Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND – 25e Dimanche du temps ordinaire – Année A
Dimanche 21 septembre 2014 - Notre-Dame de Paris
Jésus recourt aux paraboles pour exprimer à ses disciples l’écart entre ce qu’il met en œuvre et les représentations qu’on peut en avoir spontanément. Ainsi, son amour, sa générosité, sa miséricorde vont au-delà de ce que nous nous représentons de la sa justice à partir de critères humains. Il n’est jamais trop tard pour répondre à l’appel de Dieu et pour en témoigner.
– Is 55, 6-9 ; Ps 144, 2-3.8-9.17-18 ; Ph 1, 20c-24.27a ; Mt 20, 1-16a
Frères et Sœurs,
En nous relatant la montée de Jésus vers Jérusalem, qui entraîne ses disciples à sa suite, l’évangile nous fait percevoir un certain nombre de situations qui éclairent la distance entre la réalité que Jésus est en train de mettre en œuvre, et la manière dont les disciples se représentent les choses.
Cette phrase : « les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers » (Mt 20, 16) est une façon d’exprimer, dans un style abrupt, le renversement que représente l’appel du Christ dans la vie de ces hommes. Selon les règles de la vie sociale, selon les règles de l’équité même, il convient que ceux qui sont les plus responsables, ceux qui travaillent le plus, ceux qui se dépensent le plus, aient un salaire ou une récompense plus grande. Et voilà que Jésus, à travers cette parabole, leur fait entrevoir ce que le prophète disait : « mes chemins ne sont pas vos chemins déclare le Seigneur » (Is 55, 8). Cela veut dire : ma manière de comprendre et de conduire le monde ne correspond pas à ce que vous attendez spontanément, et si vous voulez entrer dans les pensées et les chemins de Dieu, il faut accepter d’être décalé par rapport aux critères habituels que nous voyons fonctionner. Ce décalage est manifeste à travers cette parabole ! Et nous comprenons que le message est tellement en contradiction avec les pensées communes que le Christ l’exprime en parabole, parce qu’évidemment la parabole ne s’applique jamais littéralement, la parabole suppose un espace d’interprétation, la parabole est un message que nous devons déchiffrer, que nous devons essayer de nous approprier, elle ne peut pas être simplement une transposition littérale. Et que nous dit cette parabole ? La manière dont Dieu gère ses relations avec l’humanité n’est pas strictement conditionnée par l’image que nous nous faisons de la justice, mais par la miséricorde, par la générosité, par la surabondance de l’amour. Cette miséricorde, cette générosité, cette surabondance de l’amour ne font de tort à personne, elles ne sont pas contraire à la justice. Ce qui a été convenu est réalisé. Ceux qui se sont embauchés pour une pièce d’argent ont touché leur pièce d’argent, mais ce que le Christ veut nous faire découvrir, c’est que Dieu ne s’enferme pas dans les strictes limites de la rétribution et de la justice, il entre avec les hommes dans une relation de gratuité et de miséricorde. Il veut donner plus que ce qui a été convenu, il veut donner au-delà de ce qui est mérité, il veut montrer à travers sa façon de rétribuer les ouvriers de sa vigne qu’il n’y a pas de limite à l’amour de Dieu.
De cet enseignement nous pouvons tirer plusieurs conséquences. La plus importante, peut-être, est de nous convaincre que la miséricorde de Dieu est plus grande que l’idée que nous nous en faisons. Selon la miséricorde de Dieu, il n’est jamais trop tard. Il n’y a pas un moment de la vie où nous pourrions nous dire : maintenant c’est trop tard, les dés sont jetés, tout est fini… Nous avons tous présent à la mémoire le dialogue entre Jésus et le Bon Larron sur la croix, qui exprime d’une façon tellement aigüe cet instant de conversion ultime. Ce que nous dit cette parabole, c’est que jusqu’à la dernière heure de nos journées, jusqu’à la dernière heure de notre vie, jusqu’à l’ultime moment de notre existence, nous pouvons encore travailler à la vigne du Seigneur, nous pouvons encore répondre à son appel. Il n’y a pas un moment où nous pourrions dire : cela n’est plus pour moi, soit parce que ma vie a été tellement mauvaise que jamais elle ne pourra être pardonnée, soit parce que j’ai été si longtemps dans l’absence par rapport à Dieu qu’il n’est plus possible de renouer avec lui. Jusqu’à la dernière heure de notre vie, nous avons encore à répondre à l’appel du Seigneur : « pourquoi es-tu resté sans rien faire toute la journée ? Parce que personne ne m’a embauché, eh bien moi, je t’embauche ». Et voilà que maintenant, dans l’ultime temps, chacune et chacun est appelé à entrer dans le travail de la vigne et à recevoir la plénitude de la miséricorde. Cette conviction qu’il n’y a jamais de seuil irrémédiable, qu’il n’y a jamais d’étapes définitives qui ne puissent être transformées par un appel de Dieu et par la réponse de notre cœur, cette conviction, c’est l’espérance de notre vie. Cela veut dire que la vie humaine n’est pas enfermée dans une fatalité qui nous condamnerait au nom de ce que nous avons fait ou de ce que nous n’avons pas fait, mais qu’au contraire, à tout moment, Dieu peut venir toucher notre cœur et nous mettre debout.
Cette conviction qui éclaire la durée de notre vie dans l’espérance est en même temps une mission, car si vraiment Dieu peut appeler chaque homme et chaque femme jusqu’au dernier moment de sa vie, cela veut dire que son Église, et nous qui sommes les membres de cette Église, nous ne pouvons jamais porter un regard désespéré sur nos frères, nous ne pouvons jamais estimer qu’à partir de maintenant pour eux il n’y a plus rien à faire, il n’est plus temps de les embaucher. Si nous sommes vraiment disciples du Christ nous devons être témoins de cette permanence de l’appel de Dieu en direction de tous les hommes et brûler du désir de rejoindre tous ceux qui n’ont pas encore été appelés ou qui n’ont pas encore répondu, ou qui n’ont pas encore connu le chemin dans lequel Dieu les invite à suivre le Christ. Sur le chemin de Jérusalem, non seulement la dernière heure est encore une bonne heure pour se mettre à la suite de Jésus, mais l’ultime minute sera encore une bonne minute pour le Bon Larron quand il sera à côté du Christ crucifié.
Que cette certitude éclaire pour nous le chemin qui nous reste à parcourir, qu’elle nous motive pour aller au-devant de nos frères. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.