Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Jeudi saint – Messe à Notre-Dame en mémoire de la Cène du Seigneur

Jeudi 17 avril 2014 - Notre-Dame de Paris

 Ex 12, 1-8.11-14 ; Ps 115 ; 1 Cor 11, 23-26 ; Jn 13, 1-15

Frères et Sœurs,

L’heure est venue où le Christ va entrer dans sa Passion. Au cours du dernier repas qu’il prend avec ses disciples, il va poser des gestes et dire des paroles qui vont répondre à deux questions. Ces questions ne sont pas formulées mais nous pouvons les formuler en méditant les réponses qu’il y apporte.

La première question : quel est le sens de la souffrance de Jésus ? Quelle est la signification des événements dont les disciples vont être témoins pendant les jours qui suivent et comment faut-il les comprendre ? Sommes-nous simplement devant une sorte de malentendu historique par lequel des intérêts divers, comme ceux des chefs, des scribes et des pharisiens, ou ceux de Pilate et des Romains, ou ceux des Zélotes, bref des intérêts de différents groupes qui visaient à exercer un pouvoir en Israël, entrent en concurrence et en conflit avec le message du Christ ? Finalement, le Christ n’est-il qu’une victime historique d’un conflit politique dans une région qui n’a jamais cessé d’en nourrir de nombreux ? Est-ce ainsi qu’il faut comprendre la trahison de Judas ? L’empressement du Sanhédrin ? Le désengagement de Pilate au moment où il est amené lui-même à prononcer la sentence ? Le regard de la foule sur celui qui est conduit au Golgotha ? Bref, tout ce que nous contemplerons demain dans la méditation de la Passion. Tout cela n’est-il seulement qu’un épisode particulièrement triste et décevant après le grand espoir que le message de Jésus avait développé à travers ses paroles et les signes qu’il avait donnés ? Rappelez-vous les disciples d’Emmaüs : « nous pensions nous qu’il rétablirait le Royaume d’Israël ».

Cette interprétation réductrice est une tentation permanente à laquelle il n’est pas si facile de résister parce que, y résister suppose d’avoir une autre interprétation. Cette autre interprétation, c’est celle que Jésus lui-même nous invite à découvrir à travers le geste qu’il pose en lavant les pieds de ses disciples. Il prend la position du serviteur et en endossant pour lui-même la vocation du serviteur du Seigneur tel que le prophète Isaïe l’avait annoncé, serviteur fidèle et souffrant, il prend sur lui le mal du monde pour permettre au monde de vivre. La position qu’il prend physiquement en lavant les pieds de ses disciples et le commentaire qu’il fait de ce geste nous aident à comprendre que son arrestation, le procès qui s’en suivra, sa condamnation et son exécution, ne sont pas simplement des péripéties historiques comparables à tant d’autres, mais l’accomplissement à travers des événements historiques d’une vision beaucoup plus profonde et plus grande selon laquelle Dieu prend lui-même à son compte l’accomplissement de l’alliance conclue avec son peuple. Dieu prend sur lui le poids de la charge de cette alliance, il s’offre en sacrifice dans la personne du Fils, pour que l’alliance conclue entre Dieu et l’humanité puisse aboutir à son accomplissement.

La souffrance que le Christ va endurer est donc l’expression d’une vocation particulièrement profonde qui vise à manifester la miséricorde de Dieu à l’égard de l’humanité vouée à la mort. Cette position du serviteur avait été annoncée par Jésus à plusieurs reprises à ses disciples : il serait arrêté, crucifié et mis à mort. Elle était annoncée par les prophètes, elle était inscrite dans le déroulement de la révélation telle qu’Israël l’avait reçue mais elle restait voilée tant qu’elle n’était pas accomplie physiquement à travers l’expérience et le sacrifice du Christ. Ainsi, tandis que nous contemplerons la Passion de Jésus demain, nous n’aurons pas seulement devant les yeux le paroxysme de la douleur mais nous aurons devant les yeux le paroxysme de l’amour qui se transforme en service des hommes, l’offrande de l’agneau pascal immolé pour que l’humanité connaisse le Salut. C’est la seule condition selon laquelle nous pouvons regarder la croix du Christ, non pas comme un signe désespérant mais comme un signe d’espérance.

Cette clef d’interprétation nous permet de découvrir la figure du Serviteur souffrant en évoquant les prophéties d’Isaïe sur celui qui n’aura plus visage humain. Il sera déshumanisé tellement il aura été maltraité. Cette vision ouvre un champ de signification très fort dans la contemplation de la Passion du Christ.

La deuxième question à laquelle nous serions tentés de chercher une réponse : en quoi et comment ce sacrifice du Christ, cette offrande que le serviteur fait de sa vie pour la vie du monde, en quoi cet événement survenu à Jérusalem au début de notre ère concerne notre existence ? Est-ce que cela n’est pas simplement un événement historique qui concerne la vie de Jésus mais qui demeure pour nous seulement comme une image dans la mémoire ? On se rappelle que Jésus a donné sa vie. On regarde Jésus qui donne sa vie, on est, dans le meilleur des cas, touché en notre cœur par le spectacle de cet amour qui s’offre en sacrifice mais comment pourrions-nous, non seulement le connaître, le voir, le contempler, mais réellement y participer, pas simplement en spectateurs mais en bénéficiaires, chacun dans la profondeur de notre existence ?

Comment les disciples eux-mêmes, qui vont être les témoins apeurés de ce qu’il va se passer demain, peuvent-ils participer à la Passion du Christ ? Pierre avait dit à Jésus « je te suivrai partout où tu iras », mais justement, comment peut-il suivre le Christ là où il n’y a pas de chemin, sinon celui du Fils unique de Dieu et du serviteur ? Cette question de notre participation à la mort et à la résurrection de Jésus n’est pas une question simplement théorique, c’est une question tout à fait existentielle : est-ce que ces événements nous concernent ? Pas simplement à titre documentaire, pas simplement à titre de mémoire, mais réellement à titre de notre présent ! Est-ce qu’aujourd’hui, pour moi, la mort et la résurrection de Jésus est un événement qui touche ma propre existence, qui change ma manière de vivre ? La réponse à cette question nous est donnée par le geste que Jésus fait avec ses disciples en leur partageant le pain et la coupe. A travers l’absorption de ce peu de pain et de ce peu de vin, il ouvre la possibilité pour les disciples de communier déjà à l’offrande qu’il fera de sa vie dans la nuit et le jour qui suivent. Le pain qu’il leur donne à manger, c’est son corps livré pour nous, le vin qu’il leur donne à boire, c’est son sang versé pour nous. Le sacrifice qu’il va vivre sur le calvaire s’ouvre, non comme objet de contemplation et de méditation, mais comme un élément vital pour chacun de ceux qui veulent bien suivre le Christ. En partageant le pain et la coupe, il ouvre aux disciples le chemin qui va leur permettre d’être non seulement des spectateurs mais de devenir des participants de l’offrande qu’il fait de sa vie à son Père. Cette ouverture qui semble tout à fait circonscrite à un groupe restreint d’une douzaine de personnes autour de Jésus, a la vertu extraordinaire de donner une dimension universelle à la mort et à la résurrection du Christ. Ce n’est pas simplement l’événement de Jérusalem qui est important, c’est cet événement de Jérusalem ouvert à la participation de tous ceux et de toutes celles qui veulent bien se tourner vers le Christ et le reconnaître comme le Sauveur.

La Cène au cours de laquelle Jésus institue l’eucharistie, ouvre l’événement de Jérusalem à l’universalité dans le temps et dans l’espace : par sa chair, nous sommes sauvés, par le sang qu’il verse, nous sommes sauvés. Nous le sommes dans la mesure où nous pouvons recevoir ce pain et ce vin, non pas comme un symbole qui évoque vaguement une fraternité de table, mais comme la substance que nous allons recevoir, intégrer à notre propre existence et qui va transformer notre vie de l’intérieur. De la même façon que la nourriture que nous mangeons, ou les boissons que nous prenons, transforment le métabolisme physiologique de notre corps, la communion au corps et au sang du Christ transforme le métabolisme spirituel de notre existence. Il nous permet d’être en communion avec le Christ qui livre sa vie, il nous permet d’entrer dans le geste d’offrande qu’il fait au Père, et à travers cette participation à la mort du Christ, nous entrons dans la participation à sa résurrection et nous entrons dans la vie qui vient de Dieu.

Ainsi, frères et sœurs, quand nous faisons mémoire de la Cène, comme nous le faisons ce soir, comme nous le faisons chaque fois que nous célébrons l’eucharistie, comme nous le faisons chaque dimanche, nous ne faisons pas simplement une commémoration ou une évocation historique de ce qui s’est passé à Jérusalem, mais nous entrons de plain-pied dans la réalité de l’événement qui s’est déroulé à Jérusalem, c’est-à-dire un événement qui dépasse de toutes sortes de façons l’action des protagonistes immédiats. Il est évident que ni le Sanhédrin, ni Pilate, ni les Zélotes, ni les disciples, ni personne ne mesure à ce moment-là ce qui est en train de se passer pour la vie du monde, et pourtant c’est cette vie du monde qui va être transformée par la mutation qui va s’opérer à travers la décision de la mort du Christ : il devient le serviteur souffrant, l’agneau pascal par lequel la vie est rendue au monde.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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