Conférence de Carême de Notre-Dame de Paris : “Léon Bloy : La parole comme sacrement”
Le dimanche 18 février 2024, M. Emmanuel Godo, professeur de khâgne, a donné la première conférence du cycle “La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité”.
« Je prie, comme un voleur demande l’aumône à la porte d’une ferme qu’il va incendier »
Emmanuel Godo, docteur ès-lettres, est professeur de khâgne au lycée Henri IV ; il a publié Léon Bloy, écrivain légendaire en 2017 aux éditions du Cerf.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
Léon Bloy : la parole comme sacrement
Monseigneur, Mesdames et Messieurs, chers amis,
Je vous remercie de la liberté que vous m’offrez de parler aujourd’hui, en ce premier dimanche de Carême, d’un écrivain comme Léon Bloy. La liberté de penser, la liberté de parler, assurément, est ce que le christianisme nous apprend de plus précieux.
Je vais immédiatement citer Léon Bloy, moins dans un but oratoire de captatio benevolentiae que dans une forme de rite conjuratoire, de précaution, pour espérer ne pas tomber, dans la conférence qui va suivre, dans le travers qu’il dépeint en février 1894 dans son journal Le Mendiant ingrat :
« Essayé consciencieusement d’écouter un prédicateur du Carême. Je suis frappé de cette évidence que le moyen dont Dieu s’est servi pour établir son Église, la Prédication Apostolique, est précisément ce qu’il y a de plus faible, aujourd’hui, de plus médiocre. Sal terrae evanescit ».
Que le sel de la terre puisse perdre son goût, et en premier lieu, le sel des mots, voilà tout le problème, justement.
Nos mots s’usent, même les plus beaux, notre parole risque à tout moment de se figer, de perdre sa vitalité de parole, de devenir discours, paraphrase du néant, certitude glaçante comme la mort, mur érigé entre nous et la pauvre nudité du visage frère.
Aucun d’entre nous n’échappe à cette menace : nous endormir dans un catafalque de langage, croire que nous disons la vie, le don, la douloureuse, la formidable merveille d’être au monde alors que nous ne faisons qu’étendre davantage le règne de la mort.
Il arrive que l’écrivain, quand il fait taire les mirages de la littérature, quand il combat les sirènes de la vanité, œuvre à garder à la parole sa force d’ébranlement, redonne aux mots leur faculté de nous ouvrir les yeux, le cœur, l’esprit, l’âme à ce que nous pensons connaître, comprendre mais que nous avons rangé, remisé dans cette grande réserve aux murs froids que nous nommons notre savoir.
Léon Bloy fait partie de ces voix qui nous réveillent, qui redonnent du souffle aux mots que nous croyons connaître, qui jette leur feu, joyeux, véhément, au milieu de nos croyances endormies dans leur bonheur de croyance. Au contact de sa parole, ce qui en nous s’était fixé en habitude, somnolait dans le confort de l’avéré, se remet à chercher, se redécouvre soif, pauvreté indépassable.
Avec Léon Bloy, nous qui nous pensons souvent bien lotis, chanceux, largement abreuvés, contentés même, comblés, nous nous redécouvrons assoiffés d’absolu, inguérissables pèlerins, mendiants dans un monde où il n’y a pas de pire malheur que de croire que l’on n’est pas soi-même mendiant, pauvre comme Job, exposé au dénuement le plus abyssal, à la pauvreté spirituelle la plus criante :
« Malheur à celui qui n’a pas mendié !Il n’y a rien de plus grand que de mendier.Dieu mendie. Les Anges mendient. Les Rois, les Prophètes et les Saints mendient.Les Morts mendient.Tout ce qui est dans la Gloire et dans la Lumière mendie ».
Notre plus grand malheur, pour Bloy, est de croire que nous avons trouvé. Que nous sommes propriétaires de la bonne formule, ayants-droits de la Vérité, dépositaires du brevet exclusif, que la croyance est un avoir dont nous pourrions jouir comme l’avare de son or.
Un écrivain comme Léon Bloy – mais nous pourrions en dire de même d’un Pascal, d’un Péguy, d’un Bernanos, d’un Claudel – ne vient pas simplement nous rappeler le sens des mots, il vient nous faire sentir, éprouver, qu’ils sont vivants, qu’ils ne nous laisseront jamais en repos, qu’avant d’être des idées, ils sont des forces agissantes, non pas une matière inerte qu’on pourrait modeler à notre guise, mais un feu véritable, fait pour que nous nous rappelions que nous-mêmes nous sommes le nom d’une promesse, de la plus exaltante, de la plus éprouvante, de la plus belle aventure qui puisse exister au monde : celle d’être un homme, une créature appelée à la vie par le plus grand amour qui soit – Dieu.
Si nous laissons dormir le sens des mots, si nous le rabattons sur nos seules utilités, notre seul intérêt, c’est à notre destinée elle-même que nous faisons du tort. Bloy suit en cela la leçon de Joseph de Maistre qui écrit dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg : « … l’homme n’étant qu’une parole animée, la dégradation de la parole s’est présentée à nous, non comme le signe de la dégradation humaine, mais comme cette dégradation même ».
Une parole animée, un verbe incarné, voilà ce que nous sommes, chacun, appelés à être, et voilà ce que les cendres de nos agitations nous empêchent si souvent de voir. Notre époque, nous l’éprouvons chaque jour, est une vaste machine à dégrader les mots, à en rabaisser la dignité et la portée : elle saccage la parole, donc l’être humain, dans sa vérité la plus profonde.
Bloy nous ramène là où les mots nous appellent, là où ils ne sont pas des idées archivées, des preuves, ni même des signes de reconnaissance, mais un mystère implorant le nôtre, des symboles au sens dynamique, au sens premier du terme : des opérateurs d’alliance. Ils ne sont pas repliés sur leur signification, clos sur eux-mêmes mais, ouverts, et parce qu’ils sont ouverts, ils nous reconduisent à notre inachèvement, nous remettent en état d’ouverture, de demande, de prière.
Nous vivons, Bloy ne cesse de le répéter, dans un monde à l’envers. Toute la compréhension que nous avons bâtie, avec notre raison et notre science, est à repenser. Bloy note cette réflexion de sa femme Jeanne à partir de leur lecture du chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens :
« Tu as remarqué, bien des fois, et tu as fait remarquer le Texte de saint Paul disant que nous voyons tout « dans un miroir », à l’envers par conséquent. Il faut aller à l’extrémité de cette parole nécessairement absolue, puisqu’elle est donnée par l’Esprit-Saint. Donc nous voyons exactement l’INVERSE de ce qui est. Quand nous croyons voir notre main droite, c’est notre main gauche que nous voyons, quand nous croyons recevoir nous donnons et quand nous croyons donner, nous recevons ».
La grande force de l’œuvre de Bloy est de nous ramener à un état d’antériorité, notre regard sur les choses court-circuite, soudain, tout le système de représentations dans lequel nous vivons. C’est la force même du Verbe : nous qui éprouvons sans cesse le caractère incompréhensible de l’existence quand nous la regardons à la lumière des seuls outils que l’époque voudrait nous donner, voici qu’une lisibilité, qu’une intelligibilité nous sont rendues. Non pas comme une facilité ou une clarification qui nous viendrait comme un pouvoir surhumain, mais comme un défi, une invitation à regarder autrement notre existence et le monde, à faire face avec la plus grande exigence intérieure à ce que nous vivons, à ce en quoi nous croyons. À considérer que « le visible est la trace des pas de l’Invisible ».
Quelle lecture avons-nous de ce qui nous arrive, de ce qui arrive dans le monde des hommes, dans l’Histoire ? Bloy nous fait entendre une langue qui nous propulse ou nous ramène dans un espace et un temps qui ne sont plus ceux du monde social ou politique. Son verbe nous permet, un instant, d’enjamber l’actuel, de faire taire l’époque, de traverser la muraille assourdissante dans laquelle elle conspire à nous faire vivre en nous laissant croire qu’elle est la seule, l’unique réalité. À nous qui sommes amoindris du soir au matin et du matin au soir par le matraquage de l’information en continu, Bloy est cet homme qui nous dit : « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, je lis saint Paul ».
Et il ne se contente pas de nous le dire à la façon d’un paradoxe ou d’un trait d’esprit, d’une citation à collectionner pour orner nos discours, toute son œuvre est construite pour nous extirper du sinistre carnaval que les hommes construisent d’âge en âge pour rabaisser le projet divin dont ils sont le nom. Tout chez Bloy est conçu pour nous ramener à la conscience de notre sacré : ce n’est pas à l’époque de nous dicter sa loi. Nous ne sommes pas les créatures de l’époque, de l’instant qui passe, de l’éphémère qui court au néant. Ce n’est pas au vent que nous devons demander notre route mais à la boussole éternelle : aux Écritures, à la Parole de Dieu.
Et comme nous sommes conditionnés par l’époque, comme nous subissons incessamment son travail de sape et d’assujettissement, Bloy cogne fort. Très fort. Pour faire tomber nos œillères, nos accoutumances, nos démissions – ces démissions dont nous ne sommes même pas conscients, puisque l’époque nous rend sourds, efface toute trace de notre vocation première.
Bloy, lui, va à l’endroit exact où nous laissons sommeiller l’alliance première, l’alliance irrévocable que Dieu a contractée avec Israël, pour l’humanité tout entière. Cet endroit, c’est justement celui où nous avons logé, à la place, notre confort de pensée, notre certitude d’être bien de notre temps, accordé à la société dans laquelle nous vivons. Là où nous sommes fiers de nos titres, adoubés par le monde, arrivés. À la page. Riches. Nous faisons tellement corps avec le monde, avec son aveuglement, avec son consentement à la défaite, qu’il faut des mots de feu pour nous ébrouer, tant soit peu, de cette mort où nous bivouaquons :
« Il n’y a plus d’hommes et la banqueroute est à ce point qu’il n’y a même plus de canailles, ce qui ne s’était jamais vu.L’espèce est si prodigieusement dégénérée qu’elle ne peut plus produire que des honnêtes gens, c’est-à-dire des monstres mous et collants, également incapables des abominations du vice et des abominations de la vertu ! »
On entend bien ici la volonté de discréditer les valeurs morales sur lesquelles prospère la société. Bloy nous ramène à la conscience que Dieu vomit les tièdes, que la parole du Christ est résolument incompatible avec l’ordre des mérites fabriqué par un monde qui lui tourne à chaque instant le dos.
Ce que cette société appelle progrès pour se renvoyer une image avantageuse d’elle-même est en réalité une somme de défections, de décrochages, de renoncements. Le présent invente la chimère d’un passé obscur ou obscurantiste pour faire passer la pilule amère du déclin spirituel. Bloy fustige par exemple tous ceux qui ne jurent que par les Lumières et voient dans le Moyen âge un âge arriéré ou même un « bon vieux temps » figé dans ses archaïsmes alors qu’il est par excellence « le jeune temps, celui de la force, de l’amour, de la lumière et de la beauté, tandis que le Vingtième est, de plus en plus, un temps de décrépitude, une hideuse et haïssable image de la plus gâteuse vieillesse. Mais allez dire à un avoué de première instance de recommencer la Quatrième Croisade ! ».
L’avoué de première instance n’est pas le représentant d’une classe sociale, ce n’est pas le Bourgeois des idéologues ou le Français moyen des discours aux petits pieds, c’est l’homme des horizons bornés, le fonctionnaire du bon sens, de la neutralité, de la peur maquillée en prudence, de la mollesse qui veut paraître sage, bref celui que la société façonne à foison pour assurer sa propre subsistance : celui qu’elle veut que nous soyons tous.
Cette écriture tonitruante, Bloy la signe de sa vie, du consentement à la pauvreté matérielle, d’un refus des honneurs, de tous les signes de reconnaissance qui accompagnent ordinairement le déploiement d’une œuvre. Il sait que sa propre précarité d’homme, cette misère qui « a ceci de bon qu’elle nous fixe, comme des clous, dans la main de Jésus-Christ » , confère à son verbe ce qu’il appelle sa catapultuosité, sa faculté à ébranler les murs de la caverne où l’humanité a fait collectivement le choix de végéter. Il écrit dans La Femme pauvre :
« Nous sommes des « dormants », selon la Parole Sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « une énigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce « gémissant univers » que lorsque toutes les choses cachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de la promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ ».
Bloy conçoit sa parole comme résolument intempestive, anachronique, réfractaire aux valeurs de l’époque. Celle, pour reprendre ses images, d’un chrétien des catacombes, d’un grand inquisiteur, d’un juge d’Israël, d’un belluaire qui se retrouverait dans la France des notaires, des hussards noirs de la République et des marchands.
C’est dans le langage que se joue l’essentiel de la trahison humaine. Nous nous mettons à la bouche et dans la pensée des sortes de somnifères, d’édulcorants qui nous déshabituent, insidieusement, de notre condition d’enfants de Dieu, de mendiants d’absolu. Dans L’Exégèse des lieux communs, Bloy débusque, au sein même des mots en usage, des mots les plus inoffensifs en apparence, une rhétorique qui littéralement nous exile, nous expulse de notre sacré. Le lieu commun, c’est le lieu où la société communie dans son néant, dans sa négation de la promesse : il est d’autant plus redoutable qu’il jouit du prestige de la sagesse, alors que c’est une langue qui étouffe en nous toute vitalité spirituelle, tout élan authentique vers Dieu.
Ces lieux communs, Bloy les démonte un à un : Dieu n’en demande pas tant, rien n’est absolu, le mieux est l’ennemi du bien, on n’est pas parfait, les affaires sont les affaires, j’ai la loi pour moi, toutes les opinions sont respectables, il faut être de son siècle, tous les chemins mènent à Rome etc. Ne nous y trompons pas, cette langue est toujours la nôtre, elle ronfle à tous les étages de notre société. L’un des lieux communs les plus révélateurs est celui qui dit : je ne suis pas un saint. Il n’y a, justement, pour Bloy, comme il l’écrit à la fin de La femme pauvre, qu’une seule véritable tristesse, c’est de n’être pas des saints. En assumant de n’être pas un saint, l’homme du relativisme ignore sciemment cette douleur intérieure qui pourtant est la seule qui pourrait le sauver du vide sur lequel il bâtit ses simulacres de royaume.
Redonner à la langue de Dieu, à la langue qui dit Dieu, sa place dans le monde des hommes, réapprendre à regarder la destinée humaine sous l’angle où elle s’arrime au projet divin : tel est le sens de l’œuvre littéraire de Bloy. Réapprendre à entendre ce que les mots disent de notre sacré. Les mots de ce que nous appelons notre savoir. Quel sens a le mot Histoire par exemple ? « L’Histoire, phénomène ou illusion – de toutes la plus incompréhensible, – est le déroulement d’une trame d’éternité sous des yeux temporels et transitoires. On croit voir d’énormes espaces, on ne voit pas à trois pas ». Que veut dire travailler ? « Le travail est la prière des esclaves, la prière est le travail des hommes libres ». Qu’est-ce qu’une messe ? « L’Acte indicible qui fait paraître comme rien tous les autres actes, assimilables aussitôt à de vaines gesticulations dans les ténèbres ».
L’écrivain qu’est Bloy assume cette fonction élémentaire de nous redire le sens exact des mots que nous prononçons sans toujours les entendre. C’est à une attention renouvelée qu’il nous invite. Il est fidèle en cela à la leçon de son maître Jules Barbey d’Aurevilly qui écrit, dans sa préface des Diaboliques, en 1874, cette phrase qui n’a pas une ride : « Il n’y a d’immoral que les Impassibles et les Ricaneurs ».
Chaque livre de Bloy est écrit pour nous entraîner là où l’impassibilité et le ricanement sont rigoureusement impossibles. Toute parole vraie est d’essence scandaleuse, rétive aux accommodements raisonnables, à l’adjonction de quelque mesure que ce soit dans la folie de la croix. Voilà comment son double Marchenoir se présente dans La Femme pauvre :
« Je suis Pèlerin du Saint Tombeau ! […] Je suis cela et rien de plus. La vie n’a pas d’autre objet, et la folie des Croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants savaient que le Sépulcre du Sauveur est le Centre de l’univers, le pivot et le cœur des mondes ».
Réintroduire la folie des croisades au sein du monde : qui oserait dire qu’une telle idée le laisse impassible, ne le fait pas réagir, sursauter, vibrer peut-être ? Écrire, pour Bloy, c’est bel et bien mener une croisade à l’impiété, à l’oubli, à l’erreur, replacer la parole de Dieu au beau milieu d’un monde humain qui s’échine à la travestir pour mieux l’évincer. La littérature, en ce sens, a toutes les allures d’un pis-aller, une ruse pour faire entendre une vérité qui risque d’être définitivement chassée hors du champ de l’Histoire :
« Alors que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste que l’expédient de mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné par le MENSONGE. Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des Dieux ! »
Aucune voix ne devrait pourtant manquer à l’appel : le désenchantement qui s’abat sur le monde est si manifeste. Et si complète la déroute des fausses idoles que les hommes ont substitué au culte de Dieu :
« Nous devrions être horriblement tristes […]. Voici que le jour descend et que vient la nuit où personne ne travaille plus. Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent sont plus vieux encore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons même pas que nous sommes des IDOLÂTRES ».
L’idolâtrie – le terme a-t-il cessé de désigner la société dans laquelle nous vivons ? Cette société de l’indécence, de l’impudeur généralisée, du culte de soi, du matérialisme et de l’argent roi, du ricanement, de la spiritualité bas de gamme, de la mort sous contrôle, de la parole défigurée.
Comment vivre, comment être une pierre vivante, authentiquement vivante dans ce monde qui œuvre à chaque instant à nous réduire ? Voici ce que Léon Bloy écrit à son ami Henry de Groux le 3 décembre 1894 :
« Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n’est pas le principe secret de notre joie ultérieure ».
C’est l’autre face de la parole de Bloy, l’envers tendre, miséricordieux, charitable, de sa véhémence. On le regarde, dit-il dans une lettre de 1910, « comme une bête féroce dans le monde affable et charmant où nous avons le bonheur de vivre » mais il faut imaginer « un agneau dissimulé sous la peau d’un tigre » ou plutôt « un vieil âne très doux sous la menaçante carapace d’un rhinocéros ». Sa colère, dit-il aussi, « n’est que l’effervescence de [sa] pitié ».
S’il se montre très critique à l’égard de l’Église de son temps, la vie d’homme de foi de ce drôle de paroissien ressemble à celle de tout fidèle : l’obéissance, l’aumône, la prière, la confession, la pratique sacramentelle assidue, la communion eucharistique, le pèlerinage (à La Salette). « Je prie, dit-il, comme un blessé qui demande à boire à sa mère absente ». Dieu est d’abord, chez Bloy, le Dieu des larmes : « Le Dieu des Larmes ! Que signifient ces deux mots et qui est ce Dieu ? Nul autre que l’Esprit-Saint. C’est par lui qu’on est vivant et les larmes sont le signe de sa présence. Malheur à celui qui ne pleure pas […] Les larmes sont tellement le don de l’Esprit-Saint qu’elles ne peuvent pas couler sans que Dieu s’approche, puisqu’il a dit qu’il viendrait les essuyer lui-même de tous les yeux ».
Mais ce Dieu des larmes n’est en rien un Dieu larmoyant : il ne se fait aucune illusion sur l’homme, sa pente au mal, à la trahison. Voici ce que Bloy écrit de la communion dans Le Vieux de la montagne : « Jésus s’est assimilé aux bêtes qui servent à la nourriture de l’homme, au bœuf, à l’agneau, et il veut qu’on le mange. Il est venu pour être tué et pour être mangé. – Puisque tu m’as donné la mort et une mort si cruelle, au moins dévore-moi, afin que ta cruauté te soit profitable. Mange ma chair et bois mon sang que j’ai offerts pour toi ».
Qu’on ne compte pas sur lui pour oublier que le chrétien dans sa foi est d’abord un homme libre, que la parole du Christ à laquelle il obéit est d’essence insurrectionnelle. Les églises, comme le monde, ont besoin d’épis qui dépassent. Elles sont elles-mêmes des lieux d’indocilité, plantés dans le monde du négoce, ce monde qui pervertit toutes les soifs, tous les désirs, pour les plier, les asservir à sa seule cause. Ce monde qui non seulement produit de la pauvreté mais prétend réduire le désir du pauvre à sa face strictement matérielle, donc en le pervertissant, en en faisant un désir uniquement de ventre alors qu’il est d’abord un désir d’âme. « La dérision du Désir des pauvres est l’iniquité impardonnable, puisqu’elle est l’attentat contre la suprême étincelle du flambeau qui fume encore et qu’il est tant recommandé de ne pas éteindre ». C’est la farce monstrueuse de notre société de consommation : donner du pain et des jeux à la bouche qui demande, sans plus le savoir elle-même, du feu spirituel.
Cela implique des églises elles-mêmes conscientes de l’enjeu. Dégagées de la pression mondaine, du venin de l’époque. Bloy n’est pas tendre avec les siens. Avec nous. Il n’y a qu’un chrétien pour houspiller de la sorte ses frères :
« Je n’aime pas le dimanche ! Impossible d’échapper à la nécessité de ce monstrueux aveu. Le Jour du Seigneur est celui où les chrétiens se moquent de lui avec le plus d’attention et de ferveur.C’est le jour du triomphe hebdomadaire des Bien Pensants, le jour de la messe paroissiale où les smalahs de la dévotion raisonnable viennent offrir les lieux communs de leur piété ».
Celui qui se montre si critique soumet sa propre parole à ce regard sans concession. Il n’échappe évidemment pas à cette exigence : « Mais toi-même, Léon Bloy, qui te moques des chrétiens les plus honorables, où en es-tu ? Quelle est la qualité de ta prière ? » La réponse est cinglante : je ne me souviens pas d’avoir balayé cette demeure où le Seigneur doit faire son entrée comme un roi ou comme un voleur, « l’ai-je même jamais balayée, ma demeure d’impudicité et de carnage ? » Ou encore, en 1915, deux ans avant sa mort, cet aveu déchirant :
« Je pouvais devenir un saint, un thaumaturge. Je suis devenu un homme de lettres.Ces phrases ou ces pages qu’on veut admirer, si on savait qu’elles ne sont que le résidu d’un don surnaturel que j’ai gâché odieusement et dont il me sera demandé un compte redoutable ! Je n’ai pas fait ce que Dieu voulait de moi, c’est certain. J’ai rêvé, au contraire, ce que je voulais de Dieu et me voici, à 68 ans, n’ayant dans les mains que du papier ! »
On est aux antipodes, n’est-ce pas ?, de la complaisance et de l’opportunisme où s’abîme ce que nous appelons la littérature. Qui, trop souvent, aujourd’hui, n’est plus que l’ombre d’elle-même, l’adjuvante docile de la démission spirituelle abyssale de sociétés qui n’ont qu’une seule hâte : oublier qu’un jour elles furent chrétiennes.
Dans la liturgie et la prédication, Bloy fait la chasse, comme on s’en doute, à toute édulcoration de la parole de Dieu. La figure honnie est celle du prêtre mondain, le Père Didon dans la réalité ou le Père Machin dans Exégèse des lieux communs :
« Docile comme un petit mouton, je vais entendre le Père Machin qui est évidemment le moins fanatique des prédicateurs. Il parle si longtemps et de façon si véhémente qu’on a soif pour lui. Ce que j’admire surtout, c’est l’agilité de gazelle avec laquelle il franchit tous les obstacles qui pourraient le séparer de son auditoire : les Douze articles du Symbole, l’Écriture, la Tradition, le culte des Saints, la Pénitence, les Fins dernières, l’Enfer surtout et plusieurs autres vieilleries sur lesquelles il serait ridicule d’insister. La philosophie moderne, celle de M. Bergson bien entendu, est d’un grand secours et remplace très avantageusement la Révélation. Avec ça, on est sûr de captiver son public, en ayant soin d’y mêler quelques allusions discrètes aux bienfaits de la démocratie et à la tolérance éclairée des gouvernants actuels, par quoi se trouvent assurés les incontestables et merveilleux progrès de la foi. De l’amour divin pas un seul mot. C’est ainsi et non autrement que la Parole de Dieu est annoncée. Habituellement je m’endors et je ronfle d’admiration ».
Le plus grand piège pour un prédicateur est de retailler la parole de Dieu au prétexte de la rendre audible au monde, de la dénaturer sous couvert de la vulgariser : si l’on coupe de sucre le sel, que restera-t-il au monde pour sortir de son impasse ? Bloy reste fidèle dans cette vision à un autre de ses maîtres à penser, Antoine Blanc de Saint-Bonnet : « Le Clergé simplement honnête ne laissera que des impies ; le Clergé vertueux produira des gens honnêtes ; et le saint, des cœurs vertueux ».
En conclusion de son brûlot Belluaires et porchers, Bloy lance cet appel : « On demande des prêtres ». Et adresse au clergé de son temps cette supplique :
« On vous demande, messieurs les successeurs des Apôtres, de ne pas dégoûter le Pauvre qui cherche Jésus, de ne pas détester les Artistes et les Poètes, de ne pas envoyer au camp ennemi – à force d’injustice, de déraison et d’ignominies – celui qui ne chercherait pas mieux que de combattre à côté de vous et pour vous, si vous étiez assez humbles pour le commander ».
Mais à chacun d’entre nous, Bloy demande de ne pas nous laisser piéger par les sirènes de l’époque, son insensé culte du Veau d’or, son invraisemblable vanité de grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf et tout ce qu’elle cache d’odieux et de destructeur derrière son masque de civilisation, de technique et de science : la dégradation de l’homme par l’homme, la perte du sens sacré de la vie. Au lieu de se donner au Roi, au Seigneur, à Dieu, les hommes de l’aporie moderne se donnent à l’Esclave, à Satan, et s’ils étaient capables de le voir à l’œil nu, « dans la nudité surnaturelle du Non-Amour » qui est le sien, ils tomberaient en syncope.
Pour qui vivons-nous exactement, à quels critères évaluons-nous nos actes, ceux des autres, quel cadre donnons-nous à nos gestes, à nos paroles ? Quel horizon est celui de nos vies ? Un filet d’eau tiède, un sac vide, le tic-tac des heures tournant sur elles-mêmes, ou l’éternité ?
À nous que l’époque cherche à réduire à presque rien, une ligne, un compte effaçable à tout instant, une histoire interchangeable, Bloy nous rappelle que la moindre de nos paroles a une portée inimaginable : là où du côté du visible, tout cherche à nous rendre subalternes, superfétatoires, insignifiants, du côté de l’invisible, nous avons une responsabilité immense, un geste, un mot, une prière, littéralement peuvent mettre en branle des forces dont nous ne soupçonnons pas l’importance depuis ce monde réduit à peau de chagrin où nous sommes assignés à résidence. Voici comment Bloy médite sur la marche de l’Histoire dans L’Âme de Napoléon :
« L’Histoire est comme un immense Texte liturgique où les iotas et les points valent autant que des versets ou des chapitres entiers, mais l’importance des uns et des autres est indéterminable et profondément cachée. Si donc je pense que Napoléon pourrait bien être un iota rutilant de gloire, je suis forcé de me dire, en même temps, que la bataille de Friedland, par exemple, a bien pu être gagnée par une petite fille de trois ans ou un centenaire vagabond demandant à Dieu que sa Volonté fût accomplie sur la terre aussi bien qu’au ciel »
L’ordre des grandeurs n’est pas celui qu’on croit, nos idoles qui chiffrent leur vie en millions ou milliards, nos princes du monde, nos rois éphémères, nos héros aux pieds d’argile pourront ricaner ou rester impassibles tant qu’ils voudront.
Le plus petit d’entre nous, le plus humble, le plus pauvre d’entre les pauvres est peut-être celui qui tient, dans son âme, le destin de l’humanité et l’empêche de sombrer. Au seul énoncé de cette vérité, l’horizon se rouvre, le désastre est vaincu. À chacun d’entre nous d’en être les témoins et les messagers dans le monde.
Introduction à la conférence
Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame.