Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame de Paris – 22e dimanche du temps ordinaire – Année A
Dimanche 31 août 2014 - Notre-Dame de Paris
L’annonce du Messie souffrant pour Jésus provoque une résistance chez les disciples parce qu’ils perçoivent aussitôt que ce chemin de souffrance sera aussi le leur s’ils veulent suivre Jésus jusqu’au bout. Cette réaction est aussi souvent la nôtre. Professer notre foi ne peut jamais être dissocié d’une véritable conversion du cœur et de notre manière de vivre.
– Jr 20, 7-9 ; Ps 62, 2-6.8-9 ; Rm 12, 1-2 ; Mt 16, 21-27
Frères et Sœurs,
Vous vous souvenez que dimanche dernier l’Évangile nous avait rapporté ce que l’on appelle habituellement la profession de foi de Césarée. Elle nous est rappelée au début de la lecture du passage de ce jour : « Pierre avait dit à Jésus, tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Voyons comment cette profession de foi de Pierre, qui lui est inspirée par Dieu lui-même d’après ce que Jésus lui dit, marque un tournant dans l’itinéraire du Christ, et dans l’itinéraire de ceux qui le suivent, ses disciples. On peut comprendre que Pierre, en faisant cette profession de foi, s’appuie sur les signes que Jésus a donnés au long de sa vie publique, sur les miracles qu’il a accomplis, sur la vigueur de son enseignement, bref sur le chemin qu’ils ont parcouru ensemble. Ce chemin, avec les signes de puissance qui ont été donnés par le Christ, construit plus ou moins consciemment chez Pierre l’image d’un messie qui vaincra les difficultés de ce monde. Cette image rejoint l’attente séculaire d’Israël qu’un Messie viendra rétablir le royaume de David.
Mais cette profession de foi que l’on peut reconnaître comme une sorte d’aboutissement et de fruit des événements vécus avec Jésus, marque aussi le commencement d’un autre chemin. C’est cela que Jésus commence à dévoiler à ses disciples en leur annonçant son procès, sa mort et sa résurrection. Ce « programme » de l’accomplissement messianique ne correspond pas du tout à ce que Pierre, et ceux qui l’entourent, pouvaient imaginer quand ils parlaient du Messie, et on comprend ainsi que Pierre essaye de l’en détourner Jésus : « cela ne t’arrivera pas » (Mt 16, 22). Ce malentendu entre l’attente, l’expression spontanée de Pierre, et la réalité à laquelle Jésus veut les préparer progressivement n’est pas simplement, comme nous le montre la suite de la discussion, une défaillance de l’intelligence, il ne s’agit pas de voir que Pierre n’a pas compris. On sait bien qu’il n’a pas compris et que ceux qui l’entourent ne comprendront pas tant qu’ils n’auront pas reçu l’Esprit-Saint. Mais qu’est-ce qui retient Pierre et les autres d’adhérer à cette figure du Messie ? Quelles sont les résistances qui se manifestent en eux pour se détourner de ce chemin d’humiliation, de sacrifice et d’offrande de sa vie ? Peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes, mais Jésus va le leur révéler : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24). Ce qui les conduit à rejeter cette figure du Messie humilié c’est que, consciemment ou non, en tout cas confusément, ils pressentent que s’ils adhérent à ce programme de l’accomplissement messianique, c’est leur propre vie qui va être transformée. Il ne s’agit pas simplement de savoir s’ils croient ou s’ils ne croient pas à telle ou telle définition du Messie, s’ils sont capables de comprendre tous les présupposés scripturaires et théologiques qui vont soutenir cette vision du messie, il s’agit de comprendre que ce qui obscurcit leur intelligence, ce qui les retient d’adhérer, c’est précisément qu’ils ne veulent pas perdre leur vie, c’est précisément qu’en suivant le Christ avec toute leur générosité, ils ne suivent pas simplement la destinée de Jésus de Nazareth mais ils suivent aussi un projet qui concerne leur propre vie, comme cela sera manifesté par la demande de la mère des fils de Zébédée « qu’ils soient assis l’un à ta droite, l’autre à ta gauche quand tu seras dans ton royaume » (Mt 20, 21). C’est cela qu’ils ont du mal à accepter et c’est cela que Jésus leur annonce. Il ne leur annonce pas simplement ce qui va lui arriver à lui, Jésus de Nazareth, il leur annonce que ceux qui le suivent, c’est-à-dire eux, vont connaître le même sort, qu’ils auront aussi à prendre leur croix et à livrer leur vie s’ils veulent être unis avec lui.
Il me semble que si nous percevons bien cette incapacité des disciples à entrer spontanément dans ce chemin difficile, nous percevons aussi à quel niveau de profondeur se situent nos propres difficultés par rapport au Christ. Les principales erreurs que nous commettons, ou les principales résistances que nous éprouvons, ne concernent pas simplement la vie de Jésus, ou plus exactement quand elles concernent la vie de Jésus, elles concernent aussi notre propre vie. Si nous avons du mal à reconnaître le Messie, Fils de Dieu, dans Jésus de Nazareth, crucifié, mort et ressuscité, ce n’est pas simplement parce que c’est difficile à comprendre, c’est aussi parce que cela nous dévoile le chemin de notre propre vie. Si nous voulons sauver notre vie, c’est-à-dire si nous voulons participer à la résurrection du Christ, si nous voulons vraiment surmonter ce qui constitue les forces de mort dans notre existence, il faut que nous acceptions de suivre le chemin du Christ, que nous nous renoncions nous-mêmes et que nous prenions notre croix.
C’est pourquoi dans l’expérience chrétienne, la profession de foi n’est jamais dissociable, ni dissociée des manières de vivre. On ne peut pas porter une profession de foi pleine et entière à la personne du Christ mort et ressuscité en voulant conduire notre vie comme si nous avions la possibilité d’échapper à la mort. C’est ainsi que saint Paul, dans son épître aux Romains, exhorte ses frères à offrir leur personne et leur vie en sacrifice saint capable de plaire à Dieu : « transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Rm 12, 2). Le chemin de notre vie chrétienne est simultanément une profession de foi en la personne de Jésus de Nazareth, Fils de Dieu, Messie d’Israël, Sauveur du monde, et, en même temps, transformation de notre vie, renouvellement de notre façon de penser et d’agir, de telle façon que chaque jour nous ne soyons pas simplement des gens qui ont d’un côté une parole de foi qui s’exprimerait, parfois laborieusement, dans la prière et puis à côté de cela une façon de vivre qui ne s’inquiète pas trop de savoir ce que Dieu attend de nous. Je ne peux pas dire que je crois au Christ si je ne cherche pas ce que Dieu attend de moi, aujourd’hui, dans mon existence. Professer la foi au Christ, vouloir être de ses disciples, essayer de marcher à sa suite, ce n’est pas simplement une intention du cœur, c’est une transformation de la manière de vivre, c’est une conversion à ce qui plait à Dieu.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois