Conférence de Carême de Notre-Dame de Paris : “Georges Bernanos : Le don des larmes”
Le dimanche 10 mars 2024, M. Philippe Richard, professeur de khâgne, a donné la quatrième conférence du cycle “La mystérieuse musique des sacrements. Littérature et spiritualité”.
« Seigneur, la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous »
Philippe Richard, docteur ès-lettres, est professeur de khâgne au lycée Blanche de Castille ; il a publié Esthétique carmélitaine de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos en 2015.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
L’illumination de la pitié dans l’œuvre de Bernanos
« Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection »
Le monde romanesque de Bernanos est sombre, parce que notre auteur ne dissimule aucun malheur capable d’aliéner un jour nos existences (trahison des parents, profanation des enfants, asservissement des passions, acharnement des afflictions). Mais il est traversé par un invincible rayon de douceur qui en fait un sacrement du bien et du beau, parce que l’écrivain ne cesse de prendre en pitié les pauvres et de maintenir en miséricorde les méchants. Le premier grand texte de 1926, Sous le soleil de Satan, nous confie déjà cette conviction cardinale qui anime toute l’œuvre : l’humanité peut se voir humiliée par le mal (qu’elle le subisse ou qu’elle le choisisse), elle conserve par la blessure (du souffrir ou du repentir) un véritable arrimage en Dieu. Le héros bernanosien, après avoir connu le mépris des hommes et la tromperie du démon, s’adresse ainsi à Dieu :
« Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible […]. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se détourne si vite ! […] Mais votre pitié, elle, ne se lasse point […]. Ah ! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-là ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice… ».
La précision du propos est ici sans faille, ne présentant pas la douleur comme une réalité positive à rechercher mais comme une conjoncture mystérieuse à accepter, non seulement parce qu’elle est une condition d’existence à laquelle nous ne pouvons échapper mais encore parce qu’elle est ce creuset dans lequel Dieu a choisi de nous accompagner. L’expression « la souffrance nous reste » présente d’une part le tourment comme ce dernier repaire de nos vies affligées en lequel nous pouvons être authentifiés comme des êtres capables de résister à la dissolution de la mort. La formulation « notre part commune avec vous » révèle d’autre part la peine comme cette place dès l’origine habitée par un sauveur n’ayant pas négligé de s’y fixer pour nous y rejoindre et porter avec nous le poids du jour, comme l’indique une autre conviction bernanosienne de 1929 (« En un sens, voyez-vous, la peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint. Elle n’est pas belle à voir – non ! –, tantôt raillée, tantôt maudite, renoncée par tous… Et cependant, ne vous y trompez pas : elle est au chevet de chaque agonie, elle intercède pour l’homme »). Le salut n’a certes nul besoin de la souffrance pour advenir – il est au contraire gratuitement donné, son origine divine le débarrassant des modèles mondains que sont la rétribution ou le mérite – ; mais il sait pénétrer la douleur pour soutenir tout l’être – il y saisit alors les malheureux par une assomption sans limite de toute déchéance humaine, réalisant sa nature divine qui assiste les humbles plus que les héros. Apparaît une opération gracieuse (« le signe de notre élection »), par laquelle tout gémissement peut baptiser l’être (y compris « le plus vil »), non parce que la douleur serait rédemptrice en elle-même (idée absurde que ne cesse de contredire la vie), mais parce que le Seigneur se trouve logé en elle, partageant depuis toujours l’affliction des hommes et unissant véritablement à lui l’existence des pauvres (or c’est naturellement la communion à Dieu qui est rédemptrice). Exempt de toute idée de mérite ou de rétribution, dans la mesure où ne sont pas soutenus ceux-là seuls qui confieraient leur souffrance à la bienveillance divine mais bien tous les souffrants de toute condition, ce don surnaturel est justement nommé « sacrement » chez Bernanos, à rebours de l’usage si limité du terme que lui réservent ses contemporains et comme en écho à l’absence quasi absolue de manifestations liturgiques dans son œuvre (le romancier emploie simplement le terme de ‘sacrement’ pour l’associer au dénuement : « il faudrait être soi-même misérable pour participer sans sacrilège au sacrement de la misère »). Or la traduction littéraire de cette conviction cruciale va dès lors épouser un visage patristique, celui du don des larmes – fait de pleurer, non par emportement d’émotion (provenant de soi), mais par transport de charité (provenant de Dieu). Il est vrai que les personnages bernanosiens pleurent fréquemment, qu’ils soient envisagés de façon positive ou négative par l’intrigue qui nous les présente.
Suivons tout d’abord un premier personnage, issu du roman de 1927 nommé L’Imposture. Cénabre est un prêtre respecté qui réalise un jour que la foi ne possède plus aucune réalité pour lui. Il s’efforçait jusqu’alors d’accomplir son ministère avec sérieux, sachant bien qu’il ne faisait que simuler son rôle depuis le séminaire. Il se voit à présent saisi par une réalité affreuse – il n’aime personne – et envahi par une certitude terrible – il est enfermé dans son mensonge. Une « solitude incompréhensible » l’enveloppe. Mais Bernanos se garde bien de le juger, précisant que le traverse au contraire « un mouvement de compassion pour sa propre déchéance » et que déjà « la miséricorde l’assaillait à son tour [et] se ruait sur lui ». Le romancier comprend que Dieu ne suscite nullement la douleur – surgie à l’improviste et liée à la course folle d’une existence souvent plus subie que choisie – mais qu’il y retrouve l’homme alors convié à se prendre lui-même en pitié et encore assuré de se voir aperçu avec une miséricorde inconditionnée. Or toute acceptation demande du temps. Dans la mesure où sa vie entière s’est construite sur la confiance en ses propres forces et la défiance envers un sauveur agissant, le prêtre se cabre encore contre l’idée d’une divinité qui souffre avec nous. Il faudra un autre appel plus pressant que le premier pour que s’amorce une vraie libération. La parole d’un confrère guide tout d’abord le héros en reconnaissant avec force la présence divine dans la souffrance, en confessant avec netteté l’universalité du salut et en blâmant avec vigueur toute négation de la confiance en la croix : « l’homme a souillé jusqu’à la substance même du cœur divin : la douleur ». Si la douleur est mondialement partagée et si la ruse de la grâce est de se loger en elle pour proposer à tous sa magnanimité, n’est-il pas en quelque sorte blasphématoire de prétendre en effet qu’il existe des conditions au rachat de l’humanité, surtout en arborant une intransigeance morale peu évangélique, par ailleurs masquée par un respect tout ecclésiastique pour la sublimité de la rédemption ? Seul importe sans doute l’humain assentiment à un secours que l’on ne peut se donner à soi-même. Une protection est ensuite accordée au personnage, en cette heure où lui est présenté l’appel à se servir de sa peine pour se laisser transfigurer par l’alliance avec Dieu, afin qu’il ne s’offusque pas trop vite des paroles de son ami : « sans doute la surnaturelle pitié lui fit cette grâce de l’aveugler quelque temps, ou peut-être ne permit-elle jamais qu’il vît le fond de sa misère ». La délicatesse des modalisations montre ici toute la prévenance de l’offre de salut. Mais l’angoisse tenaille toujours le prêtre, risquant de le jeter dans la haine de lui-même, et l’opération divine doit se déployer enfin avec pleine puissance. Se dévoile ainsi la sublime réalité sacramentelle dont Bernanos est le chantre. Cénabre sait qu’il ne peut plus reprendre sa vie passée, étouffe dans la terreur de ne pouvoir se quitter, et saisit un revolver qu’il craint pourtant d’utiliser. Il se voit alors saisi :
« Jamais encore le terrible prêtre n’avait été si près de sa fin. Et pourtant, même alors, quelque chose se brisa dans son cœur. L’élan frénétique, en apparence irrésistible, se replia, se défit : l’ombre oscilla sur le mur. Et sans perdre conscience un instant, non point atteint dans sa chair, mais comme au point le plus délicat de son vouloir, au point vital, il tomba la face en avant, les bras en croix, sur le tapis, et s’y roula en sanglotant, avec un abandon, un hideux déliement de tout l’être. Il avait le nez dans la laine épaisse, bientôt trempée de larmes, il y enfonçait sa face, il serrait dessus ses mâchoires ».
L’invincible sollicitude divine, indiquée par le double adverbe (« pourtant, même alors »), agit avec la délicatesse du secret, notée par le pronom indéfini « quelque chose », et avec la force du tourbillon, soulignée par l’allitération en [r] de « l’élan frénétique, en apparence irrésistible, se replia ». Elle vient toucher l’être pour le mettre à terre et lui accorder le don des larmes – certes envisagé comme une honte par un personnage qui vécut si longtemps en autarcie (le passage de psycho-récit « avec un abandon, un hideux déliement » nous l’indique ici en nous immergeant dans le regard que porte Cénabre sur sa propre condition). Or la venue de Dieu au-devant du pécheur, l’étreinte de Dieu au cou du pécheur, la grâce de Dieu auprès du pécheur, voilà le sacrement de la présence divine au sein de l’humanité. Les larmes sont donc chez Bernanos cette sainte rencontre qui n’est pas offerte aux purs mais aux pauvres. Le héros pourra dès lors lutter encore pour se reprendre (car toutes les habitudes sont claustrales) mais son orgueil sera définitivement ébranlé :
« C’était une tristesse pleine d’amertume, mais aussi d’une douceur inconnue, à laquelle on ne saurait rien comparer qu’une espèce de plainte tendre et déchirante, un appel venu de très loin, mais dont à travers l’espace l’oreille devine la puissance et l’ampleur, au seul accent. Et certes, il retentissait dans le cœur, il eût ébranlé le cœur le plus dur. La chair même y répondait par une sorte d’alanguissement, qui ressemblait à l’amour, qui était comme l’ombre de l’amour. Les larmes vinrent aux yeux de l’abbé Cénabre, ainsi qu’une eau qui perce à travers la pierre, et il en sentait l’humidité sur son visage, avec une extraordinaire angoisse ».
Manifestation paradoxale, faite de « tristesse » et de « douceur », à la fois « tendre » et « déchirante », le don des larmes rend sensible l’union promise entre immanence et transcendance – « un appel venu de très loin » –, à l’exacte image d’un sacrement qui nous reconfigure et que notre texte décrit comme « le bouleversement soudain d’une vie si ordonnée [et] si bien close ». Il faut néanmoins consentir à pleurer, sans croire que cela outrage la virilité. Le récit incarne alors une véritable intelligence spirituelle en ton sublime :
« Alors, pour la deuxième fois, une espèce de pitié cria dans le cœur de l’abbé Cénabre et il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la miséricorde, universelle rançon ! Que d’hommes qui crurent aussi en avoir fini pour toujours des entreprises de l’âme, s’éveillèrent entre les bras de leur ange, ayant reçu au seuil de l’enfer ce don sacré des larmes, ainsi qu’une nouvelle enfance ! Il laissa tomber la tête entre ses mains, il s’abandonna. Toute sa défense fut seulement de détourner son attention, de la laisser dans le vide, de s’attacher à pleurer sans cause, ainsi qu’on s’étend pour dormir ou mourir […]. Car à mesure que ruisselait entre ses doigts […] cette eau solennelle, toute fatigue coulait avec elle, et il sentait frémir en lui une force immense, contre laquelle sa volonté déchue se roidissait à grand-peine ».
C’est la compassion de Dieu pour sa création qui s’exprime ainsi en l’homme et que traduisent simplement les larmes dans le propre corps du mendiant – tant il est vrai que c’est toujours le Seigneur qui pleure en nous, et jamais l’inverse, sans quoi nos larmes ne seraient que le signe de notre propre émotion, et non le sceau de la vraie charité. Il y a là, selon le terme bernanosien, une « suprême invention de la miséricorde » qui, par nature, est rédemptrice – elle est même, nous dit encore le romancier, « universelle rançon », car le salut qui est en Dieu ne peut que vouloir le rachat du monde entier. Pour avoir part à cette promesse, il suffit de laisser monter en soi la vraie mansuétude des larmes, celle qui est donnée et que l’on ne peut créer soi-même, afin de « s’éveiller entre les bras de son ange », y compris, et surtout, « au seuil de l’enfer », car c’est bien là que Dieu descend toujours pour ne laisser aucun pauvre en perdition. Le héros bernanosien est ce sujet exemplaire qui fait pour son lecteur l’expérience cruciale de la componction, sans aller jusqu’au bout d’un dessaisissement qu’il reviendra peut-être à tout un chacun de mener à son terme :
« Qu’un regret eût jailli à la surface de ces ténèbres intérieures, qu’un souvenir eût seulement passé dans le champ de la conscience, d’une jeunesse tôt détruite par le calcul et la fraude, mais qui à un moment du moins eut sa candeur et sa foi, c’en était assez pour rompre le silence qu’il maintenait désespérément, qu’il opposait de toutes ses forces au Dieu vainqueur. […] [Or] nul n’est abandonné qui n’ait d’abord commis le sacrilège essentiel, renié Dieu non pas dans sa justice mais dans son amour. Car la terrible croix de bois peut se dresser d’abord au premier croisement des routes, pour un rappel grave et sévère, mais la dernière image qui nous apparaisse, avant de nous éloigner à jamais, c’est cette autre croix de chair, les deux bras étendus de l’ami lamentable, lorsque le plus haut des anges se détourne avec terreur de la Face d’un Dieu déçu ».
Quel miracle de découvrir que Dieu n’attend qu’un signe de notre part pour nous prendre dans ses bras, au cœur d’une souffrance qu’il habite librement et en laquelle il est justement si doux pour l’homme d’implorer un secours, sans qu’il soit jamais question d’en être digne. Le texte romanesque souligne cette prévenance par l’association entre la délicatesse d’un conditionnel (« qu’un regret eût jailli [ou] qu’un souvenir eût seulement passé ») et la modalisation de sa finalité (« c’en était assez pour rompre le silence »), en un total désintérêt pour toute notion de mérite personnel (« une jeunesse tôt détruite par le calcul et la fraude ») et avec la clémence d’un regard bénissant la moindre qualité (« mais qui à un moment du moins eut sa candeur et sa foi »). Cette sagesse religieuse nous fait comprendre que la fin de notre texte n’est certainement qu’un mauvais rêve : si l’on doit envisager l’hypothèse d’un reniement final de Dieu par le pécheur endurci, afin de suivre une bonne orthodoxie théologique très attachée à la nécessaire existence de l’enfer, on peut aussi douter de l’endurance de l’apostasie face à la vision, en chair et en os, du divin crucifié, puisqu’il n’est pas encore interdit de souhaiter un enfer vide. Retenons à ce titre la splendeur de l’image, humble et rédemptrice, formée par l’expression « les deux bras étendus de l’ami lamentable ».
On mesurera en ce sens que l’œuvre de Bernanos rejoint ainsi, par l’intuition de ses images et la mise en situation de ses personnages, l’exégèse patristique la plus élaborée. Origène pensait bien les larmes comme un signe efficace actualisant la grâce baptismale du chrétien :
« Mon sauveur, encore maintenant, pleure mes péchés. Mon sauveur ne peut goûter d’allégresse tant que je demeure dans l’iniquité. Pourquoi ne le peut-il ? Parce que lui-même est “avocat pour nos péchés auprès du Père” (1 Jn 2, 1) […]. Comment lui, qui s’approche de l’autel en victime propitiatoire pour moi pécheur, pourrait-il être dans l’allégresse, quand vers lui la tristesse de mes péchés monte sans cesse ? […]. Si son apôtre “pleure sur certains qui ont péché jadis et n’ont pas fait pénitence pour leurs actes” (2 Co 12, 21), que dire de lui qu’on appelle “Fils de l’amour” (Col 1, 13) [et] qui s’est anéanti (Ph 2, 7) […] ? Après avoir ainsi cherché notre bien, cesse-t-il maintenant de nous chercher, de penser à notre bien, de s’attrister de nos errements, de pleurer notre perte et nos blessures, lui qui a pleuré sur Jérusalem […] ? […] À présent, parce que “Seigneur de miséricorde et de pitié” (Ps 102, 8), c’est avec plus d’affection que son apôtre que lui-même “pleure avec ceux qui pleurent” (Rm 12, 15). Et bien davantage, “il pleure sur ceux qui ont péché jadis et qui n’ont pas fait pénitence” (2 Co 12, 21).
Au fond, nous sommes sauvés lorsque nous pleurons parce que nous communions alors à Dieu qui communie lui-même à nos souffrances tout en ne supportant pas de nous voir souffrir ; mais nous bénéficions en outre des larmes versées par le Fils devant le Père afin que nous soyons portés par son intercession et établis dans l’Esprit saint. Il y a là baptême authentique, c’est-à-dire passage par la mer rouge (purification des pleurs) vers la terre promise (régénération de la vie). Grégoire le Grand pensait bien aussi les larmes comme un signe efficace participant à la grâce de pénitence :
« Il y a la source cachée, le Fils unique du Père, Dieu, qu’on ne peut voir. La source ouverte, c’est le même Dieu, incarné. […] Oui, elle est ouverte pour nous, la source de la miséricorde, notre Rédempteur, qui a daigné prendre chair dans la maison de David […] : accourons en larmes, lavons-nous à cette source de la bonté. David s’est lavé à cette source, quand souillé d’une grave faute il est revenu aux gémissements de la pénitence. Il cherchait à trouver la source quand il disait : “rends-moi la joie de ton salut et fortifie-moi par ton esprit” (Ps 50, 14). […] À cette source de la miséricorde s’est purifiée Marie-Madeleine, d’abord pécheresse notoire, qui lava ensuite ses taches par ses larmes (Lc 7, 38) […]. À cette source de la miséricorde Pierre lava devant tous la faute de son reniement par ses pleurs (Mt 26, 75) ».
Nous revêtons le Christ lorsque nous pleurons parce qu’il est lui-même la source vivante qui, débordant de la communion trinitaire jusqu’en son incarnation rédemptrice, irrigue notre âme et baigne notre visage de sa consolante présence. Nous sommes ainsi à l’image des apôtres de la résurrection, sûrs d’être relevés par l’amour fou de Dieu pour nous. Tout est don en effet dans cet événement des larmes qui est sacrement de la présence divine, car si le repentir peut nous offrir la contrition, seule la grâce peut nous offrir la componction – lorsque nous sommes transpercés, comme Cénabre, et que nous nous tournons vers Dieu, même un instant.
Suivons ensuite un second personnage, issu du roman de 1929 nommé La Joie. Chantal est une jeune fille spirituelle qui tente de vivre dans un milieu prosaïque en préservant autant que possible cette liberté intérieure que l’on voudrait lui ôter. Elle éprouve souvent l’impérieux besoin de s’isoler du monde pour se retrouver elle-même, sans en être consolée mais sûre que le délaissement pâti n’est pas un signe de défaite. Elle a en tout cas compris que ses élans vers Dieu, s’ils provenaient de sa propre volonté, ne possédaient guère de valeur, car seuls comptent les motions données par Dieu et que l’on s’efforcera simplement de recevoir au mieux. Le salut n’est rien d’autre en effet que l’offrande gratuite, sans condition et sans repentance, d’une grâce divine qui se communique à l’homme. Or la mise en intrigue des romans bernanosiens a parfaitement saisi que l’orant n’avait rien à demander, non seulement parce que tout se recevait mais encore parce que tout avait déjà été reçu – selon l’admirable formule de Jean de la Croix : « dès lors qu’il nous a donné son divin Fils, qui est son unique parole, Dieu n’a pas d’autre parole à nous donner ; il nous a déjà tout dit ». Chantal ne se soucie donc pas d’accomplir quoi que ce soit mais vit un authentique abandon à Dieu :
« Quand vous vous croirez perdue, disait le vieux Chevance, c’est que votre petite tâche sera bien près de sa fin. Alors, ne cherchez pas à comprendre, ne vous mettez pas en peine, restez seulement bien tranquille. Même la prière est parfois une ruse innocente, un moyen comme un autre de fuir, d’échapper – au moins de gagner du temps. Notre-Seigneur a prié sur la croix, et il a aussi crié, pleuré, râlé, grincé des dents, comme font les moribonds. Mais il y a quelque chose de plus précieux : la minute, la longue minute de silence après quoi tout fut consommé ».
Se trouve ici requalifiée la prière, non comme une opération humaine (en laquelle nous trouvons toujours un avantage – au premier chef, le plaisir de nous savoir pieux), mais comme un présent divin (en lequel nous devons simplement être là – au demeurant, sans rien faire et en nous laissant faire). Le triple impératif (« ne cherchez pas à comprendre, ne vous mettez pas en peine, restez seulement bien tranquille ») scande justement un conseil qui est si crucifiant pour l’orgueil humain, ou pour sa coutumière agitation, mais c’est presque la même chose, qu’il est habituellement nommé quiétisme et détesté comme hérésie. Mais les gens religieux donnent tandis que les gens saints reçoivent. Le discours insiste en ce sens pour montrer que la prière n’est pas du tout ce que l’on croit : elle est la vie que nous donnons au monde lorsque nous faisons notre devoir, et plus spécialement encore lorsque nous peinons sans rien y comprendre, et en tout cas lorsque nous ne nous dérobons pas. L’exemple de Jésus abandonné sur la croix est à cet égard saisissant : l’accumulation des verbes (« crié, pleuré, râlé ») martèle l’énoncé avec une grande rapidité pour peindre une souffrance active que l’on juge habituellement rédemptrice ; puis l’élargissement « la minute, la longue minute de silence » note avec ampleur une lente descente dans l’abandon total qui est offrande de soi par excellence (le superlatif en indiquant la voie suréminente). Le don des larmes se parfait ainsi dans le silence. On ne saurait mieux dire que l’injonction contemporaine à la résilience, entendant que nous devrions toujours aller bien, coûte que coûte, et nous remettre de toute peine, quoi qu’il en coûte, est en vérité hors de propos ; non seulement on a le droit de ne pas aller bien et de pâtir sa peine légitime en ne voulant pas oublier trop vite ce qui importe, mais on doit encore tenir que la souffrance est ce fond au cœur duquel Dieu s’unit à nous et nous console en un pur partage gracieux. En méditant toutefois cette plongée dans le silence, comment ne pas songer ici au sacrement eucharistique, don transcendant né de la croix et tissé de fin mystère ? Adéquatement servi lorsqu’il est présenté sans mise en scène, il est accueil de la grâce et non rite d’un sérail ou récompense des purs ; dès lors accessible à tous, puisque c’est Dieu qui vient à nous sans attendre que nous en soyons dignes, il ne couronne aucun itinéraire spirituel mais vient nous fortifier sur la route de l’existence pour que nous lui soyons toujours plus ajustés. Surgit donc pour nous une belle définition de la communion eucharistique :
« Car à présent, l’idée, la certitude de son impuissance était devenue le centre éblouissant de sa joie, le noyau de l’astre en flammes. C’était par cette impuissance même qu’elle se sentait unie au Maître encore invisible, c’était cette part humiliée de son âme qui plongeait dans le gouffre de suavité ».
Si la correspondance entre l’impuissance de Chantal (dans le monde) et le silence du Fils (sur la croix) apparaît immédiatement, « la certitude de son impuissance » est bien la raison même pour laquelle on s’approche du sacrement, lorsque la divinité demeure « invisible » dans le pain consacré tout en étant alors réellement « unie » au pauvre qui le reçoit pour vivre. L’allitération sifflante souligne par ailleurs ce trait en un doux murmure (« la certitude de son impuissance était devenue le centre éblouissant de sa joie »). C’est en cette condition que nous pouvons vivre sans mentir, en voyant le crucifié apparaître à nos côtés :
« Bien des fois, en effet, depuis l’enfance, elle s’était sentie portée par la pensée auprès du Dieu solitaire, réfugié dans la nuit comme un père humilié entre les bras de sa dernière fille, consommant lentement son angoisse humaine dans l’effusion du sang et des larmes, sous les noirs oliviers... […] Mais ce que veut seulement Chantal, c’est ramper doucement, sans aucun bruit, le plus près possible de la grande ombre silencieuse, la haute silhouette à peine courbée, dont elle croit voir trembler les genoux. Alors, elle se couche à ses pieds, elle s’écrase contre le sol, elle sent sur sa poitrine et sur ses joues l’âcre fraîcheur de la terre, cette terre qui vient de boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ces yeux ineffables dont un seul regard, en créant l’univers, a contenu toutes les aurores et tous les soirs ».
Il s’agit de ne pas refuser la souffrance lorsqu’elle survient et d’y retrouver Dieu qui l’a déjà connue, nous l’avons dit, mais il s’agit également de participer à la déréliction du Seigneur et, par un renversement formidable dont la grâce nous rend capables, de consoler Dieu pour pleurer avec lui. Par sa communion empathique (« portée par la pensée auprès du Dieu solitaire »), Chantal perçoit une solitude plus fondamentale que celle que nous connaissons (« Dieu solitaire réfugié dans la nuit comme un père humilié ») et s’oublie pour embrasser l’inconnu (« comme un père humilié entre les bras de sa dernière fille »). Or le don des larmes correspond exactement à cette conscience mystique : réalisant que nous ne souffrirons jamais autant que Dieu, nous pouvons pleurer, au sein de nos propres douleurs, en comprenant à quel point nous sommes à la fois précédés et portés. Bernanos le soulignait encore dans son dernier agenda de 1948, en Tunisie, juste avant de mourir : « Je pensais tout à l’heure qu’Il a souffert d’une souffrance dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, dont nous n’avons aucune expérience. Le vieux Péché nous a endurcis depuis tant de siècles contre la Douleur ! Nous sommes endurcis à la Douleur comme au Mal. Nous sommes protégés par cette carapace à laquelle chaque génération ajoute une épaisseur de plus. Mais Lui… ». Comment ne pas vouloir subséquemment consoler le Seigneur (« ce que veut seulement Chantal, c’est ramper doucement, sans aucun bruit, le plus près possible de la grande ombre silencieuse ») ? Comment ne pas comprendre dans le même temps la fécondité des larmes (« boire, avec une avidité furieuse, l’eau de ces yeux ineffables dont un seul regard [a créé] l’univers ») ? Ces questions semblent en tout cas soldées par le personnage bernanosien : « l’extraordinaire jeune fille reconnut la compagne fidèle, l’amie humble et sincère de sa vie, sa propre souffrance, dans cette espèce de miroitement prodigieux, insoutenable, qui était la souffrance même de Dieu ». En attisant le feu divin en notre âme, les larmes nous révèlent en somme à nous-mêmes. Loin de ne faire que purifier les péchés – de façon prosaïquement instrumentale –, elles sont l’espace de la rencontre entre transcendance et immanence.
On mesurera une fois encore à quel point l’œuvre de Bernanos sait rejoindre, par la force de ses couleurs et la vigueur de ses amorces, la pensée patristique la plus engagée. Origène estimait à ce point les larmes, médiatrices de l’union à Dieu, qu’il n’hésitait pas à les tenir pour efficaces même après la mort, tant leur empire est grand pour rapprocher les malheureux d’un Seigneur qui ne souhaite que compatir :
« Quels sont ces autres pleurs dont pleureront ceux qui rient ici-bas, pleurs que Dieu lui-même s’emploie peut-être à faire naître en eux ? “Là-bas il y aura les pleurs et les grincements de dents” (Mt 25, 30), et Dieu s’y emploie parce qu’il voit que celui qui pleure sur ses propres péchés, qui s’afflige de ses propres fautes, est déjà parvenu à la conscience de sa propre malice ».
On voit qu’en une interprétation toute positive de paroles évangéliques habituellement glosées comme promesse d’éternelle réprobation, l’auteur pense là un véritable gage de bénédiction pour les âmes à qui il est toujours permis de pleurer pour se convertir. Le théologien ne pouvait effectivement admettre qu’un châtiment soit éternel ; dans l’intention d’un Dieu bon, il est nécessairement un remède, et jamais une vengeance définitive. La prévenance de Dieu constitue alors un don des larmes qui vient de Dieu et permet de retourner à Dieu. Mais si une grâce de cette nature est une offre gratuite, pour tous, aidant l’être à s’orienter, les sacrements ne devraient-ils pas être à son image, sans condition, comme le comprend Chantal, présents de la grâce qui ne couronnent pas un chemin de sainteté mais aident le pauvre à cheminer ? La componction, à l’initiative de Dieu seul, ne peut-elle nous conduire, pour l’exprimer autrement, à interroger ce que l’on nomme, de façon si impérieuse, la discipline des sacrements ? Puisque c’est toujours Dieu qui nous sauve et jamais l’inverse, il peut effectivement sembler étrange que l’on s’interroge ordinairement sur notre conformité à telle ou telle attente du rite. Bernanos ne se pose jamais ces questions – mais demande peut-être à l’église si elle administre le don de son Seigneur largement et avec compassion ou si elle le conserve jalousement et sous condition. On songe à la parole de Grégoire le Grand dont le génie est bien de rappeler, à partir d’une méditation sur les larmes conçues comme manifestation de la charité, qu’un comportement magnanime est naturellement une nécessité pour tout être prétendant agir au nom de Dieu. Si quelqu’un déclare avoir tout quitté, et impose aux autres un lourd fardeau au nom de ce don qu’il a lui-même consenti, il se sert en vérité de son engagement comme d’une justification à suivre ses propres voies plutôt que les voies toujours inédites de la grâce, loin de ce primat de la charité qui rend libre et laisse la transcendance s’exprimer elle-même :
« Il est des hommes qui, en laissant le monde, offrent bien tout ce qu’ils ont ; mais, quoiqu’ils agissent pour le bien, ils n’ont pas la componction. Le bien qu’ils font est un holocauste ; seulement, comme ils ne savent pas pleurer et se critiquer, comme ils ne s’excitent pas aux larmes par amour, leur holocauste n’est pas parfait. Aussi est-il dit par le psalmiste : “qu’il se souvienne de ton sacrifice et que ton holocauste soit bien gras” (Ps 19, 4). Holocauste sec, l’œuvre bonne que n’arrosent pas les larmes de la prière. Holocauste bien gras, la bonne action faite d’un cœur humble, et que mouillent les larmes. […] L’homme qui fait une bonne œuvre mais ne sait pas pleurer de l’amour et du désir du Dieu tout-puissant, cet homme a l’holocauste, il n’a pas la moelle dans l’holocauste ».
L’anti-docétisme de Bernanos s’exprime bien ainsi, de façon thérésienne, sous forme de personnages et de situations que traverse la certitude théologale – « plus on est faible, sans désirs, ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant ; le seul désir d’être victime suffit, mais il faut consentir à rester pauvre et sans force […] ; Jésus veut nous donner gratuitement son Ciel ».
Introduction à la conférence
Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame.