Homélie de Mgr André Vingt-Trois - Messe de minuit 2005
Cathédrale Notre-Dame de Paris - dimanche 25 décembre 2005
1. Peut-on être joyeux en 2005 ?
Pouvons-nous sincèrement nous laisser porter par la joie de Noël ? Il me semble que beaucoup de chrétiens vivent cette joie avec une certaine mauvaise conscience, alimentée par deux questions.
Pouvons-nous réduire la joie de Noël à la satisfaction de quelques cadeaux ou à un attendrissement enfantin, ou pire encore à une sorte de trêve des confiseurs ?
Pouvons-nous vraiment être joyeux sans remords alors que tant de nos contemporains vivent dans la détresse et alors que notre société connaît tant de difficultés à trouver les chemins de la justice élémentaire ?
Il n’est pas difficile de faire la liste des malheurs qui frappent notre humanité, depuis les catastrophes naturelles, comme le tsunami il y a juste un an, ou d’autres drames aux Etats-Unis ou en Afghanistan, jusqu’aux accidents mortels, comme l’accident d’avion qui nous a frappés à la Martinique cette année. N’oublions pas la misère de tant de nos concitoyens qui restent au bord de la route de la prospérité, ni les personnes et les familles déplacées que nous nous faisons gloire d’accueillir, mais auxquelles nous avons tant de mal à faire place quand il s’agit de remettre en cause le modèle de notre vie de consommateurs.
Je n’ai pas besoin d’entrer davantage dans les détails. Cette réalité nous est très présente, parfois de manière violente comme ce fut le cas au mois de novembre dernier dans notre pays. L’empressement des média nous a rendu sensibles quelques temps à des situations très difficiles, puis on en a moins parlé, mais les réalités demeurent ! Il y a un mois, on nous présentait complaisamment la France au bord de la guerre civile, à grand renfort d’images d’émeutes. Pour deux mois la publicité télévisuelle impose silence pour faire la promotion des cadeaux si rentables pour tous. Que sera Noël dans nos banlieues ?
La joie à laquelle nous invite la célébration de la Nativité n’est pas une joie factice ou irréaliste fondée sur l’oubli de notre condition, au contraire. Elle est une joie sans réserve, car elle est une joie réaliste.
2. La véritable joie humaine
Trop souvent on nous propose une image de la joie qui s’apparente plus au divertissement qu’à la joie réelle. Il s’agit de nous faire rire, souvent aux dépens d’autrui, pour oublier ce que nous sommes et quelle est notre condition humaine. Comme on le dit facilement, mais avec une pointe de résignation ou de cynisme : « Mieux vaut en rire de peur d’avoir à en pleurer. » Le rire n’est pas alors l’expression de notre capacité à prendre distance avec nous-mêmes, il manifeste notre aptitude à nous détourner des enjeux principaux de notre existence.
La véritable joie humaine n’est pas la fuite de la réalité, mais la découverte profonde que notre existence est plus importante et plus précieuse que les mille petits embarras de la vie, et même que les gros ennuis ou les grands malheurs. Cette sérénité et cette endurance devant les contraintes quotidiennes ne résultent pas de la méthode Coué. Elles sont enracinées dans cette conviction : l’être humain dépasse infiniment les conditionnements ordinaires. D’une certaine façon, la joie authentique est toujours un fruit d’une foi qui transcende les apparences.
Si notre monde est si morose ou si désabusé, n’est-ce pas d’abord parce que lui fait défaut la foi en la dignité et la grandeur de l’existence humaine ? Quand la vision de l’homme se réduit aux apparences du succès et à la facilité de la consommation, rien n’est jamais suffisant puisque le seul dynamisme de l’existence est l’excitation du désir. Réduit à ce qu’il possède ou à ce qu’il souhaite posséder, l’homme n’est plus capable d’espérance. Il se morfond dans le regret. Il regrette ce qu’il perd. Il regrette ce qu’il n’a pas encore. Il regrette de n’avoir pas ce qu’ont les autres. Une nouvelle vie ne lui apparaît plus comme un don prometteur, mais comme une gêne qui va réduire encore les limites de son confort ou de sa tranquillité.
A l’heure où l’on élimine les handicaps et, en même temps ceux qui en sont porteurs ; alors que l’on spécule sur la fabrication et l’utilisation des êtres humains pour fournir les pièces de rechange de nos organismes défaillants, est-il encore possible de s’émerveiller de la venue au monde d’un enfant, si incertain que puisse être son avenir, si fragile qu’il soit face aux risques de la vie ? Est-on capable de se réjouir de cette fragilité elle-même ? Quand la venue d’un nouveau-né est planifiée dans le cursus des projets professionnels et quand elle est évaluée à la mesure de la satisfaction d’un « désir d’enfant », que reste-t-il à accueillir ? Pour quoi est-il encore possible de se réjouir ?
3. La joie de Bethléem
Si nous regardons la Nativité de Jésus à Bethléem et les conditions de précarité qui l’entourent selon les récits évangéliques, nous comprenons que la joie qui en découle n’est pas la simple joie d’une naissance, marquée comme toute naissance par l’incertitude complète de l’avenir. Elle jaillit de la foi et de la certitude reçue par Marie que cette naissance est un don de Dieu pour elle et pour l’humanité.
Par delà une émotion encore accessible à quelques-uns devant le nouveau-né, c’est la foi elle-même qui est sollicitée pour accueillir la naissance du Christ autrement que comme une naissance ordinaire. Pourquoi la naissance de cet enfant a-t-elle de quoi nous réjouir spécialement ? Pourquoi sommes-nous invités à en faire mémoire dans une joie simple mais réelle ? C’est que le signe de « l’enfant nouveau-né couché dans une mangeoire » est décrypté comme l’accomplissement de la Promesse de Dieu : Dieu vient au secours de son Peuple et lui apporte le salut.
Si nous n’allons pas jusqu’à cette épreuve particulière de la foi en la divinité de Jésus, né à Bethléem de Judée, alors notre joie ne peut être que de l’ordre du divertissement factice. Alors notre mauvaise conscience est fondée et rien ne nous en sortira, pas même des flots de champagne.
4. Notre joie
Mais si nous nous laissons guider par les messagers de Dieu, les anges, vers l’enfant nouveau-né et si nous y reconnaissons le signe du salut apporté aux hommes, alors nous pouvons vraiment nous réjouir et exulter de la joie de Marie : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur. » Cette joie n’est pas naïveté ou inconscience, au contraire. Elle est l’exultation de ceux qui mesurent le tragique de l’expérience humaine, en même temps qu’ils découvrent une voie de salut. Seuls ceux qui sont portés par la certitude de ce salut peuvent être des signes et des acteurs d’espérance pour l’humanité.
Ils sont acteurs d’espérance parce qu’il sont capables de faire face à la réalité de la mort à l’œuvre dans le monde sans être terrassés par la perspective d’une humanité abandonnée à ses seules forces. Parce qu’ils peuvent être lucides sur la réalité, ils ont le courage et la force de combattre pour le transformer. Parce qu’ils se savent « sauvés », ils ne désespèrent jamais de l’avenir des hommes. Parce qu’ils ne désespèrent jamais, ils ne se lassent pas d’agir.
Si vous avez accueilli la grâce de reconnaître le Sauveur du monde dans la faiblesse de l’enfant nouveau-né, alors aucune puissance ne peut rien contre vous et vous pouvez marcher dans la sérénité de ceux qui se savent faibles et dont la seule force en ce monde est l’amour. Vous pouvez affronter les épreuves quotidiennes de la santé, de la vie familiale, du travail ou du chômage. Vous pouvez prendre votre part des luttes que mènent les hommes contre la faim, la maladie et la guerre. Mais parce que vous savez l’homme plus grand que la nourriture, plus grand que la prospérité, plus grand que la santé, plus grand même que la paix, jamais vos luttes ne vous autorisent à faire des êtres humains les instruments de votre action, si louable soit-elle.
Parce que vous savez que l’amour se révèle dans la discrétion et le secret, vous irez de préférence auprès de ceux qui comptent pour rien et que l’on ne montre pas comme les « bons pauvres » ou les bons exclus de notre société dans les émissions édifiantes. Parce que vous avez perçu le message silencieux de la grotte de Bethléem, vous avez à cour de rejoindre ceux qui sont dans la solitude et l’abandon.
Ce soir, chacun de nous qui est ici peut entendre l’appel silencieux du Christ en sa Nativité. Vous êtes venus pour l’adorer et vous réjouir de sa venue, alors soyez des messagers de son espérance dans notre monde en vivant dans l’amour de Dieu qui nous sauve et dans l’amour de nos frères qui attendent son salut.
Si vous vous laissez conduire dans ce chemin de pauvreté et de service, alors n’ayez pas honte de votre joie. Laissez-la éclater sans remords et acceptez que je vous souhaite de tout cour un très joyeux Noël à tous.
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris