Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Ste Anne de la Butte-aux-Cailles et visite des nouveaux locaux de La Mie de Pain
Samedi 12 octobre 2013 - Sainte-Anne de la Butte-aux-Cailles (Pais XIIIe)
La parabole du Bon Samaritain désigne tout à la fois le mouvement de Dieu qui se fait proche de l’homme et l’attitude que nous sommes invités à mettre en œuvre auprès des plus pauvres : voir, ressentir, agir.
– Is 58, 7-10 ; Ps 9b 12-14.17-18 ; Lc 10, 25-37
Frères et Sœurs,
Nous connaissons bien cette parabole du Bon Samaritain, je voudrais simplement retenir quelques aspects pour éclairer davantage ce que nous vivons aujourd’hui.
Tout d’abord, je voudrais attirer votre attention sur une phrase qui est certainement une clef dans l’évangile de saint Luc. Il nous dit : « le Samaritain qui était en voyage arriva près de l’homme abandonné au bord de la route, il le vit, il fut saisi de pitié. Il s’approcha, pansa ses plaies en y versa de l’huile et du vin » (Lc 10, 33-34). Il le vit, il fut saisi de pitié, et il s’approcha. Ces trois verbes constituent une sorte de leitmotiv dans l’évangile de saint Luc pour désigner non seulement l’attitude que nous sommes appelés à avoir à l’égard de nos frères, mais aussi pour désigner l’attitude de Dieu à l’égard des hommes, car vous le savez, derrière la figure du Bon Samaritain, c’est la personne de Jésus lui-même qui est présentée. C’est Lui le Bon Samaritain qui est saisi de pitié par ce qu’il voit de l’humanité et qui s’approche. Il se fait proche de nous parce qu’il a été saisi aux entrailles en voyant la misère de son peuple et de l’humanité entière.
C’est ce regard d’amour que Dieu porte sur les hommes et qu’il essaye de concrétiser génération après génération à travers les prophètes, puis dans les derniers temps, en envoyant son fils lui-même pour se faire proche des hommes et les guérir. Évidemment, en nous donnant ce modèle de l’amour de Dieu pour l’humanité, l’évangile en même temps éclaire ce que nous sommes appelés à vivre : voir, ressentir, agir. Combien, dans notre société, ferment les yeux, ne voient pas, ne voient plus les souffrances dont leurs frères sont accablés ? On peut même dire d’une certaine façon qu’il y a une sorte de conspiration pour qu’on ne les voit pas, pour qu’ils ne soient pas visibles, et pour qu’ils ne déprécient pas l’image tellement flatteuse que nous avons de notre monde. Quelle meilleure solution que de trouver des endroits où les cacher ! Ou quelle meilleure solution que de les faire disparaître du paysage ! La première misère humaine n’est pas seulement une misère économique ou matérielle, c’est la misère de ne pas compter pour les autres, c’est la misère d’être devenu : rien, transparent, invisible. Cependant, comme la réalité existe, il nous arrive de rencontrer la misère. Jusqu’à quel point sommes-nous tellement vaccinés contre ce que nous appelons grossièrement les dommages collatéraux du développement économique pour que nous les voyons peut-être, mais nous ne les éprouvons pas ? Nous voyons sans rien ressentir, ou nous nous dépêchons de détourner la tête pour ne pas être saisis de pitié par ce que nous voyons. Il ne suffit pas de voir, il faut encore ressentir la pitié, l’émotion, le tressaillement de l’amour devant des situations difficiles.
Et enfin, il faut agir. Il ne suffit pas de voir et de compatir, il faut faire quelque chose. Et ceux qui éclairent notre route dans la rencontre des pauvres, ce ne sont pas ceux qui ont fait la théorie de leur pauvreté, ce ne sont pas ceux qui ont expliqué les mécanismes qui sont la cause de leur pauvreté, ce sont ceux qui ont affronté leur situation en essayant de faire ce qui était en leur pouvoir. Je voudrais évoquer Paulin Enfert, bien connu à la Mie de Pain et dans ce quartier, Frédéric Ozanam, connu aussi à Paris. On pourrait évoquer la Bienheureuse Rosalie Rendu, des hommes et des femmes qui, au cours du XIXe siècle, ne sont pas restés insensibles mais ont essayé de faire quelque chose.
La deuxième réflexion que je voudrais vous proposer, c’est une invitation à secouer un peu notre manière de réfléchir. C’est ce que l’évangile fait aujourd’hui : qui est notre prochain, avec la tentation du docteur de la Loi qui voudrait bien une définition objective du prochain. Si on pouvait lui dire : il est là, alors sans doute, il ferait ce qu’il faudrait. Si nous avions une définition objective du prochain, nous n’aurions pas à le découvrir, il s’imposerait à nous. Or la réponse du Christ par la parabole du Bon Samaritain, c’est de nous faire comprendre qu’il n’y a pas de définition objective du prochain. C’est notre attitude qui définit ce qui est prochain : c’est notre capacité ou notre incapacité de nous faire proches, de nous approcher des autres. C’est nous qui définissons la distance, c’est nous qui disons : je n’ai rien à voir avec lui !
Comme moi, sans doute, hier soir vous avez entendu l’information de ce deuxième naufrage en pratiquement une semaine au large de la Sicile. Le Pape François avait exprimé comment nous pouvions être entraînés dans une mondialisation de l’indifférence, car évidemment la première fois, les journaux télévisés s’y intéressent, la deuxième fois encore un peu, mais après… Récemment, j’entendais un président d’organisation internationale qui disait : depuis quelques mois, il y a 6000 morts dans le Bassin Méditerranéen ! Qui se fait proche d’eux ? Eux essayent de se faire proches de nous, mais chez nous qui se fait proches d’eux ? Voulons-nous maintenir assez de distance pour ne pas être concernés ? Ou bien cet événement un peu exceptionnel et médiatisé peut-il nous aider à mieux regarder la réalité dans laquelle nous sommes ? Celles et ceux dont nous pouvons nous faire proches, celles et ceux qui sont au bord du chemin sont en train de perdre la vie ! L’évangile nous dit « qu’après l’avoir dépouillé, roué de coups, ils s’en allèrent en le laissant pour mort » (Lc 10, 30)
Alors à l’occasion de ce moment d’une expansion, d’un renouveau de l’accueil de La Mie de Pain, c’est une occasion pour nous aussi de raviver notre capacité à voir, notre capacité à éprouver une authentique pitié, et notre capacité à nous faire proches pour panser les plaies de nos frères.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.