Homélie du Cardinal André Vingt-Trois – Messe à ND du 8e Dimanche du Temps Ordinaire – Année A

Dimanche 2 mars 2014 - Notre-Dame de Paris

A la veille d’entrer en Carême, nous sommes invités à nous demander ce qui constitue l’objet de nos inquiétudes pour demain. Quelle est la place de l’argent dans notre vie ? On ne peut servir deux maîtres.

 Is 49, 14-15 ; Ps 61, 2-3.8-9 ; 1 Co 4, 1-5 ; Mt 6, 24-34

Frères et Sœurs,

À la veille d’entrer dans le temps du carême, le temps de la conversion pour nous conduire à Pâques, la liturgie de ce dimanche nous invite à poursuivre l’écoute et la méditation du sermon sur la montagne, tel que nous le rapporte l’évangile de saint Matthieu. Au cours des dimanches précédents nous avons vu comment le Seigneur, à travers ce discours, abordait différents aspects du chemin auquel il veut appeler ses disciples, dessinant en même temps le chemin dans lequel nous sommes appelés à marcher dans notre vie chrétienne.

Ce soir, le discours que nous entendons nous frappe de plein fouet, avec l’intention certainement délibérée de la part de l’évangéliste qui a entendu le Seigneur et dont il retranscrit la parole, de mettre dans une sorte de vis-à-vis incompatible, Dieu et l’argent. L’argent est perçu dans ce vis-à-vis, dans cette opposition frontale à travers l’usage idolâtrique que l’on peut en faire. Si nous prenons l’argent comme le but de notre existence et l’élément qui domine tous les choix de notre vie, il ne s’agit plus simplement d’un moyen économique dont nous disposons pour traiter les échanges de biens entre personnes et entre groupes, mais il devient comme une sorte de Dieu, comme le veau d’Or qui avait été dressé au pied de la montagne. Et pour nous aider à entrer dans ce choc frontal, le Christ développe un discours sur la manière dont nous pouvons nous inquiéter. De quoi nous inquiétons-nous ? Et dans quel cadre temporel nous inquiétons-nous ? Nous inquiétons-nous pour demain ? Nous inquiétons-nous de ce que nous aurons demain ? Cette question est sous-jacente à quantité de problèmes auxquels notre société est confrontée. On décrit souvent volontiers notre société française, comme une société morose, habitée par l’incertitude du lendemain, et comme vivant dans une sorte de mélancolie et d’angoisse. Peut-être que si on connaissait mieux l’histoire, on se rendrait compte que, à tout prendre, le temps que nous vivons recèle moins d’inconnus et moins de périls immédiats que nos ancêtres ont pu en connaître. Sans remonter à la nuit des temps, mais simplement un siècle ou deux en arrière, il suffit de lire un peu les histoires, les biographies, les romans du XIXe siècle ou du XXe siècle pour voir comment toute une part de la population était soumise à une incertitude complète sur son avenir.

Et nous, depuis quelques dizaines d’années, en gros depuis les années 1950, nous vivons dans ce qu’il est convenu d’appeler l’État providence, c’est-à-dire avec la garantie que le pouvoir public va assurer notre avenir. Certes, nous ne sommes pas innocents, nous savons bien que pour assurer cet avenir, l’État va être obligé de trouver des ressources qui sont les nôtres. Mais s’il a pour fonction de développer une plus grande équité, une plus grande justice dans la répartition des moyens, toujours est-il que l’on a cru que tout était garanti. Et progressivement, depuis quelques années, on découvre que rien n’est garanti ! Certes on sait très bien qu’il y a des moyens d’aides sociales qui se développent, mais on sait très bien aussi qu’on est à la merci d’une crise plus ou moins grave qui réduira ces aides sociales à peu de chose, ou qui les consommera aussitôt qu’elles auront été données. Ainsi, notre pays est l’un des pays d’Europe où l’épargne privée est la plus forte, avec ce vieux réflexe français qui nous fait croire, comme l’écureuil jadis symbole d’une caisse d’épargne bien connue, qu’il faut amasser des moyens pour assurer le lendemain. Ce qui est d’ailleurs assez surprenant, c’est que plus on avance en âge, c’est-à-dire moins on a de temps à vivre, plus on est inquiet de l’avenir, ce qui est aussi une question assez troublante. Et alors on cherche : qu’est-ce qui va assurer notre avenir ? Qu’est-ce qui va nous garantir une fin de vie, sinon confortable du moins pas trop misérable. Et on développe toutes sortes de moyens pour essayer d’apporter des solutions. Je crois que cette difficulté à laquelle notre pays est confronté nous aide à comprendre l’enjeu que le Christ a voulu mettre en valeur dans ce passage de l’évangile, en qui mettons-nous notre confiance ?

Tous les jours à la télévision, on vous propose des contrats de confiance, des garanties… Nous savons ce que l’on peut en penser. Mais ce qui est significatif, c’est que tant de gens cherchent le moyen de garantir leur avenir, étant entendu qu’ils n’attendent rien de Dieu ! C’est cela que Jésus nous dit dans l’Évangile, si nous avons vraiment foi en Dieu, si nous avons vraiment confiance en sa promesse, si nous sommes vraiment sûr qu’il n’abandonne pas ses enfants qu’il aime, pourquoi tant d’inquiétude ? Peut-être effectivement aurons-nous des lendemains moins heureux que ceux des années passées, moins confortables ? Peut-être que connaîtrons-nous des temps plus durs, cela veut-il dire que notre vie est finie ? Serons-nous dans l’échec parce que nous disposerons de moins de moyens, de moins d’argent ? Cette relative prospérité économique est-elle devenue le dieu de notre vie, au point d’y sacrifier tant de choses ? Tant de temps ? Tant d’amour ? De relations entre les époux, entre les parents et les enfants ? En sacrifiant sa santé ? Bref, d’en faire le véritable maître de notre existence ? Eh bien « on ne peut pas servir deux maîtres » (Mt 6, 24). Ou bien on déteste l’un et on aime l’autre, ou bien on s’attache à l’un et on méprise l’autre, et il faut savoir que dans la foi qui est la nôtre, telle que nous l’avons reçue d’Israël et que nous l’avons développée sous la motion de l’Esprit Saint, il n’y a qu’un seul Dieu que nous devons aimer et servir de tout notre cœur et de toutes nos forces. Et le reste, c’est le surcroît, c’est ce que nous donne le surplus de sa miséricorde et de son amour.

Alors, au moment d’entrer dans ce temps de carême, je pense qu’il est bon pour nous de nous remettre devant cette option fondamentale : qui est vraiment Dieu dans notre vie ? Est-ce le Dieu de Jésus-Christ en qui nous avons toute confiance ? Ou bien est-ce le dieu de la bourse ? « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6, 24), « ne vous faites pas tant de souci pour demain, demain se souciera de lui-même, à chaque jour suffit sa peine » (Mt 6, 34).

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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