Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe à ND – 30e Dimanche du Temps ordinaire – Année A

Dimanche 26 octobre 2014 - Notre-Dame de Paris

La multitude des commandements s’exprime en deux principaux : aimer Dieu et son prochain. Le second devient comme le révélateur du premier, en particulier à l’égard des plus faibles.

 Ex 22, 20-26 ; Ps 17, 2-4.20.47.51 ; 1 Th, 1.5c-10 ; Mt 22, 34-40

Frères et Sœurs,

La question posée à Jésus par les pharisiens revient à plusieurs reprises dans l’Évangile, elle n’a pas toujours le même sens selon les personnes qui la posent. Pour les uns il s’agit vraiment de demander au Christ quel est le meilleur chemin pour répondre à la volonté de Dieu, pour d’autres il s’agit de le mettre dans l’embarras. Pour les pharisiens, l’évangile de saint Matthieu prend soin de rapporter cet épisode après une discussion entre Jésus et les sadducéens. Il y a confrontation entre deux écoles : l’école des sadducéens et l’école des pharisiens. Le pharisien qui pose la question à Jésus veut faire ressortir la supériorité de sa tradition par rapport à celle des sadducéens. Mais la tradition des pharisiens était entrée dans un tel raffinement pour l’exégèse de la Loi reçue par Moïse au Sinaï qu’on n’en était plus aux Dix commandements mais à plus de six cents commandements, si bien qu’il devenait de plus en plus difficile pour un juif pieux et soucieux de bien vivre, d’être sûr de ne pas avoir manqué un de ces six-cents-treize commandements.

Vous avez peut-être en mémoire cette phrase de l’Évangile où Jésus dit : « Vous filtrez le moucheron et vous avalez le chameau ! » (Mt 23,24). Ainsi, la question de savoir quel est le plus important des commandements est une question très réelle pour les pharisiens. Parmi ces six-cent-treize commandements, lesquels devaient être observés par priorité par rapport aux autres ? La réponse du Christ n’est pas très originale, il reprend le premier des Dix commandements : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Mt 22,37). Et il y ajoute le second commandement qui lui est semblable : aimer son prochain comme soi-même (Mt 22,39). Il présente ces deux commandements, le commandement de l’amour de Dieu et le commandement de l’amour du prochain comme les deux principaux commandements desquels découlent tous les autres, de sorte que, si le pharisien veut vraiment avoir un point de repère pour savoir comment discerner ce qui est le plus important, il lui suffit de se rapporter à ces deux commandements. Mais il est bien évident que ce que Jésus répond aux pharisiens vaut aussi pour nous.

Qu’est-ce qui est le plus important pour être chrétien ? Quand nous examinons notre vie et que nous réfléchissons un peu, nous nous apercevons que nous avons quantité de petites habitudes, de petites pratiques, de petites dévotions qui se sont développées peu à peu à travers les âges, que l’on se transmet pieusement d’une génération à l’autre, ou qui se sont développées au cours de l’histoire de notre propre vie, et qui viennent petit à petit comme brouiller la ligne claire de ce qui est le plus important. Qu’est-ce qui est le plus important ? Aimer Dieu de tout son cœur, aimer son prochain comme soi-même. Cet amour de Dieu et cet amour du prochain se réalisent à travers diverses activités et obligations mais ce ne sont pas les conséquences qui deviennent la cause. La cause, c’est l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Ce qui a été justement perçu comme quelque chose de tout à fait original dans la réponse du Christ, c’est la conjonction de cet amour de Dieu et de cet amour du prochain, non pas comme s’il s’agissait d’ajouter un second commandement -comme si l’amour de Dieu n’était pas suffisant en lui-même- mais parce que, et nous le découvrons à la lumière de la lecture du livre de l’Exode, si l’on veut être fidèle à Dieu, si l’on veut aimer Dieu et si l’on veut vivre dans son alliance et observer ses commandements alors cela conditionne une manière de vivre avec les autres.
Autrement dit, la foi en Dieu, l’adoration de Dieu s’expriment dans notre manière de nous comporter avec les hommes. Comme saint Jean le dit dans une de ses épîtres, aimer Dieu qu’on ne voit pas, cela n’est pas très difficile, mais si on dit qu’on aime Dieu qu’on ne voit pas et que l’on n’aime pas son frère que l’on voit, alors on est un menteur (1 Jn 4,20). Dire que nous avons foi en Dieu, cela ne coûte que l’effort de le prononcer. Dire que nous croyons en Dieu, nous l’exprimons parfois par notre prière, mais traduire cette foi en Dieu dans une manière de nous comporter avec les hommes, avec nos frères, c’est regarder notre attitude à l’égard des autres comme l’élément constitutif et expressif de la relation que nous voulons entretenir avec Dieu. Cela ne veut pas dire que l’on se trompe, et que l’on va adorer l’humanité au mépris de Dieu, comme saint Paul le disait aux Thessaloniciens. Quand ceux-ci ont embrassé la foi au Christ, ils se sont détournés des idoles. Mais l’interprétation des idoles, ce n’est pas simplement quelque chose en concurrence avec Dieu, c’est aussi quelque chose en concurrence avec l’humanité. On peut très bien laisser aspirer notre vie par des objectifs, par des moyens, par des tentations, par un désir de possession qui vont à l’encontre, non seulement de la foi en Dieu mais du respect de l’humanité. L’originalité de la foi chrétienne, telle que le Christ nous invite à la vivre, c’est précisément d’entrer dans la conjonction étroite du respect et de l’adoration de Dieu en même temps que du service de nos frères. C’est évidemment logique si nous pensons au mystère de l’Incarnation. Quand Dieu envoie son Fils unique dans le monde, la réalité de la divinité se manifeste à travers l’humanité de Jésus de Nazareth. On ne peut pas dire que l’on adore Dieu qu’on ne voit pas, et rejeter Jésus que l’on voit.

En la personne de Jésus, dans l’humanité de Jésus, c’est toute l’humanité qui est comme exprimée de façon symbolique, si bien que le commandement de l’adoration et de l’amour de Dieu ne fait plus qu’un avec l’appel que Dieu nous adresse d’aimer nos frères.

Vous avez entendu dans la lecture du Livre de l’Exode : « Moïse transmettait au peuple les Lois du Seigneur ». En fait, c’est un commentaire des Dix commandements qui concerne la manière de traiter les faibles. « Tu ne maltraiteras pas l’immigré, tu n’accableras pas l’aveugle et l’orphelin, … si tu prêtes de l’argent à un pauvre n’agit pas comme un usurier, si tu prends en gage le manteau de ton prochain tu le lui rendras, s’il crie vers moi je l’écouterai » (Ex 22,20-25). Cela revient à dire : si vous voulez vraiment être le peuple d’Israël lié par les commandements de Dieu, cela doit apparaître à travers votre manière d’agir à l’égard des autres hommes. Et si nous voulons être chrétiens et exprimer notre foi au Dieu unique, nous devons l’exprimer à travers notre manière de nous comporter avec les autres. On se plaint quelquefois d’être critiqués, regardés avec jalousie, méfiance, avec mépris ou violence, mais on oublie trop facilement que ceux-là mêmes qui nous critiquent sont ceux que Dieu nous a donnés à aimer. Si leurs critiques peuvent être injustes, exagérées, délirantes parfois, elles peuvent aussi exprimer le reflet de notre faiblesse -non pas parce que nous manquerions de savoir-faire social- mais de notre faiblesse de chrétiens dont la foi n’est pas suffisamment profonde et assurée pour que être capables de vivre vraiment dans nos relations avec les autres, comme des frères.

Frères et sœurs, au moment où nous accueillons le don de la Parole et du pain vivant, nous demandons au Seigneur qu’il nous fasse comprendre comment la foi et l’amour de Dieu unique s’expriment et se manifestent dans l’amour de celles et de ceux qu’il a créés à son image et à sa ressemblance. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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