Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à l’occasion de la fin des travaux de restauration de l’église polonaise Notre-Dame de l’Assomption – 6e dimanche du Temps Ordinaire – Année A

Dimanche 16 février 2014 - Eglise polonaise Notre-Dame de l’Assomption (Paris I)

Jésus n’est pas venu abolir la loi ou les prophètes mais les accomplir. Il attend de nous plus qu’une obéissance extérieure. C’est à une véritable conversion du cœur que nous sommes invités, pour faire de notre vie chrétienne un dynamisme permanent.

 Si 15, 15-20 ; Ps 118, 1-2.4-5.17-18.33-34 ; 1 Co 2, 6-10 ; Mt 5, 17-37

Frères et Sœurs,

Dans l’évangile de saint Matthieu que nous lisons tout au long de cette année liturgique, la vie publique de Jésus commence par la proclamation des Béatitudes, qui sont comme le programme de ce qu’il va annoncer et réaliser durant sa mission. Mais il ne suffit pas aux disciples réunis sur la montagne autour de Jésus qu’ils aient entendu les Béatitudes et qu’ils aient essayé de les comprendre. Il faut préciser et expliquer comment cela va se traduire dans la vie de chacun et de chacune. En entendant les Béatitudes, les disciples avaient le sentiment d’entendre quelque chose de radicalement nouveau, tout à fait autre chose que la répétition perpétuelle des commandements tels que les rabbins pouvaient le faire à travers leur enseignement. Cela voulait-il dire que l’enseignement des rabbins était supprimé, que la loi était abolie ? Ou bien cela voulait-il dire autre chose ? Ce que nous venons d’entendre, c’est précisément comment Jésus explique à ces Juifs tous pétris de la loi et des commandements, ce que signifie son appel et comment ils peuvent devenir vraiment disciples de la Parole de Dieu. Il ne s’agit pas d’abolir la loi ou les prophètes, mais de les accomplir. Qu’est-ce que la loi ? Quelle fonction la loi remplit-elle dans l’existence des hommes ? La loi définit ce qui est permis et ce qui est interdit. Elle est comme une sorte de rempart qui protège l’homme de ce qui peut être mauvais pour lui et l’invite à faire ce qui est bon - à condition évidemment que la loi ne soit pas elle-même pervertie par ceux qui l’ont faite ! Mais en supposant que la loi est bonne, comme la Loi de Dieu était bonne, - les commandements ont été donnés par Dieu aux hommes sur le Mont Sinaï pour que ceux-ci puissent conduire leur vie selon sa volonté -, alors cette loi définit ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Et nous comprenons bien, quand nous regardons notre propre vie, - et saint Paul l’explique largement dans son épître aux Romains -, que cette loi peut avoir un effet néfaste sur la conduite de notre vie, dans la mesure où la loi fait apparaître ce qui est mauvais. La loi fait surgir les conduites interdites, et donc révèle le péché qui réside au cœur de l’homme. Mais révéler le péché au cœur de l’homme, cela ne le sauve pas, cela lui donne au besoin, des motifs de changer sa manière de vivre. Révéler le péché ne sauve pas l’homme. Ce qui compte, c’est de le libérer, c’est d’arracher le péché pour redonner à l’homme une liberté complète. C’est ce que Jésus va opérer à travers sa mission, en particulier à travers sa mort et sa résurrection. Par sa mort et par sa résurrection, il nous rend la liberté des enfants de Dieu. Il n’abolit pas ce qui est bon ou ce qui est mal. Le bien et le mal subsistent, il y a toujours des interdits dans notre vie, mais ce n’est pas cela qui devient le levier du Salut. Le levier du Salut, c’est le changement profond du cœur, c’est-à-dire la capacité que nous avons de ne plus régler notre vie simplement sur des commandements mais par le choix intérieur de notre liberté.

Évidemment, ce chemin que Jésus ouvre devant ses disciples est infiniment plus difficile. Il n’est pas très difficile de reconnaître ce qui est autorisé et interdit, et d’essayer de s’y conformer. C’est une observance extérieure ! Nous pouvons obéir aux commandements de Dieu, aux commandements de l’Église, faire ce qui est demandé, sans que notre cœur soit changé. Nous pouvons le faire simplement par obéissance, comme des gens le font par contrainte. Ce que le Christ attend de nous, ce n’est pas simplement que nous soyons obéissants aux commandements, c’est que nous les choisissions de l’intérieur. Si notre cœur est habité par la haine ou par la violence, c’est à ce moment-là que la Parole du Christ appelle la liberté de l’homme au plus profond de lui. « Si quelqu’un maudit son frère il sera passible de la géhenne de feu. … Donc si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5, 23-24). « Tout homme qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal. Si quelqu’un insulte son frère il en répondra en grand conseil » (Mt 5, 22). Si quelqu’un maudit son frère, c’est du cœur que sort le mal, ce n’est pas de l’extérieur ! On peut avoir une conduite à peu près régulière et conforme à la loi sans que cette conduite soit animée par le désir d’une vraie liberté, par le désir du cœur. Ainsi, Jésus nous invite non pas simplement à observer les commandements, - bien sûr il souhaite que l’on observe les commandements et lui-même les observe -, mais il nous invite à aller plus loin, à changer notre manière d’être, à changer le fond de notre cœur. Ce chemin de conversion intérieure, qui ne se contente pas des observances extérieures mais qui fait appel en nous à ce qui nous motive et nous attire, à ce qui est le cœur de notre liberté, est un chemin infiniment exigeant. Il est relativement facile de se tenir à jour vis-à-vis des règlements. Mais on ne peut jamais se tenir à jour vis-à-vis de l’amour, l’amour n’a pas de limites. Nous sommes toujours en chemin de perfection si c’est l’amour qui est demandé dans notre vie. On peut être régulier sans aimer, on ne peut pas suivre le Christ sans aimer. Et c’est ce chemin, cette exigence - qu’il rappellera un peu plus tard dans le même évangile de saint Matthieu en disant « soyez parfait comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) -, sans commune mesure avec ce que nous pouvons imaginer, qui fait de notre vie chrétienne un dynamisme permanent. Nous ne pouvons jamais dire « ça y est, j’y suis », je suis chrétien et tout est accompli. Je suis chrétien, mais rien n’est accompli tant que ma vie n’est pas transformée par la Parole du Christ, tant que mon cœur n’est pas donné tout entier dans l’amour du Christ, tant qu’il reste dans ma vie une part de trouble, de négociation, de marchandage pour essayer d’échapper aux exigences de l’existence. Quand vous dites « oui » que ce soit un vrai « oui », quand vous dites « non » que ce soit un vrai « non », que les choses soient claires en vous, non seulement parce que vous obéissez aux commandements, mais parce que vous reconnaissez que votre liberté est engagée et que vous pouvez choisir ce qui vous est proposé par le Christ ou le refuser.

Cet enjeu profond de la liberté nous a été rappelé tout à l’heure par le Livre de Ben Sirac, c’est la sagesse même que Dieu met en nos cœurs : « Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu préfères. La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix. Car la sagesse du Seigneur est grande, il est tout puissant, il voit tout » (Si 15, 16-18). C’est lui qui voit, comme saint Paul le dit aux Corinthiens, « l’Esprit voit le fond de toutes choses, et même les profondeurs de Dieu » (1 Co 2, 10). Ainsi, le jugement que Dieu porte sur notre vie n’est pas simplement le jugement d’un tribunal qui constaterait que nous avons obéi ou pas aux commandements, mais c’est plus profondément un jugement qui pénètre dans le secret de notre cœur, nous fait comprendre que la conversion et l’engagement de toute notre vie à la suite du Christ dépendent du don et de l’ouverture que nous faisons de nous-mêmes.

Cette sagesse proclamée par saint Paul n’est pas la sagesse du monde, la sagesse de ceux qui dominent le monde et essayent toujours d’arranger les choses à leur manière, mais elle est l’abandon total de la puissance intérieure pour nous mettre dans la main de l’amour de Dieu. Prions le Seigneur qui éclaire notre chemin à la suite du Christ. Qu’il mette en nos cœurs le désir non seulement d’être en règle, mais surtout le désir d’être tout entiers consumés par l’amour de Dieu. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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