Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâce à l’occasion de l’inauguration de la statue de saint Jean-Paul II installée dans le square Jean XXIII
Samedi 25 octobre 2014 - Notre-Dame de Paris
La vie et le ministère de Saint Jean-Paul II nous donne l’exemple d’une personnalité à la fois proche des hommes et des femmes de son temps et en même temps en communion constante avec le Seigneur. C’est notre propre vocation chrétienne : vivre dans le Christ et donné à nos frères.
– Voir l’album-photos de la messe et du dévoilement de la statue.
– Is 52, 7-10 ; Ps 96(95) ; Jn 21, 15-17
Frères et Sœurs,
Personne n’a oublié la messe d’inauguration du ministère de Karol Wojtyla à Rome, quand il est devenu Jean-Paul II et quand il a proclamé à la face du monde cette invitation : « N’ayez pas peur ! ». En lançant ce message sur les antennes et les ondes de l’univers entier, il accomplissait la prophétie du Prophète Isaïe sur celui qui est envoyé pour apporter la consolation à l’humanité. Mais ce ministère de consolation, il ne l’a pas exercé simplement par la voie des ondes et des images, il l’a exercé physiquement en parcourant, j’allais dire tous les pays de la Terre, mais en tout cas, en visitant tous les chrétiens du monde. Par son propos délibéré d’exercer son ministère en se rendant proche des Églises dont il avait la charge, et à travers elles, des pays où elles étaient implantées, il a accompli son ministère en se rendant proche des hommes.
Quelques années auparavant, la « révolution » si l’on peut dire, avait commencé par un voyage très timide de Jean XXIII à Notre-Dame de Lorette, dans un train pontifical, et le monde entier avait découvert que le Pape pouvait exister hors du Vatican ! Avec Paul VI, son voyage en Terre Sainte il y a cinquante ans, sa rencontre avec le Patriarche Athénagoras, ses voyages notamment celui qu’il a accompli en Inde, on a découvert que le Pape pouvait exister hors d’Italie ! Avec Jean-Paul II, on a découvert que le Pape pouvait exister dans le monde entier ! Certains, plutôt à Rome il faut bien le reconnaître, trouvaient qu’il était souvent ailleurs… Lui, pensait qu’il n’était pas assez souvent ailleurs et il aurait bien voulu plus encore, si sa santé lui avait permis de parcourir le monde jusqu’au bout de son ministère, non pas par une espèce de séduction des voyages, mais comme un passionné de l’Évangile, prenant pour lui le commandement du Christ de porter la Bonne Nouvelle aux limites du monde. Il avait compris que, par-delà les quelques milliers de pèlerins qui avaient la grâce de pouvoir venir à Rome et le voir chez lui, il devait aussi aller à la rencontre de ces millions d’autres chrétiens qui n’auraient jamais eu la chance de le voir ainsi que de ces millions d’hommes et de femmes non chrétiens, mais pour qui la visite du Pape était cependant un événement. C’est ainsi qu’il est venu à Paris plusieurs fois, et c’est ainsi qu’il a visité beaucoup des pays du monde.
Mais peut-être faut-il comprendre ce qu’il essayait de faire à travers ces voyages. Il s’agissait non pas simplement d’inaugurer une nouvelle politique de communication et de proximité avec les hommes et les femmes de ce temps, mais aussi d’accomplir la mission qu’il avait reçue d’être « le pasteur des brebis du Christ ». Cette mission, comme nous l’avons entendue dans l’évangile de saint Jean, n’était pas seulement une sorte d’aboutissement d’une carrière qu’il aurait conduite avec beaucoup de prédétermination, mais un choix qui n’a pas dépendu de lui, -il a été élu par les cardinaux-, un choix qui l’a arraché à un ministère épiscopal qui le passionnait, un choix surtout qui l’a arraché à une terre à laquelle il était charnellement attaché, et pour laquelle il avait un amour sans limite, la terre de Pologne. Et s’il s’est laissé ainsi ceindre par une ceinture qu’il n’avait pas choisie, pour être conduit là où il ne voulait pas aller, simplement par obéissance et par amour pour le Christ.
Sans doute avons-nous encore la vision de l’image de Jean-Paul II au cours des célébrations qu’il présidait partout dans le monde, alors qu’il était entouré d’une foule innombrable : la simple expression physique de son corps, la concentration de son visage donnaient le signe d’une intériorité et construisaient un silence dont peu de foules peuvent se réclamer. Ce silence exprimait sans doute les sentiments que chacun portait en son cœur, mais il exprimait surtout le respect pour le dialogue que l’on supposait être le contenu de sa pensée intime dans ces moments-là. Complètement donné à cette rencontre avec la foule, et cependant comme isolé, préservé de cette rencontre par une rencontre plus profonde encore qui se jouait au niveau de son âme et de son cœur : le dialogue intime du Pape avec le Seigneur qui l’avait envoyé. Et nous savons que cette dimension contemplative de la vie de Jean-Paul II, poursuivie à travers une vie trépidante et mouvementée, n’était pas une innovation de son ministère pontifical. Très jeune déjà, au moment de son orientation vers le sacerdoce et la mission ecclésiale, il s’était interrogé : ne devrait-il pas entrer dans un monastère pour se consacrer à l’adoration de Dieu ? Et c’est au terme d’un discernement fortement accompagné, qu’il a résolu de servir Dieu en servant les hommes. Il n’est pas devenu carme, il est devenu prêtre. Mais au cœur de son ministère sacerdotal jamais la dimension contemplative et carmélitaine de sa vocation ne s’est effacée puisqu’aussi bien il a consacré une parte importante de son travail théologique à saint Jean de la Croix et ceux qui l’ont approché de près gardent le souvenir de ces longs moments de méditation, d’adoration et d’entretien avec Dieu au cours desquels il semblait comme abstrait de ce monde.
Volontairement, j’ai voulu rapprocher ces deux dimensions de la personnalité de saint Jean-Paul II, à la fois sa volonté d’être proche et de se laisser immerger dans l’humanité, et sa capacité au cœur de cette immersion, de rester accroché à la rencontre personnelle avec le Christ. Il n’est pas devenu saint parce qu’il a fait des choses extraordinaires, il n’est pas devenu saint parce qu’il a réalisé des prodiges. Ce n’est pas l’écroulement du Mur de Berlin qui en a fait un saint, il est devenu saint parce qu’il était dans la communion la plus profonde et la plus permanente avec la personne du Christ. Il est devenu saint parce que toutes les potentialités de sa riche personnalité, ses capacités de travail, de réflexion, de méditation, de création artistique et poétique, tout ce qui faisait qu’il était Karol Wojtyla a été investi et orienté vers la communion avec le Seigneur.
En méditant sur la personnalité de saint Jean-Paul II, nous découvrons une part importante de son message pour l’homme du XXIe siècle entraîné, pour ne pas dire parfois submergé, par le mouvement de la vie sociale dans tout ce qu’elle a d’agitée, d’imprévisible, de spectaculaire, quelquefois d’exhibitionniste : un appel pour chacun à retrouver un centre de gravité qui ne soit pas dispersé par la multiplicité des contacts ou par la richesse de l’existence collective, mais concentré dans l’orientation intérieure de sa liberté vers l’amour unique qui le construit. Ainsi, nous redécouvrons la double dimension de la vie chrétienne d’être tout entier repris dans le Christ pour être tout entier donné à nos frères.
Frères et sœurs, en ce jour d’action de grâce pour la canonisation de Jean-Paul II et l’inauguration de sa statue dans la Ville de Paris, dont je salue Madame le Maire, c’est une occasion pour nous de reprendre conscience de cette double dimension de la vie chrétienne, tout donner au Christ pour être tout donné aux hommes, et tout donner au Christ dans l’offrande de la Vierge Marie dont Jean-Paul II avait fait celle qui portait sa devise : « Totus Tuus ».
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.