Homélie de Mgr André Vingt-Trois – 33e dimanche du temps ordinaire (Année C)
Saint-Jean-Baptiste de La Salle - Dimanche 18 novembre 2007
Evangile selon saint-Luc, chap. 21, versets 5 à 19
L’homme se représente le terme de notre expérience sur cette terre comme s’il surplombait ce que nous ne pouvons pas savoir ni connaître de cette fin, d’est-à-dire : ni le moment où elle se produira, ni les conditions dans lesquelles elle se produira.
Aussi le Christ, à travers l’Évangile que nous venons d’entendre comme dans d’autres passages des évangiles, nous invite à aborder la question plus réaliste, et en tout cas plus proche de nous, du rapport entre ce temps que nous vivons, le monde que nous connaissons, et le monde nouveau qui surviendra à la fin de ce temps-ci. Sommes-nous simplement plongés dans une sorte d’histoire incohérente où se succèdent des événements sans signification particulière et où, finalement, qu’il s’agisse de phénomènes naturels, qu’il s’agisse de mouvements d’actions collectives au cours de l’histoire, c’est l’individu, l’homme, la femme, qui souffre de tout ce qui survient. Faut-il ne voir la succession de siècles et celui que nous vivons que comme une sorte d’écran ou de brouillard qui nous cache le bonheur auquel Dieu nous appelle ? Ou pire encore : qui nous empêche de l’espérer ? Nous le savons, c’est souvent une tentation pour les chrétiens dans ce monde, d’imaginer qu’ils peuvent faire une sorte de séparation entre les contraintes de l’existence, telles qu’elles se présentent à travers notre vie : contraintes dans la vie familiale, dans la vie de travail, dans le voisinage, bref tout ce que l’on subit de ce qui survient au long d’une existence humaine, ce que l’on supporte, ce contre quoi on combat quelquefois ou que l’on essaye d’éviter si l’on peut, et puis d’un autre côté, une sorte d’univers plus idyllique qui correspondrait à ce que nous imaginons être le Royaume de Dieu. Si l’on voulait mettre en regard des éléments statistiques, on pourrait dire, en étant généreux, que, sur une semaine, une demi-journée, une journée (pour les plus pieux), est consacré aux affaires de Dieu tandis que tout le reste est consommé pour faire tourner la machine à laquelle nous participons de quelque façon, de plus en plus consommatrice de notre énergie et de notre attention, et qui de moins en moins nous donne l’impression de pouvoir nous conduire vers le bonheur. Cette dichotomie, pour ne pas parler de schizophrénie, n’est pas une sorte de péché particulier à tel ou tel d’entre-nous ni une sorte d’inaptitude particulière ; c’est une tentation structurelle de notre foi chrétienne qui est d’imaginer que l’on peut développer la promesse de Dieu, et les dons de Dieu en nous abstrayant du monde qui nous est donné et dans lequel nous vivons.
Or, ce que le Christ essaye de nous faire découvrir à travers sa parole, c’est que tous ces événements du monde, que l’on peut trouver plus ou moins heureux, plus ou moins malheureux, tous ces événements du monde font partie d’une même réalité. Car le Dieu Sauveur qui nous appelle au bonheur éternel, n’est pas un autre Dieu que le Créateur qui a suscité cet univers. S’il veut nous conduire au bonheur éternel c’est évidemment à travers l’histoire de ce monde. Nous sommes invités, dans la foi au Christ, à essayer d’adopter pour nous-mêmes le regard que Jésus porte sur ce monde dans lequel il est venu. Nous sommes invités à regarder les événements, non pas simplement d’après leur rendement en bénéfice ou en soulagement ou en résultat, mais d’après le sens qu’ils peuvent avoir dans notre cheminement vers le Seigneur.
Ainsi, le chrétien n’accomplit pas sa vie chrétienne dans les marges du monde ; il l’accomplit au cœur du monde. Il n’est pas chrétien malgré son immersion dans la vie de ce monde, il est chrétien dans cette immersion. Il n’est pas chrétien quand il se retire pour quelques instants le dimanche ou un jour de semaine ; il est chrétien tout le temps de sa vie, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Quand nous recevons l’,invitation du Christ à comprendre ou à essayer de comprendre, à interpréter les événements non pas comme des signes de malheur ou de mort mais comme des signes que le temps de Dieu est en train de s’accomplir, nous comprenons que le moment de l’avènement se rapproche, que nous sommes invités à assumer dans la foi la réalité de la promesse et de l’amour de Dieu à travers des péripéties de l’histoire des hommes, y compris dans ce qu’elles ont de malheureux, et de douloureux.
Pourquoi la lecture de l’épître de saint Paul nous invite-t-elle non pas à devenir des témoins oisifs de ce qui se passe mais à nous engager à travailler dans le calme, au cœur de cette société, telle que nous la connaissons, telle qu’elle est la nôtre. Elle pourrait être meilleure, elle pourrait être plus belle, elle pourrait être plus juste, elle pourrait être tout ce que l’on voudra d’autre, mais c’est dans cette société-là que nous avons à vivre l’Évangile, à reconnaître l’appel du Christ et à y répondre. Que cette réponse à l’appel du Christ, suscite des difficultés, qu’elle nous mette parfois, et peut-être même souvent, en porte-à-faux, qu’elle nous oblige à des relations tendues ou en tout cas à des relations conflictuelles avec notre environnement, que la fidélité à l’Évangile fasse de nous des êtres un peu à part dans le cours de la vie ordinaire ; que l’Évangile suscite des questions, que parfois il suscite de l’aversion, de l’hostilité et, comme il arrive encore aujourd’hui dans un certain nombre de pays, la persécution.
Nous savons que tout cela est annoncé par le Christ, comme nous venons de l’entendre. Ce n’est pas une erreur de casting, ce n’est pas une rupture du scénario, cela ne vient pas d’un mélange de fiches, cela fait partie du tissu ordinaire de notre histoire au milieu du monde. Ce que le Christ nous invite à comprendre n’est pas que nous devons refuser cette situation, c’est que nous devons, non seulement l’accepter mais l’accepter avec confiance et sérénité parce que, dit-il, « nous n’avons pas à nous inquiéter de ce que nous dirons ou de ce que nous ferons, car c’est lui qui nous dira ce qu’il faut faire et ce qu’il faut dire ». Nous pouvons avancer dans la sérénité parce que nous sommes habités par l’Esprit du Christ ; nous sommes conduits par l’Esprit du Christ ; nous sommes construits en Église par l’Esprit du Christ, pour faire face ensemble aux difficultés de cette vie.
Ce qui nous sauve, ce n’est pas de refuser la réalité, c’est de l’accepter et de persévérer : « C’est votre persévérance qui vous sauvera », nous dit l’Évangile. Il nous faut persévérer dans la fidélité au Christ, dans la joie de la Bonne Nouvelle, dans le témoignage que nous rendons à la Bonne Nouvelle à travers tout ce qui compose l’existence humaine, d’un homme, d’une femme, d’une famille, d’un groupe, d’une société, tout ce qui fait que nous pouvons vivre et comprendre notre temps comme le signe et la promesse et l’accomplissement du temps qui vient où Dieu sera tout en tous. Amen.
+ André Vingt-Trois,
Archevêque de Paris