Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à St Vincent de Paul - 5e Dimanche de Pâques - Année A
Dimanche 18 mai 2014 - St Vincent de Paul (Paris X)
L’objet de notre foi, plus que le résultat, c’est le chemin, c’est Jésus lui-même qui nous conduit au Père. Quelles sont les œuvres du Christ ? C’est la construction de son Église dont nous sommes les pierres vivantes. Ce sont aussi ses transformations progressives dans la communion de la charité.
– Ac 6, 1-7 ; Ps 32, 1-5.18-19 ; 1 P 2, 4-9 ; Jn 14, 1-12
Frères et Sœurs,
Tout au long du temps pascal, la liturgie du dimanche nous invite à contempler le Christ Ressuscité, d’abord en évoquant les apparitions du Christ, puis sa mission de pasteur, et maintenant en contemplant celui qui nous fait connaître le Père : « Philippe ! Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Évidemment, cette affirmation de Jésus porte pour tous ceux qui l’entendent, et pour nous qui la recevons aujourd’hui. C’est la question de la foi : que croyons-nous ? Qui croyons-nous ? En qui croyons-nous ? Et qu’attendons-nous de la foi ? Attendons-nous de la foi une science particulière ? Une connaissance particulière sur l’avenir ? Sur l’avenir de l’humanité ? Sur l’avenir de nos proches ? Sur notre propre avenir ? Attendons-nous de la foi qu’elle nous apporte les réponses à toutes les questions ? La manière dont Thomas pose la question nous aide à comprendre nos propres questions. « Nous ne savons même pas où tu vas. Comment pourrions-nous savoir le chemin ? » (Jn 14, 5). Comment pourrions-nous construire le chemin de notre vie si nous ne connaissons pas le terme, si nous ne savons pas ce qu’il va arriver, si nous n’avons pas de renseignement sur l’avenir ? La réponse de Jésus, c’est le contenu même de notre foi : il ne nous demande pas de connaître la fin de toutes choses, il nous demande de lui faire confiance. L’objet de la foi, ce n’est pas le résultat final, c’est le chemin, c’est-à-dire Jésus lui-même. Croire au Christ, ce n’est pas prendre des arrangements pour l’avenir, c’est reconnaître dans le présent que Dieu agit dans notre vie comme il agit dans l’histoire des hommes, comme il agit à travers l’existence de Jésus de Nazareth, comme il accomplit « ses œuvres ». « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu dis que tu n’as pas vu… Si vous ne croyez pas en moi, croyez au moins à cause des œuvres » (Jn 14, 10.11). Ce que Dieu nous demande, ce n’est pas d’avoir une connaissance extraordinaire et exceptionnelle de toutes choses, c’est de faire confiance à la personne de Jésus qui nous révèle la figure du Père, la figure de Dieu qui aime l’humanité. Croire dans le chemin est plus important que de connaître le terme du chemin. Notre foi aboutit à ce chemin par lequel Dieu conduit les hommes et ce chemin, c’est Jésus lui-même.
Ainsi, nous découvrons d’une manière plus profonde que devenir chrétien, c’est entrer avec le Christ dans le chemin qui conduit au Père, c’est reconnaître dans la personne du Christ ce chemin. Comment pouvons-nous connaître les œuvres de Dieu accomplies dans le Christ ? « Croyez au moins à cause des œuvres » ! Mais que connaissons-nous des œuvres du Christ nous, aujourd’hui ? Avons-nous des moyens de les connaître, comment peuvent-elles apparaître dans notre vie ? Nous devons regarder la génération des apôtres confrontée à l’absence de Jésus. Jésus est retourné auprès du Père, il n’est plus visible. Alors quelles œuvres nous donne-t-il à voir ? Elles sont de deux types.
Le premier type d’œuvre, c’est le peuple qu’il a constitué lui-même autour de lui, ce peuple saint, cette nation sainte, comme nous dit l’épître de Pierre. Ce sont ceux qu’il a appelés à devenir les membres de son Église. Lui, qui est la pierre vivante, la pierre angulaire sur laquelle se construit l’édifice, associe dans cette construction tous les membres de son corps qui croient en lui et qui deviennent à leur tour des pierres vivantes. Ce qui nous permet de comprendre que le Christ est à l’œuvre aujourd’hui, ce n’est pas de voir des choses mystérieuses, c’est de voir simplement que le peuple chrétien constitué par la parole du Christ, rassemblé par sa parole, uni dans son amour, constitue un corps vivant. L’œuvre s’accomplit aujourd’hui à travers l’œuvre de son Église, c’est-à-dire à travers l’existence que les chrétiens construisent jour après jour dans la fidélité à l’Évangile. Si nous pouvons croire, ce n’est pas par une révélation extraordinaire, c’est par la constatation de cette vitalité de l’Église. C’est un mystère. On me dit de tous côtés depuis longtemps que nous sommes entrés dans l’ère postchrétienne, dans la fin du christianisme, dans l’effacement de la religion. Pourtant, dimanche après dimanche, je passe dans les paroisses de Paris, et je découvre que la fin du christianisme n’est pas arrivée, que nous ne sommes pas encore dans l’ère d’après le christianisme. La foi n’a pas disparu du peuple de Paris. Elle n’est pas simplement comme un organe témoin de quelques vieilles personnes nostalgiques de leur enfance. A travers les générations qui constituent une société depuis les plus anciens jusqu’aux plus jeunes, depuis les enfants que l’on porte encore sur les bras jusqu’aux vieillards fatigués par toute leur existence, nous constituons un peuple qui mêle les générations, les expériences, les états de vie. Ce peuple, ce sont les pierres vivantes de l’Église, ce sont les œuvres du Christ aujourd’hui pour manifester que sa puissance de résurrection est toujours en action. Oui, la foi chrétienne, c’est d’abord reconnaître cette œuvre du Christ.
Le deuxième signe de cette œuvre du Christ, nous le découvrons dans le fait que, par le don de son Esprit au moment de la Pentecôte, il a rendu l’Église naissante, capable d’adapter ses conditions de fonctionnement et de vie aux conditions dans lesquelles elle se trouve. Nous en avons un exemple avec le récit des Actes des apôtres. Dès la première génération apostolique, la communion ecclésiale est soumise à des tensions, des revendications, des difficultés pratiques qui sont le propre de toute société vivante. Quantité de gens se sont rattachés à cette Église, -on nous dit le « nombre des disciples augmentait »- c’étaient des gens d’une culture différente, de langue grecque, qui n’étaient pas des Juifs de Palestine. D’un seul coup on voit donc surgir entre ces cultures, ces manières de comprendre la vie, des compétitions, des tensions, des jalousies. Alors, la société que le Christ a fondée pour être son Église va-t-elle gérer ces difficultés normales de la vie selon les procédures de la société politique ? Ou bien va-t-elle trouver des chemins pour surmonter ces tensions, pour permettre à tous de trouver leur place dans la communauté ? Voilà que Pierre réunit les apôtres autour de lui. Ils cherchent ensemble et trouvent une solution en choisissant sept hommes pour rendre les services nécessaires pour que les fidèles de langue grecque trouvent leur place à côté des fidèles de langue hébraïque. C’est la première étape d’une organisation de l’Église. Ce n’est pas simplement une organisation fonctionnelle de la charité. C’est par le don de l’Esprit que ces hommes vont recevoir par l’imposition des mains, qu’ils vont devenir les serviteurs de la communauté et se mettre au service de cette communion.
C’est une œuvre du Christ de nous faire comprendre que ces transformations progressives du fonctionnement d’une communauté chrétienne ne sont pas des décisions bureaucratiques mais sont une façon spirituelle de faire face aux difficultés du moment, de les assumer, de les réfléchir, de prier, de se mettre d’accord ensemble sur la manière de les résoudre. Ainsi se constitue une nation sainte qui n’est pas simplement une population politique mais une communion dans la charité. Cette communion dans la charité s’organise par le don de l’Esprit.
Frères et sœurs, nous sommes invités à notre tour à devenir les témoins de cette vitalité de l’Église par la manière dont nous accueillons l’Évangile et dont nous lui rendons témoignage à travers les circonstances de notre vie. Nous sommes appelés à devenir les témoins de cette communion ecclésiale qui surmonte les différences, les conflits, les difficultés, non pas par la victoire d’un groupe sur un autre mais par le progrès dans la communion grâce à l’intervention de l’Esprit Saint et de la prière organisée pour monter progressivement dans la qualité de la charité.
Aujourd’hui nous sommes invités, -dans un monde pour qui la présence du Christ est aussi ésotérique et mystérieuse qu’elle pouvait l’être au moment où il était sur la terre-, à faire des œuvres « plus grandes » encore comme nous dit l’évangile, c’est-à-dire à laisser l’Esprit Saint transformer notre manière d’être. Que nos communautés chrétiennes soient davantage comme des laboratoires des relations sociales, laboratoires dans lesquels le critère principal de fonctionnement n’est pas le rendement, l’efficacité, la compétition, mais la charité et la communion ! Que le Seigneur nous donne de progresser dans cette charité vécue qui fait vraiment de nous un peuple racheté, une nation sainte, un peuple qui appartient à Dieu pour annoncer les merveilles de celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière ! Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.