Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à la Sainte-Trinité pour le centenaire de la consécration de l’église – Solennité du Christ-Roi - Année C

Dimanche 24 novembre 2013 - Sainte-Trinité (Paris IXe)

Le Christ ne règne pas à la manière des puissants de ce monde, mais par la domination de l’amour. Essayer d’être disciples et témoins du Christ dans la société ce n’est donc pas chercher à dominer mais c’est mettre en pratique l’amour à travers nos comportements et nos organisations, la faiblesse de nos moyens.

 2 S 5, 1-3 ; Ps 121, 1-7 ; Col 1, 12-20 ; Lc 23, 35-43

Frères et Sœurs,

Quand les anciens des tribus d’Israël viennent chercher David pour en faire leur roi, leur premier désir est que ce roi leur donne un statut comparable aux peuples qui les entourent. Ils veulent un roi comme les autres peuples ont un roi, ils espèrent que cette royauté de David les fera reconnaître comme un peuple comparable aux autres et leur donnera un statut dans les conflits et les tensions qui règnent autour d’eux. Bien sûr David accomplira cette mission, mais déjà nous l’entendons dans le second livre de Samuel, la royauté à laquelle Dieu destine David n’est pas simplement cette royauté politique. Dieu veut que David soit le Pasteur d’Israël, son peuple. Et s’il doit être le chef d’Israël, ce n’est pas pour affirmer qu’Israël est un peuple comme les autres, mais pour affirmer qu’Israël est le peuple de Dieu. Ainsi, nous sommes invités à découvrir, comme Israël tout au long de son histoire, que le Règne de Dieu sur le monde ne se compare pas à la domination politique d’une nation, d’un dictateur ou d’un chef qui dominerait les autres et qui imposerait sa loi à l’humanité. Nous avons malheureusement, au cours du XXe siècle, connu quelques exemples de cette prétention à établir un royaume pour mille ans comme on disait du IIIe Reich, ou à établir une domination universelle comme Staline supposait qu’il pourrait le faire avec le communisme.

Placer le Christ dans la catégorie royale en le déclarant Roi de l’Univers, ce n’est pas le mettre en concurrence avec des dictateurs ou des conquérants tels que l’histoire en a produits. En faisant inscrire au-dessus de la croix « Jésus de Nazareth, roi des Juifs », Pilate posait un acte de dérision non seulement à l’égard de celui qui était crucifié, mais encore à l’égard du peuple juif. Voilà le roi que les Juifs méritent, semblait dire cette inscription, et voilà la royauté à laquelle il prétend. Les gens qui étaient au pied de la croix, le peuple qui assistait à ce spectacle n’étaient pas loin de partager les sentiments de Pilate quand ils s’adressaient au Christ, ou quand ils commentaient la situation en disant : s’il est le Messie, qu’il descende de sa croix et qu’il se sauve. Autrement dit -et nous en aurons encore la trace après la résurrection quand Jésus rejoindra les disciples sur le chemin d’Emmaüs- nous croyions, nous, qu’il allait rétablir le royaume d’Israël. Jusque, et y compris au moment de sa crucifixion, l’attente spontanée peu critique du peuple à l’égard du Messie, c’est l’attente d’un chef capable de rétablir Israël dans ses droits et de manifester qu’il y a autour de l’alliance, un peuple comparable aux autres peuples. C’est une tentation qui n’a pas disparu avec la résurrection du Christ, ni avec la Pentecôte, ni avec l’Église, ni avec l’extension de la parole de Dieu à travers le monde. Combien de chrétiens, inconsciemment, à travers les âges ont-ils rêvé que la domination de la foi sur le monde assurerait une suprématie incontestable ? Combien rêvent encore que les chrétiens porteurs de cette parole de Dieu puissent devenir des concurrents légitimes par rapport aux organisations ou aux personnages politiques ? Combien rêvent que la foi soit vraiment une idéologie pour ce monde ? Nous ne sommes pas les porteurs d’une idéologie politique. Nous sommes porteurs de la promesse de Dieu de rassembler l’univers entier sous sa domination. Et l’univers entier ne concerne pas seulement une fraction de l’humanité dans une fraction du temps, cela concerne tous les hommes et les femmes dans le temps et l’espace. Le Christ Roi de l’Univers n’est pas la figure inversée d’un règne politique ou d’un roi humain, il est la manifestation de la primauté de Dieu sur toute vie en ce monde, comme dans le reste de l’univers que nous ne connaissons pas.

Ainsi, contempler le Christ en croix, ce n’est pas entrer dans un jeu de paradoxes où nous pourrions militer pour l’inversion des valeurs, comme si l’ignominie qui marque la crucifixion était en elle-même un jugement de la gloire dont aiment à s’entourer les chefs de ce temps. Le Christ en croix est vraiment la figure du règne de Dieu sur le monde, non pas par la domination de la puissance, mais par le signe de la faiblesse offerte par amour pour les hommes. Le règne de Dieu sur le monde s’exprime forcément avec les catégories d’un vocabulaire de domination telle que nous l’avons appris de l’histoire, mais nous devons ajuster cette attente du règne de Dieu, non pas sur les nostalgies des dominations humaines, mais sur la réalité de la manière dont le Christ se présente, non seulement comme le Roi des Juifs, mais comme le Roi de l’univers, livré et crucifié par ses ennemis, offert par amour pour le salut de tous les hommes. La domination du Christ sur l’univers, ce n’est pas la domination de la puissance, c’est la domination de l’amour.

Ainsi pour nous qui sommes l’Église du Christ dans le monde de ce temps, essayer d’être disciples et témoins du Christ au cœur d’une société comme la nôtre, ce n’est pas faire apparaître une puissance supérieure à celle qui nous entoure, c’est manifester l’abandon, le don de soi, l’esprit de service, la mise en pratique de l’amour, à travers nos comportements et nos organisations. Si nous pouvons nous glorifier, comme saint Paul le dit dans ses épîtres, ce n’est pas de notre force, c’est de notre faiblesse. Si nous pouvons espérer toucher le cœur des hommes ce n’est pas parce que nous serions les plus forts, c’est parce que la puissance de Dieu éclate à travers la faiblesse de nos moyens et de nos capacités.

Ainsi, frères et sœurs, faire mémoire du siècle écoulé qui marque l’existence de cette paroisse, ce n’est pas faire mémoire de nos gloires passées, c’est faire mémoire du signe de charité que des générations successives ont mis en œuvre dans ce quartier, inventant à chaque génération les moyens nécessaires pour que l’amour de Dieu soit manifesté aux hommes. Recevons ce signe de la continuité du service de l’amour comme un appel pour nous-mêmes, pour ce temps que nous vivons et pour le temps qui vient.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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