moi, depuis longtemps déjà, une lisière, une manière de frontière, qu’un théologien ne devrait jamais franchir quand il veut parler du Mystère de Dieu. Si l’on en croit la note que je viens de citer, Marie Noël avait pourtant rencontré en 1933 une sorte de théologien « sans frontière », qui ne s’embarrassait peut-être pas assez des précautions qu’impose la confession de Dieu comme Mystère… Mais ces théologiens-là, et plus largement les chrétiens qui prétendent affirmer à-tout-bout-de-champ au lieu de tâtonner, n’existent sans doute plus, et je suis donc rassuré pour continuer à vous parler, en théologien ; je ne risque – probablement – plus rien… du moins je l’espère.
À bien y regarder, le danger de vouloir emmailloter Dieu ou de chercher à l’emmitoufler dans nos certitudes théologiques ou spirituelles, n’est pas très éloigné de la question qui secoue le monde en ce dimanche de la Passion : avons-nous rejeté Dieu, l’avons-nous livré parce qu’il nous échappait ? L’avons-nous raillé avec les passants du Golgotha en lui enjoignant de se sauver lui-même alors même qu’il nous sauvait en se perdant ? Percevons-nous parfois à quel point la frontière entre le baiser et la trahison est mince, même si l’on ne fréquente pas, de nuit, les jardins d’oliviers des rives du Cédron ? La volonté d’embrasser n’est-elle pas l’une des plus belles expressions de la liberté humaine ? Et, à ce titre, n’est-elle pas aussi frappée du grand péril de faire de ce geste d’amour et de relation, une tentative de possession, une façon de livrer le Mystère aux armes de la certitude ?
Si ce péril existe, et avec lui la confusion du meilleur et du pire, il est probable que cette ombre portée n’épargne pas chez les chrétiens la vie sacramentelle enracinée dans la vie d’un Dieu sauveur qui sait mieux que quiconque que sa grâce n’agit pas à l’écart du remugle du péché et de la mort. Même si nos tentatives d’emmaillotages théologiques intempestifs voudraient bien forcer Dieu à demeurer à l’écart de ces lieux troubles, et à nous en extraire aussi souvent que nécessaire, nous devons bien reconnaître que nous n’approcherons jamais du Mystère autrement que de notre pas un peu lourd et de nos gestes un peu gauches, et que Dieu sera toujours ailleurs que là où nous cherchons à le cantonner.
Marie Noël, s’est battue toute sa vie contre la mort et s’adressant à ceux qui lui conseillaient la prière comme consolation à la mort de son petit frère, elle lâchait :
Que me veut-on ? Que j’aille et prieQuand vient le soirLeur Dieu, leurs saints, et leur MariePour te revoir ?C’est contre eux tous que mon sang crieDe désespoir !Ces loups du ciel, voleurs de vie !
Je crois profondément que cette femme-là, du fond de son être, là où elle disait que sa volonté s’était toujours portée « à la droite de l’Amour » malgré la peur et les doutes, savait bien que la Vierge et les saints ne sont pas des « loups voleurs de vie », et que Dieu n’est pas ce Dieu « noir », « puissant », « seul », « tournant tout le sang du monde sous sa meule » , mais je crois également qu’elle n’a jamais voulu s’extraire des dilemmes spirituels dans lesquels se débattait sa conscience, par souci de sincérité et d’authentique solidarité avec la réalité et la conscience des simples gens, cette réalité mêlée dans laquelle nous évoluons tous quand nous descendons des vaisseaux de nos concepts d’athées ou de croyants ; c’est dans cette réalité que le vrai Dieu a fait sa demeure de pauvreté.
Avec la poétesse d’Auxerre, nous avons affaire à une âme à jamais enracinée dans la réalité obscure d’une très vieille terre, qui est certes sa terre ancestrale d’Auxerre, mais qui est aussi cette terre imprégnée de toutes les méfiances accumulées contre le Ciel, et que l’on ne quitte pas si facilement, même dans sa quête de Dieu ; écoutons-la nous parler dans Petit-Jour, de ses déambulations d’enfant dans les ruelles en pente de sa ville dégringolant vers l’Yonne :
J’ai aimé la vieille ville pleine de figures et d’histoires à cause de ses vieilles églises, de ses vieilles rues, de ses vieux logis recois du quartier de la Marine, où j’imaginais de vieux grands oncles, de vieilles cousines assis sur leurs vieilles chaises de paille, auprès de leurs vieilles horloges aux vieilles heures, et mouchant leurs vieilles chandelles pour lire mieux dans leurs vieux livres la Vie des Saints ou l’Almanach.
On le voit bien ici, chez Marie Noël, la vie est sertie dans un vieux logis, le sang coule de vieux parents, on ne se tient que sur de vieilles assises, le temps ne se donne qu’en de vieilles heures, la lumière en de vieilles chandelles et c’est des vieux livres – la Vie des Saints et l’Almanach – qu’on apprend la sagesse du Ciel et celle de la Terre. C’est dans ce milieu – au sens physique, chimique et géographique du terme – qu’elle a lancé sa quête, son aventure de « croire en Dieu sans certitude ». C’est pour cette caractéristique d’âme si présente dans son œuvre, que j’estime qu’il est particulièrement profitable de prendre Marie Noël comme guide pour s’interroger en cette fin de carême, en ce temps de la Passion, sur notre vie spirituelle, sur cette merveille qu’est la réalité sacramentelle qui tient ensemble le plus spirituel, la grâce divinisante, et le plus matériel. Au fond, personne ne quitte réellement sa terre d’origine et il vaut mieux le savoir pour être capable de débusquer jour après jour nos vieilles idées casanières.
Chez Marie Noël, la matière n’est pas d’abord un concept physique ou scolastique ; elle n’est pas comme chez Jean Scot Érigène, une réalité qu’on peut penser – aussi étrange que cela puisse paraître – comme « incorporelle » à force de parler d’elle sans la recevoir d’abord ; à Auxerre, dans les « vieux logis recois » la matière est vraiment elle-même, lourde, encombrante, mais avant tout présente et capable. Cette matière est un lieu, une demeure, avant d’être un objet d’étude ou un support de concept, et c’est dans cette demeure originelle, native, que l’on peut comprendre le geste-même du Dieu qui s’est fait chair, c’est dans cette demeure qu’est la matière, d’abord impensée, perçue, vécue, épargnée par les théories architecturales du concept, que ce geste divin se prolonge, tout au long de la vie de l’Église et jusqu’aux extrémités du monde, dans la grâce des sacrements.
C’est donc aussi depuis ce lieu qu’est l’acte de “demeurer dans la matière du monde”, tel que Marie Noël le dévoile, que je voudrais interroger avec vous cet après-midi, la pratique des sacrements ; non pas chez Marie Noël qui n’aimait guère que l’on prît son œuvre et son cœur comme objets de d’études ou de dissection intellectuelle, mais dans nos propres existences ; en effet, l’œuvre littéraire des grands auteurs n’est pas produite pour servir d’objet à éclairer, mais pour assurer le rôle de lanterne dans l’existence de ceux qui les lisent, ces lanternes qui éclairent la route à parcourir, ses fossés, ses ponts et ses carrefours périlleux.
Il se trouve que c’est toute l’œuvre de Marie Noël qui est marquée par cette façon toute particulière de demeurer dans le monde, dans une attention aux simples choses du quotidien, ces petites miettes de monde que nous balayons souvent d’un geste distrait, sans savoir que les miettes qui tombent de la table des maîtres nourrissent les petits chiens , les humbles, les invisibles. Son attention à ce quotidien de débris et de bribes, traversé de « sentiers immobiles », planté de « châtaigniers dans les herbages » et de légumes à faire la soupe , peuplé de soulottes et de papillons fânés , culmine dans le célèbre extrait des Notes intimes intitulé « Communion » :
Vous voilà mon Dieu. Vous me cherchiez ? Que me voulez-Vous ? Je n’ai rien à Vous donner. Depuis notre dernière rencontre, je n’ai rien mis de côté pour Vous.Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse.Rien… pas une bonne parole. J’étais trop triste.Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité.– Donne !– La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien ; le désir de repos loin du devoir et des œuvres, le détachement du bien à faire, le dégoût de Vous, ô mon Dieu !– Donne !– La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse et la mollesse plus forte que le remords…– Donne !– Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise, la douleur d’être moi sans secours…– Donne !– Des troubles, des épouvantes, des doutes…– Donne !– Seigneur ! voilà que, comme un chiffonnier, Vous allez ramassant des déchets, des immondices. Qu’en voulez-Vous faire, Seigneur ?– Le Royaume des Cieux.
À la lecture de ce célèbre passage, l’attention est naturellement emportée par les derniers mots cristallisant toutes les espérances, et par la grandeur de ce « Royaume des Cieux », surgissant sur le sommet de cette montagne d’immondices et de déchets et qui pourrait bien faire oublier tout le poids des mots et des évocations qui précèdent, toute cette matière de journées, de hâte, de devoirs fuis, de dégoût, de torpeur, de mollesse, de tendresse qui brise, de remords, de troubles. C’est toute cette épaisseur de l’existence, traduite dans les mots des petites choses mises de côté, de ces miettes économisées, qui, chez Marie Noël est la seule offrande possible, et dont Dieu fait son œuvre de communion, son Royaume.
Mais, me direz-vous, « …et les sacrements dans tout cela ? ». À vrai dire, ils ne sont sans doute pas à domicilier ailleurs que dans cette réalité-là ; en tout cas, pas bien loin de là, pas dans cet autre monde plus imaginaire que divin, où nous les cherchons vainement, et c’est probablement dans notre étrange rapport à ce monde d’ici-bas qu’il faut chercher les raisons, parfois très pieuses ou intellectualistes qui nous éloignent de ce que Dieu y a déposé pour nous.
Pour le dire de façon un peu crue : un rapport hautain ou dédaigneux au monde réel ne permet nullement à l’homme, et de surcroit au chrétien, de faire le lien entre le quotidien banal, vulgaire (au sens de « commun à tous »), et la grandeur de ce qu’est un sacrement ; à faire de nos sacrements des actes trop “mis à part”, hyper-sacralisés, nous risquons en fait de les profaner. Nous avons raison de craindre la profanation du divin, mais nous devons nous rappeler que pour un chrétien, le mépris du monde de tous les jours, des gens ordinaires, même s’il est drapé dans la piété, conduit immanquablement à la profanation du Dieu vivant tel qu’il s’est révélé en Jésus-Christ, et tel qu’il se donne dans les sacrements.
Dans un long poème intitulé « Chemins », Marie Noël décrit la trajectoire des grands et des petits, et là où elle voit venir les grands « portant le poids des cimes, la nuit autour du front trop serrée, et l’abîme des cieux qu’ils ont soufferts dans leurs yeux grands ouverts », la poétesse s’associe aux petits qui vont vers Dieu par leur vie ordinaire, leurs pas de banalité matérielle :
Mais nous chétifs qui n’avons que nos pasSur les cailloux pour mener ici-basNotre troupeau, nous qui sommes bergersCherchant par terre un peu de quoi manger ;Nous qui n’avons qu’un bâton dans la main,De pierre en pierre éprouvant le chemin,La Vérité, dans les nuages fousDu ciel qui court, où l’arrêterons-nous ?...Par les petits chemins nous passerons,Nous qui sans fin petites gens serons,Par les chemins usagés de l’Amour,Avec nos pauvres pieds de chaque jour.Dieu l’Inconnu mènera nos sentiersPar nos labours, nos villes, nos métiers,Dieu l’Inconnu, vêtu de cœur humainAvec des pieds, des paroles, des mains.L’Amour, ceux-là qui sont Rois connaîtrontLe vrai qu’il est en élevant le front.L’Amour, nous tous qui sommes portefaixLe porterons comme Jésus a fait.Nous qui n’avons qu’à grand’peine un esprit,Suivant Jésus par le corps qu’il a pris,Nous passerons besognant dans les bourgs…Avec nos corps nous trouverons l’Amour !Avec nos mains nous trouverons l’Amour,Nous dont les yeux découvrent peu de jour,Avec nos mains maladroites, nos mainsQui sans voir clair partageront du pain.Avec nos pieds nous trouverons l’Amour,Nous dont la tête a le chemin trop court,Avec nos pieds qui descendent au puitsPuiser de l’eau pour faire boire autrui.
Les références au corps que Jésus a pris, aux mains qui « partageront le pain », ne sont pas là pour indiquer un chemin de traverse spirituel, une sorte d’issue de secours qui permettrait d’échapper au monde, mais ces références eucharistiques font ressortir le prix de ces chemins ordinaires, tracés « de pierre en pierre » par des « corps », des « pieds de chaque jour », des « mains » et des têtes aux « chemins trop courts », faits de « labours », de « villes », de « bourgs », de « métiers », et qui conduisent « au puits » pour y puiser l’eau et faire boire autrui. Et cette attention passionnée à l’ordinaire forge dans le cœur de cette femme une spiritualité authentiquement sacramentelle qui ne la conduit pas à désincarner ou à dématérialiser une part du monde pour la rendre digne de Dieu comme nous croyons devoir le faire souvent, mais à comprendre la dimension sacramentelle de ce monde à partir de ce sentier que Dieu est venu y tracer.
C’est cette vie corporelle et matérielle des petits, ce quotidien de pas-grand-chose, qui caractérisent chez Marie Noël le lien le plus fort entre Dieu et les hommes : dans ces réalités jamais fières ou ambitieuses, Marie Noël distingue et signale le passage que Dieu a ouvert et qui sera toujours soumis au danger d’une obstruction réductrice ; si Dieu s’est incarné ce n’était pas pour se montrer et imposer sa vérité de façon plus évidente, mais pour faire apparaître par sa présence et sa relation à cette terre, la dignité de celle-ci, qu’il sanctifiait ; si Dieu s’est fait nourriture ce n’était pas seulement pour être administré comme un remède de Salut, mais pour que dans le Mystère sacramentel célébré, reçu, mangé, aucun blé, aucun moulin, aucune chair broyée ne soit plus jamais regardés ou compris en dehors de la perspective du Royaume qui vient. Et l’on entend Marie Noël comparer l’histoire de son âme à celle du blé qui après avoir donné quelques grains, est devenu poussière de farine, puis « pain pétri, cuit, mordu, mâché, détruit » et disant à Dieu :
Je n’ai plus rien à Vous donner, ô mon Dieu, ni fleur, ni fruit, ni cœur, ni œuvre ; plus rien qu’une bouchée soumise de pain sec.Votre pain comme Vous êtes le mien.
Le fait que l’Église ait toujours tenu à penser les sacrements en lien avec la matière, et cela de façon assez variée au fil des siècles, en fonction des questions qui leur étaient propres nous permet d’entretenir l’attachement respectueux à cette demeure, même si elle a été ravagée, saccagée au cours des siècles, et plus particulièrement par une modernité qui a voulu en faire le siège de toutes les certitudes positivistes : à force de réduire la matière à des assemblages moléculaires sous des lentilles de microscopes, et de produire des théories théologiques à la remorque de ces visions étroites, nous avons fini, en réaction, par nous méfier de toute référence à la matière, et les théologiens ont dû réaménager le discours sur la demeure qu’est la matière autour des notions du corps et des relations pour ne pas voir les sacrements enfermés dans des définitions de chimistes ou dans des équations. Sur ce point il serait utile de se souvenir des mots que Huysmans faisant dire à des Esseintes, dans son roman À Rebours :
Maintenant enfin, l’on était allé plus loin ; l’on avait osé supprimer complètement le blé et d’éhontés marchands fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de terre ! Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C’était un fait indéniable, sûr […] et si le cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune discussion, prêter à aucun litige, quand il s’agissait d’une fécule qui, selon l’expression ecclésiastique, n’était, à aucun titre, matière complémentaire du sacrement.
La pointe d’ironie de Huysmans nous aide à comprendre à quel point il a été important d’extraire la réflexion sacramentaire des catégories épicières dans lesquelles on finissait par la tenir, mais il serait dommage d’oublier que, si le pain qui sera eucharistié est bien plus que de la farine de blé mouillée d’eau et de sel, il n’en demeure pas moins du pain, et que, sans cette matière spécifique matérialisant le lien avec la culture, l’histoire, les conditions humaines de Jésus, le désir relationnel des gestes de Salut qu’il posa au cours de son dernier repas, et le lien à notre « pain de ce jour », qui sont pétris ensemble, nous ne pouvons plus entrer dans le mystère eucharistique.
Aujourd’hui, il y a urgence à “sauver la matière”, à la sauver des réductions qui tendent à n’en faire qu’un matériau utilisable, un support méprisable ; mais il faut aussi la défendre contre ceux qui la nient plus ou moins consciemment au profit d’une conceptualisation et d’une manipulation tellement forte de toute existence qu’il ne resterait plus de place pour ce trésor disponible aux grands comme aux petits, aux riches comme aux pauvres : la matière vécue, habitée. Si les théologiens et les liturgistes ont dû rediriger l’attention au cours des dernières décennies, vers les notions complexes de corps et de relation pour éviter d’abandonner la compréhension des sacrements à des manœuvres coupables, nombre d’artistes ont préservé dans le même temps ce lien essentiel tenant l’humain, son corps et ses relations, même les plus spirituelles à la demeure originelle de la matière du monde, et Marie Noël, attentive à la réalité des sacrements et à la sacramentalité du monde matériel par sa double vocation de baptisée et de poète, a été un authentique témoin qu’il est bon d’écouter.
Il est sans doute désormais possible de désincarcérer la matière des épaves dans lesquelles les accidents de l’histoire intellectuelle l’ont conduite, car cette matière blessée est encore opérante, agissante, et l’oublier, ne nous dispense pas de son emprise, de son influence sur nos représentations, sur notre expérience de l’existence en dehors de laquelle rien ne se passe, pas même notre vie spirituelle et sacramentelle. S’il n’est pas rare d’observer que c’est depuis le cœur des réalités observées que l’on entend le mieux leur voix et que l’on guérit du fantasme de l’objectivité absolue, il faut admettre que c’est dans l’expérience de la matière dans laquelle Dieu nous a placés, que nous pouvons le mieux décrypter ces signes que sont les sacrements.
Quand Marie Noël traversa l’une des crises majeures de son existences en 1921, elle dut faire une route bien étrange : écoutons-là en faire le récit à l’abbé Mugnier :
Après ces semaines de demi-folie… j’étais bien dévastée naturellement mais l’idée de déshonneur apaisée, j’ai retrouvé la force de réagir contre le reste… le songe douloureux où j’étais perdue, hors de toute réalité – Je crois avoir eu beaucoup de courage… parce que le médecin m’avait commandé d’en avoir. Cette obéissance passionnée a été le seul ressort de mon début de guérison… Et depuis, si j’ai pu faire un peu de bien, sortir de moi-même, aller à la douleur d’autrui, c’est encore sous l’influence lointaine de cette valeur morale… d’un homme ! quand autrefois je faisais le bien pour Dieu ! Dieu ! Un disparu… je me suis donc forcée, malgré mes dégoûts, à m’occuper, à me montrer aimable avec les gens qui ne m’intéressaient plus, à manger des friandises, à m’habiller élégamment… Je n’en avais pas envie, c’était seulement pour essayer de redevenir vivante. Maintenant je le suis un peu. Le médecin à qui j’ai écrit ; enfin, après six mois de silence, me recommande le travail matériel… Il s’agit, si je comprends bien, de me chasser hors du monde intérieur, actuellement inhabitable et d’attirer par l’activité du corps, l’attention de l’âme… Reprendre goût à l’existence, retrouver le plaisir sous quelque forme que ce soit, appétit, plaisir de vanité, plaisir d’ambition, plaisir d’aimer et d’être aimée… voilà mon programme, une espèce de contre-ascétisme.
Marie Noël avait perdu pied dans une angoisse nerveuse qui avait peut-être la saveur d’une ascèse mais qui s’enracinait surtout dans une errance spirituelle pas vraiment chrétienne. Elle avait alors dû réapprendre à vivre pour ce qui lui échapperait toujours – cette « douleur d’autrui » qui s’expérimente dans l’attente des autres, et qui s’accompagne des amabilités et des friandises qu’elle décrit, de toilettes élégantes et de bien des appétits qui lui laisseraient à jamais une faim inassouvie –, elle le savait, pour entrer de nouveau dans la vocation à la vie : il lui avait fallu réapprendre l’attachement à ce qui nous échappe, à ce qui ne demeure pas, pour recevoir en elle le passage de l’Éternel et de sa promesse d’Éternité.
Le grand attachement à ce que nous appelons le monde et qui est fait de toute cette réalité matérielle qui imprime en nous son empreinte permanente, l’apprentie stoïcienne à l’école de son philosophe de père, s’en accusait, elle qui s’inquiétait dans le même temps, de faire l’expérience d’un détachement qu’elle ne souhaitait pas. Il y a dans l’expérience de la matière, des choses et des objets, une première dimension sécurisante qui est comme une terre ferme sous les pieds de nos gestes et de notre existence quotidienne : les meubles qui nous environnent créent autour de nous un univers familier, un monde que nous composons, et qui nous dit notre histoire ; les objets que nous utilisons jour après jour, donnent à nos gestes leur force, leur précision, qui dépendent de ceux-ci autant que de notre volonté et de nos capacités – à tel point qu’un changement d’outil oblige souvent à réapprendre le geste ; et cet attachement que favorise la docilité des objets et de la matière entre les mains humaines, n’épargne pas l’expérience spirituelle des sacrements qui nous donnent la grâce de toucher le Mystère, de le sentir glisser sur notre chair, comme une caresse, ou comme une promesse.
Mais comme nous peinons à ne pas vouloir posséder ce qui nous est promis, nous tentons plus ou moins consciemment de saisir et de retenir ce qui nous touche, persuadés que ce qui est donné dans la matière est objet de nos pouvoirs. Et c’est alors que surgit la seconde dimension de la matière : Marie Noël nous la fait découvrir dans l’un des chants les plus étonnants qui soient, celui d’une femme qui a pris soin de son logis, de ses meubles et de son linge, qui, en quelque sorte a fait alliance avec eux, et qui, entrant dans la passion de ses derniers instants, découvre que la réalité la plus docile lui échappe, que la sécurité qu’elle avait placée en elle s’évanouit, que ce n’est pas le soin que nous avons mis à préserver les choses qui leur donnera le pouvoir de nous préserver nous-mêmes :
Mes compagnons, ô vous, mes choses enferméesDans la maison du soir, vous à moi pour la vie,Mes fidèles, vous qui m’aurez le plus loin aiméeQue mes fils et plus tard que mes filles servie.Ô miens meubles serrés autour de moi vivanteEn l’amour de mes yeux ; de l’âtre à la fenêtre,Voici venir le jour extrême d’épouvante,Mes compagnons, où vous aussi me serez traîtres.Voici le jour où par la porte grande ouverteCeux-là me chasseront dont j’étais sœur et mère,Et vous consentirez tous ensemble à ma perteEt sans bouger vous tous les regarderez faire.
La fidélité dans laquelle nous pensons nous aussi pouvoir garder les « choses enfermées » ne s’arrête pas aux frontières que pose notre possessivité, et là où nous croyons parfois que nous allons enfermer le Mystère dans la matière pour le tenir dans nos mains, dans nos tabernacles et dans nos regards qui faisaient dire à Marie Noël que « nous ne pouvons, âmes étroites, que tenir un Dieu captif », là donc, nous faisons l’expérience d’une matière qui nous rend le plus grand des services en nous abandonnant, en nous empêchant, par sa sublime passivité, de devenir nous-mêmes ces êtres-contenants, ces vases ou ces cruches pleines d’existence vaine que nous rêvons d’être quand nous croyons être sauvés par nos possessions, surtout les plus spirituelles.
Étrangement, c’est bien la matière, avec sa faiblesse, son inconstance, son impermanence, sa fragilité et sa passivité qui nous dépossède de cette affreuse sécurité (car oui, la sécurité a quelque chose d’affreux), cette sécurité toujours prête à nous garder là, à nous dégoûter de la route restant à parcourir ; il nous fallait probablement cette vertu crépusculaire de la matière pour nous obliger à l’itinérance, pour garantir que le baptême resterait une source vive, que le pain eucharistique resterait le viatique, le pain de la route, que le Saint Chrême resterait le sillage du parfum d’un autre. Le récit de la passion de cette femme culmine dans l’étrange apothéose d’un drap choisi pour être son linceul :
Vous me rendrez à qui m’emporte tous et toutes,Comme une abandonnée au sort irrémissible,Comme une condamnée à bout d’humaine routeQu’on emmène à jamais pour le secret horribleEt que nul n’accompagne en l’ombre – sauf un seul.Ô mon seul compagnon dans l’ombre, mon linceul,Toi seul de tous ces draps – lequel entre les douze ? –Tu sortiras un soir de l’armoire… toi seul !...Tu viendras prendre ma défaite pour épouse.Toi, le plus mûr, qui n’oses plus servir à rien,Toi, comme un mendiant tout couvert de reprisesQue j’ai faites, croisant mon fil avec le tienPour rassurer la place où peut-être il se brise,Avec la double lettre rouge dont hier,Joyeusement, afin que tu me reconnaisses,Je t’ai marqué, drap mien, d’un petit signe fier,Tu viendras avec moi par pauvre droit d’aînesse ;Tu viendras avec moi dont personne ne suitLe mal trop noir, après que les mains d’infirmièresL’auront au bord affreux de la plus longue nuitAbandonnée sans pansement et sans lumière ;Tu viendras, demeurée en la fleur du matin,Douce toile vieillie et meilleure qu’embaumeLa lavande simple et fidèle du jardin,Pour recouvrir l’odeur livide de mes paumes ;Ô mon linge de fin dernière, pâle drap,De toi si pauvre on aura fait le sacrificeEt tu viendras tout blanc, tout large, tu viendrasÉponger l’ombre ou pleurera mon immondice.Tu viendras, sur ma honte à jamais étendu,Sans les guérir jamais essuyer mes prunellesEt jeter sur ma chair perdue, ô drap perdu,Le suprême lambeau des pitiés éternelles.
C’est cette pauvre toile mûre, mendiante, reprisée qui finit par épouser la chair de l’abandonnée, et qui la couvre de ce lambeau de pitié vraie et suffisante ; c’est ce tissu, croisant à jamais son fil avec celui de la vie de sa maîtresse, qui finit par porter les initiales de son nom, qui va, qui la suit, emportant avec lui au passage, la lavande de son jardin ; c’est ce linge de fin dernière qui ne guérit de rien mais qui éponge et qui essuie ce qui n’a plus besoin de l’être, c’est ce drap perdu qui permet à ce poème de finir sur l’adjectif « éternelles ». C’est à l’eau qui file entre le doigts, au pain qui rassit et moisit, à l’huile qui rancit, aux étreintes désunies par la mort, que Dieu a confié sa plus authentique présence en ce monde, pour que nous réapprenions à être, grâce au monde auquel le Créateur a confié pour nous ses secrets.
Comme beaucoup d’entre nous, Marie Noël s’est accusée de ses manques de stabilité, et de ses inconstances ; peut-être en a-t-elle tenu le Ciel comme responsable quand elle disait : « Le don de moi-même a été mal réglé comme un budget de prodigue où le trésor s’écoule en “dépenses diverses” », mais elle a également professé à travers son œuvre que ces « dépenses diverses » sont paradoxalement pour nous le moyen d’expérimenter la dépense suprême qui dit le Mystère-même de Dieu ?
Seul ce qui nous échappe encore demeure disponible à la relation, même ce qu’il y a de plus bas, de plus simple et de plus banal. La relation à Dieu est le principe de toutes les autres relations, Dieu, « Celui que nous aimons de toutes nos forces et n’embrasserons jamais… Celui qui éternellement nous attire et éternellement nous échappe … » nous a fait le don de la matière de ce monde ; il se donne dans le Sacrement suprême qu’est le Christ et dans lequel les sacrements trouvent leur sens , pour que nous soyons confiés, ici-bas comme au Ciel, à ce mystère insondable qui est la clef de tout : la Relation, une Relation dont la fécondité dépasse largement ce qui relève des besoins immédiats et avoués. La Création tout entière attend que la source sacramentelle dispense son eau au delà de ce que nous voudrions naturellement, même le plus pieusement du monde : et l’on entend Marie Noël se réjouir de ce que la vie des contemplatifs et le don qui s’en écoule soit préservés de toutes les soifs captatives, aussi légitimes soient-elles, pour garantir que la source reste disponible au « cœur altéré du monde » :
Oh ! que la clôture et la règle sont nécessaires aux contemplatifs, ces fontaines d’eau vive alimentées de Dieu que le monde troublerait s’il venait y boire.Ils ne sauraient s’en protéger et ne le voudraient pas, eux, les aimants, les doux, les tendres, mais leurs puissants pères les ont entourés de murs où ils les gardent et défendent. Et leur grâce, préservée à sa source par l’obéissance ira couler loin, très loin d’eux, jusqu’au cœur altéré du monde.S’ils ont besoin de mon eau pour la boire,Conduis mon eau sur la place du bourgOù sont les puits et les femmes autour,Mais dans tes bois garde ma source noire.
Ne nous y trompons pas, n’allons pas chercher ici une apologie de toutes les strictes observances en matière de vie consacrée comme en matière de sacrements : il faut plutôt y entendre l’intuition vécue, dans une vie de « carmélite ratée », que la source de Dieu a été ouverte dans le cœur de chaque créature pour ne jamais être déviée et canalisée par une quelconque captation. C’est de sa propre sécheresse due à la rapacité criminelle de son entourage que Marie Noël cherche à être sauvée, et elle su dans sa chair que le monde a soif des larmes humaines, celles qui naissent de ce qui nous échappe mais qui ouvrent à cet autre qu’est le monde, à l’autre qu’est le frère, à l’Autre qu’est Dieu.
Et je termine en citant une dernière fois la fauvette d’Auxerre, priant Dieu pour qu’il renoue le lien d’une âme – sans doute la mienne, ou là vôtre – à la réalité basse et sage du monde pour la préserver de ses exils intérieurs :
– Moi, Seigneur ? O mon Dieu, je n’ai besoin de rien.C’est mon amie en deuil. Pâle en sa maison vaineOù ses yeux ne sont plus, elle cherche sans voir,Elle vague, épiant le choc sourd de sa peine.Mon Dieu, ne la laissez pas seule avec le soir,Mais descendez près d’elle, allez-y tout à l’heurePour l’aider à pleurer et pendant qu’elle pleure,D’elle au monde en secret renouez le lien……………………………………………………………..– Moi, Seigneur ? O mon Dieu, je n’ai besoin de rien.
Introduction à la conférence
Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame.