Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe des Ordinations diaconales des Mission Étrangères de Paris (MEP) à ND – Fête de la Croix Glorieuse
Dimanche 14 septembre 2014 - Notre-Dame de Paris
Dieu ne vient pas extraire l’humanité de ses souffrances mais les partager en envoyant son Fils unique pour sauver le monde. Annoncer le Christ Sauveur, c’est à son exemple accepter d’être envoyé parmi les hommes pour partager leur vie et leurs souffrances. Les missionnaires sont appelés à ce don dans des pays lointains.
– Nb 21, 4b-9 ; Ps 77 1-2.34-38 ; Ph 2, 6-11 ; Jn 3, 13-17
Frères et Sœurs,
Dans nos pays de tradition chrétienne, la croix est tellement acclimatée à nos repères, à nos paysages, à nos édifices, que l’on finit par ne plus la remarquer, ou du moins on finit par perdre le choc que représente pour des êtres humains raisonnables, de voir figurer le signe du salut par un signe de supplice et de mort. Ceux qui exercent la mission dans d’autres cultures, comme les pères des Missions Étrangères de Paris, ont sans doute l’occasion de mieux comprendre à partir des réactions des personnes auprès desquelles ils vivent, ce qu’il peut y avoir de provoquant dans le signe de la croix. Comment pouvons-nous annoncer le salut, le bonheur, la vie, en brandissant comme emblème le signe de la souffrance et de la mort ? Nous le savons bien, l’attachement des chrétiens à ce signe n’est pas simplement une coutume culturelle, une habitude de piété, c’est vraiment la conviction que le Christ sur la croix est le salut, est la source de la vie pour tous ceux qui lèvent les yeux vers lui.
Ils ne s’y sont pas trompés, ceux qui ont voulu faire renier les chrétiens. Ils ne s’y sont pas trompés, ceux qui ont voulu leur demander un geste exprimant le rejet de la personne du Christ, leur demandant de piétiner sa croix. Au cours des temps, dans beaucoup de pays, des hommes et des femmes sont morts martyrs pour avoir refusé de piétiner la croix du Christ en signe de rejet.
Mais cette étrangeté, ce caractère provoquant d’un signe du salut qui apparaît sous l’apparence de la souffrance, doit nous aider à mieux comprendre comment le Christ est le sauveur du monde. Vous aurez remarqué, en entendant la lecture du Livre des Nombres, et la prière du peuple qui demandait à Dieu de le débarrasser de ces serpents qui lui apportaient la mort, que Dieu n’a pas fait disparaître les serpents. Vous n’avez pas imaginé, je pense, que Dieu n’avait pas le moyen de faire disparaître les serpents ? Il faut donc que nous essayons de comprendre pourquoi ces serpents sont restés et comment Dieu a exaucé la prière de son peuple non pas en faisant disparaître, comme de manière magique, les sources de sa souffrance et de sa mort, mais en lui proposant un remède. Il donne à Moïse l’ordre de dresser un serpent de bronze et ceux qui regardent ce serpent de bronze sont guéris de la morsure des serpents vivants. Cela veut dire deux choses : d’abord, le salut que Dieu apporte n’est pas l’extraction, l’expulsion des malheurs de l’humanité, il ne fait disparaître ni nos souffrances intérieures, ni les souffrances de toute existence, ni les drames, il ne fait pas disparaître la mort. Par ailleurs, il apporte un remède à l’humanité, mais pour que le remède existe il faut qu’il soit ajusté à la menace. De même que le serpent d’airain était dressé au désert comme signe de salut pour le peuple, de même celui qui va apporter au monde l’espérance de la vie à travers les épreuves de l’existence ne peut pas être simplement quelqu’un de tout à fait étranger à ces épreuves.
C’est pourquoi, l’amour de Dieu ne vient pas extraire l’humanité de ses souffrances, mais les partager. C’est parce que Dieu a aimé le monde qu’il a envoyé son Fils pour sauver le monde. Et la manière dont le Fils a sauvé le monde ne se réalise pas en apportant des solutions automatiques et extérieures, mais en partageant lui-même la souffrance des hommes et en prenant sur lui la mort dont il vient les délivrer. Annoncer le Christ Sauveur, ce n’est pas apporter des solutions à tous les problèmes, c’est accepter de s’immerger avec les hommes dans le tissu continu de leurs épreuves, de leurs joies, de leurs travaux. C’est accepter de prendre sur soi les mêmes souffrances qu’ils connaissent, c’est accepter de donner sa vie pour qu’ils vivent.
Ainsi, quand le Christ est venu sur la terre, il a pris sur lui nos misères alors que les gens croyaient qu’il était puni pour son péché, en fait c’était notre péché qui s’exprimait à travers ses blessures. Le Christ est venu faire cause commune avec les hommes et l’Église qu’il envoie en mission ne peut pas annoncer le salut du monde autrement qu’en faisant cause commune avec l’humanité, en acceptant de partager la vie de tous ses contemporains.
Ainsi, partir en mission au nom de l’Église, ce n’est pas partir en expédition punitive pour exercer une sorte de purification morale, ce n’est pas partir en campagne de propagande pour essayer de convaincre les gens d’adopter notre point de vue. Partir en mission pour l’Église, c’est aller s’immerger dans un peuple, partager sa culture autant que nous le pouvons, partager son histoire, partager ses épreuves, et à travers ce partage laisser apparaître à quel point Dieu les aime puisqu’il a décidé d’envoyer d’autres hommes partager leurs conditions.
Cette logique de la mission chrétienne, qui échappe souvent à beaucoup, marque d’une façon particulière le don irrévocable que vous faites en vous engageant dans le diaconat, puis le sacerdoce, don irrévocable que vos anciens, dans la société des Missions Étrangères, pratiquaient selon les moyens de leur époque, en sachant que souvent ils partaient pour des pays lointains qu’ils connaissaient relativement peu, en tout cas beaucoup moins que vous ne pouvez les connaître après les périodes où vous y avez vécu, et avec la conviction que probablement ils n’en reviendraient jamais. Ils partaient pour lier leur vie et leur sort non pas à une opération de conquête, mais à un enfouissement d’amour, une solidarité indélébile avec un peuple, avec sa culture, avec son histoire, avec un pays, avec une langue.
C’est donc non seulement aujourd’hui un engagement que vous prenez globalement pour le service de l’Église, mais c’est aussi un engagement très particulier en étant envoyés vers des hommes et des femmes qui attendent de connaître le Christ, à des Églises, à des chrétiens qui existent dans ces pays, et qui ont besoin encore d’être soutenus et affermis dans leur pratique de l’Évangile, en vous mettant au service de ces Églises et en étant au milieu d’elles les témoins de cet amour de Dieu qui a été jusqu’à livrer son Fils pour que les hommes vivent.
C’est au service de cette vie de l’humanité que vous serez envoyés, c’est au service du témoignage rendu au Christ mort sur la croix, ressuscité d’entre les morts, et dont le côté ouvert a laissé percer la vie par le sang et l’eau, où la tradition chrétienne a reconnu le don des sacrements. Que notre prière aujourd’hui s’élargisse aux dimensions catholiques de l’Église, non seulement en portant dans notre prière tous ces pays auxquels les Missions Étrangères apportent leur concours, mais encore tous les chrétiens à travers le monde qui essayent d’être fidèles à l’Évangile du Christ, à la croix du Christ, au salut que le Christ veut apporter aux hommes. Ces chrétiens, sur les cinq continents, manifestent que Dieu continue d’aimer le monde et ils le manifestent en supportant parfois beaucoup de tracas, de persécutions, d’épreuves, et d’appels à renier celui qui les a appelés à la vie.
C’est donc avec une foi très profonde, une espérance fortifiée que nous prions pour que votre service soit un réconfort pour les églises dans lesquelles vous irez.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.