Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe de la Toussaint au Sacré-Coeur de Montmartre
Vendredi 1er novembre 2013 - Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre (Paris XVIIIe)
Les béatitudes prononcées par le Christ sont souvent reçues comme paroles utopiques ou comme un jugement moral. Elles sont en réalité des paroles prophétiques et des bénédictions : avec le Christ quelque chose qui reste encore caché, est déjà à l’œuvre en ce monde pour travailler à l’avènement du Royaume à travers l’histoire des hommes.
– Ap 7, 2-14 ; Ps 23 ; 1 Jn 3, 1-3 ; Mt 5, 1-12
Frères et Sœurs,
Quand nous entendons proclamer les Béatitudes, nous pouvons difficilement éviter d’éprouver un certain malaise, en tout cas, de mesurer sans grande difficulté un décalage très fort entre ce que Jésus annonce comme le bonheur de l’homme et ce que nous, humains, nous estimons être nécessaire à notre bonheur. Ni la pauvreté, ni la douceur, ni les larmes, ni la faim et la soif de la justice, ni la miséricorde, ni la pureté de cœur, ni la construction de la paix, ni a fortiori les persécutions, rien de cela ne promet selon les critères habituels, un chemin de bonheur. Les hommes ne désirent pas cela. Aussi avons-nous tendance à écouter ces béatitudes comme une sorte d’utopie, c’est-à-dire quelque chose qui est peut-être vrai dans d’autres lieux, mais pas chez nous ! Mais dans quels lieux ? Est-ce que ce sera dans des lieux de l’histoire humaine, dans des lieux de la terre humaine ou dans un lieu complètement hors de portée, complètement idéalisé, complètement virtuel ? Ou bien peut-être les entendons-nous comme une sorte de jugement moral porté sur ce qui nous habite, sur les désirs qui suscitent le dynamisme de l’activité humaine et qui sont forcément jugés gravement par ces paroles ?
Tant d’hommes et de femmes font des sacrifices considérables, mais dans quel but ? Pour obtenir quoi ? Pour trouver quel chemin de bonheur ? Cette difficulté, ce malaise que nous éprouvons en entendant la proclamation des Béatitudes doivent nous alerter comme la fièvre nous sert à deviner que quelque chose ne va pas dans notre organisme, comme la douleur révèle une cause inconnue. Ce malaise est révélateur de notre difficulté à recevoir cette parole du Christ pour ce qu’elle est, c’est-à-dire non pas un jugement porté sur le monde, une condamnation de tous les désirs humains, mais une prophétie et une bénédiction, c’est-à-dire la proclamation de quelque chose de neuf en train de surgir dans l’humanité, l’annonce d’un nouveau chemin de bonheur, l’appel à chercher autrement la réalisation de nos désirs. Cette prophétie et cette bénédiction ne sont pas destinées à nous condamner et à nous enfermer dans l’égoïsme de nos recherches spontanées, mais plutôt à nous secouer et à nous éveiller pour orienter notre cœur vers d’autres biens que ceux auxquels nous sommes accoutumés.
Il ne s’agit donc pas d’une parole de condamnation, pas plus que la venue du Christ en ce monde n’a été une condamnation du monde. La venue du Christ en ce monde est la promesse et l’accomplissement du Salut. La prophétie et la bénédiction qu’il prononce sur l’humanité est la promesse et l’accomplissement de quelque chose qui reste encore caché, imperceptible à nos yeux. Cette parole n’est pas une parole de désespoir, elle est une parole d’espérance. L’espérance que le Christ met en œuvre en prononçant cette parole, c’est le crédit qu’il fait à la liberté et à l’intelligence humaines de découvrir à travers son message, à travers sa vie, à travers sa mort et sa résurrection, qu’un nouveau chemin est en train de se tracer à travers l’histoire des hommes et que ce chemin, c’est celui de l’avènement du Royaume.
Le crédit que Jésus fait à l’humanité, c’est de croire que nous serons capables un jour, à mesure que nos yeux s’ouvriront, que nos cœurs se transformeront, que nos désirs se purifieront, de trouver notre joie dans ce qui, jusqu’à aujourd’hui faisait notre crainte, pour ne pas dire de ce qui représentait pour nous une horreur. Ce chemin de liberté, d’épanouissement et d’accomplissement des virtualités de l’humanité demeure largement mystérieux, non pas parce que Dieu voudrait nous le cacher, mais parce qu’il fait partie de l’histoire humaine de porter cette espérance d’une façon encore mystérieuse. Nous portons la certitude de la miséricorde de Dieu, nous portons la certitude du pardon que Dieu veut offrir aux hommes, mais nous portons cela dans les inquiétudes, les questionnements, les incertitudes de toute liberté humaine.
Oui, nous croyons, parce que le Christ nous l’a dit, et parce qu’il est venu le vivre parmi nous. Nous croyons que, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement. Nous sommes enfants de Dieu mais cette filiation divine, cette relation tout à fait exceptionnelle instituée entre Dieu et l’humanité à travers la personne de Jésus n’apparaîtra pleinement qu’à la fin des temps et c’est pourquoi son annonce est une espérance. Elle donne sens au temps que nous vivons. Nous vivons cette filiation divine dans le combat quotidien de la liberté, parce qu’en même temps que nous souhaitons être reconnus comme des enfants de Dieu et vivre en enfants de Dieu, nous sommes sollicités par le désir de nous conformer aux mœurs des sociétés qui nous entourent, nous sommes sollicités pour ne pas reconnaître que tout être humain sur cette terre est un enfant de Dieu appelé à la plénitude de la filiation.
Comment échapper à la question que nous voyons souvent revenir dans l’Évangile : est-ce que beaucoup seront sauvés ? Est-ce que beaucoup seront fidèles à cette espérance que le Christ leur a donnée ? Est-ce que beaucoup resteront accrochés à la bénédiction que le Christ leur a apportée ? Est-ce que beaucoup feront ce chemin progressivement pour trouver leur joie dans ce que tout le monde reconnaît comme une source de malheur ? Nous ne le savons pas ! Mais la vision de l’Apocalypse nous fait reposer cette question, non pas en terme de sélection où il s’agirait de mesurer les mérites des hommes et de nous apercevoir qu’il y a très peu d’hommes et de femmes qui méritent réellement cette sainteté, mais au contraire en nous faisant apparaître la plénitude incommensurable de la miséricorde de Dieu qui appelle une foule d’hommes et de femmes que l’on ne peut dénombrer, parce que c’est la richesse extraordinaire de sa miséricorde qui les reçoit comme des saints.
Aujourd’hui où nous célébrons cette fête de la Toussaint, en vénérant les reliques de sainte Thérèse-de-l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, nous devons garder présent à l’esprit la ligne spirituelle par laquelle sainte Thérèse, à partir d’une vision très morale de la suite du Christ, a progressivement accédé à une vision surnaturelle parce qu’elle a découvert que ce que Dieu aimait en elle, cela n’était pas ce qui lui faisait défaut, mais c’était ce qu’elle était, c’est-à-dire une petite enfant qui s’en remettait pleinement à l’amour de son père. Et c’est ainsi qu’elle a découvert que pour elle, le chemin de sa vocation, sa vocation propre, c’était l’amour.
Prions-la, demandons-lui d’intercéder pour nous, comme nous demandons à tous les saints qui nous ont précédés, de nous aider peu à peu à reconnaître la puissance du pardon de Dieu à l’œuvre et à nous faire trouver notre joie et notre bonheur dans le partage que nous vivons de la mission du Christ jusque dans sa souffrance, dans sa mort et dans sa résurrection.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.