Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à St Philippe du Roule – 1er Dimanche de Carême – Année A

Dimanche 9 mars 2014 - Saint-Philippe-du-Roule (Paris VIIIe)

L’expérience de notre liberté manifeste que nous ne sommes pas spontanément orientés vers ce qu’il y a de meilleur. Nous sommes divisés. Si le Christ nous ouvre un chemin de libération, c’est parce qu’il a lui-même voulu mener ce combat qui est le nôtre. La Parole de Dieu est porteuse de liberté et de vie.

 Gn 2, 7-9 et 3, 1-7 ; Ps 50, 3-6.12-14.17 ; Rm 5, 12-19 ; Mt 4, 1-11

Frères et Sœurs,

En ouvrant chaque année le Carême par la méditation sur les tentations de Jésus au désert, l’Église nous invite à nous remettre face à notre condition humaine, non seulement à l’état dans lequel chacun de nous trouve sa vie quand il s’examine, mais aussi face à la condition de l’ensemble de l’humanité. C’est pourquoi, cette méditation s’ouvre par le rappel du récit de la Création et de la chute originelle. C’est une façon pour l’Écriture de nous aider à réfléchir et à comprendre quelque chose de ce que nous vivons tous. Saint Paul décrira magistralement cette expérience dans l’épître aux Romains quand il dira que nous avons deux hommes en nous, un qui veut le bien et qui ne le fait pas, et un qui refuse le mal et qui le fait. À travers cette formulation tout à fait évocatrice, saint Paul met en évidence la réalité de notre expérience de la liberté. Notre liberté, c’est de pouvoir comprendre qu’il y a dans l’existence des actions, des comportements, des recherches, des désirs, qui nous conduisent à plus d’humanité, à plus de vérité, à plus de bonheur, et qu’il y en a d’autres qui nous entraînent vers moins d’humanité et vers plus de malheur. Cette comparaison entre le bien et le mal constitue le cœur de notre liberté. Celle-ci nous rend capables de choisir, d’orienter notre vie, de lui donner un sens. Or ce que cette liberté nous fait découvrir, c’est que spontanément, sans autre préparation, nous ne sommes pas nécessairement orientés vers ce qu’il y a de meilleur. Cela nous aide à comprendre comment le cœur de l’homme est habité par des désirs contradictoires. L’homme cherche, en même temps, à faire progresser la paix, l’unité, la sérénité de l’existence humaine et également il se laisse entraîner à combattre, à convoiter, à entrer dans des luttes de pouvoir pour s’approprier, pour lui seul, le bien qui est destiné à tous. Cette expérience que nous faisons tous, c’est l’expérience de l’humanité telle qu’elle est éclairée par ce récit de la chute originelle. Dieu n’a pas voulu le monde pour la mort ; Dieu n’a pas voulu le monde pour le mal ; Dieu n’a pas voulu le monde pour la souffrance, il l’a voulu pour la vie, pour le bien, pour le bien-être. C’est la liberté humaine qui entre en contradiction avec cette volonté de Dieu, et qui inscrit dans la tradition, dans la transmission de l’humanité, d’une génération à l’autre, ce désir partagé, cette division intérieure par laquelle le péché est entré dans le monde, et avec le péché : la mort.

C’est pourquoi, au moment où nous entrons dans le temps de la conversion pour nous préparer à la célébration de la Pâques, la liturgie nous remet en face de cette évidence. Si tous participent de cette division intérieure, de ce que nous appelons la tentation mais qui est en fait l’épreuve de notre liberté, si tous participent de cette division intérieure, c’est parce que tous peuvent bénéficier de la délivrance que le Christ apporte à l’humanité. Il ne peut pas y avoir de solidarité dans le bien s’il n’y a pas de solidarité dans le mal. Il ne peut pas y avoir de salut pour tous les hommes, si tous les hommes n’ont pas besoin d’être sauvés. C’est cette confrontation d’une solidarité intérieure à l’humanité qui nous conduit à la mort, dont nous faisons tous l’expérience, et qui nous fait découvrir qu’il y a une clef, non seulement pour comprendre, mais pour sortir de cette épreuve et que cette clef, c’est le Christ. C’est lui qui va vaincre le péché et la mort par l’offrande qu’il fait de sa vie, et c’est lui qui ouvre à tous les hommes de bonne volonté le chemin de la délivrance. Mais le récit des tentations au désert nous fait comprendre que ce salut apporté par le Christ n’est pas une sorte de projection magique. Le Christ ne peut pas nous sauver malgré nous. Le Christ ne peut pas nous faire vivre si nous laissons se développer dans notre histoire les germes de la division et de la mort. Et pour nous aider à comprendre combien cette délivrance s’accomplit à travers l’engagement personnel de chacun, le Christ, lui qui était sans péché et sans cette division originelle puisqu’il était le Fils de Dieu, s’est engagé, poussé par l’Esprit, dans cette lutte au désert pour éprouver en lui-même ce qu’éprouve chacun d’entre nous. Si le Christ nous ouvre un chemin de libération, c’est parce qu’il a lui-même vécu la tension intérieure de la séduction que lui présente l’esprit mauvais, le Démon. Jésus est conduit par l’Esprit au désert pour mener le combat que chacun de nous est appelé à mener tout au long de sa vie. Croyons-nous vraiment que Dieu est la source de toute vie, que Dieu est le terme de toute existence, que Dieu est l’accomplissement de toute personnalité ? Ou bien mettons-nous notre espérance dans d’autres choses, qui nous servent de paravents et d’alibis ? « Ordonne que ces pierres deviennent des pains » (Mt 4, 3). « Jette-toi en bas » pour éprouver la fidélité de Dieu (Mt 4, 6). « Prosterne-toi pour m’adorer » (Mt 4, 9). Trois tentations : profiter de la création, de l’univers pour notre satisfaction, profiter de l’amour de Dieu pour prendre tous les risques de l’existence en comptant sur Dieu pour retenir la mort, et enfin nous prosterner devant les pouvoirs de ce monde pour essayer de nous passer de Dieu. Cette épreuve nous la vivons tous d’une façon ou d’une autre. Pas tous dans les mêmes termes, pas tous dans les mêmes expériences, mais tous nous sommes tentés de nous approprier le monde et de l’instrumentaliser pour en faire notre objet. Tous nous sommes tentés de dire : si Dieu est Dieu, alors je peux mener ma vie n’importe comment, il me récupèrera toujours. Tous nous sommes tentés de courir après les succès du pouvoir pour dominer le monde.

Le Christ, en vivant ces tentations, les surmonte par le recours à la Parole de Dieu. Il nous montre que le chemin pour gagner notre liberté passe par ce combat quotidien de notre vie, où nous apprenons à identifier ce qui essaye de nous détourner de Dieu et il nous apprend à nous confier en la Parole de Dieu pour redresser notre existence.
Pendant ce temps de carême, nous sommes donc invités une fois de plus à mener ce même combat. Tout au long de notre vie, nous portons en nous cette division de notre liberté, chaque année nous sommes donc invités à puiser dans la Parole de Dieu pour reconnaître quel est le véritable chemin de notre vie.

Et je vous invite, au long de ce carême, à prêter une attention plus précise et plus régulière à cette parole de Dieu. Vous connaissez tous nécessairement quelques paroles du Christ que vous pouvez évoquer sans aucune difficulté. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimé » (Jn 15, 17) « Faites du bien à ceux qui vous font du mal » (Mt 5, 44). « Si tu es en conflit avec ton frère, ne va pas devant les tribunaux mais règle le conflit à l’amiable avec ton frère » (Mt 5, 25) etc. Cette parole de Dieu est vivante aujourd’hui, elle nous est donnée pour que nous trouvions la vie.

Chaque jour, nous pouvons soit avec l’aide des lectures quotidiennes de la liturgie, soit simplement en puisant dans notre mémoire, nous avons la possibilité de mettre notre journée sous la lumière de Dieu pour que notre liberté soit complètement engagée dans la liberté du Christ. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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