Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe solennelle en la cathédrale St Etienne de Meaux dans le cadre des commémorations de la Première Guerre mondiale et commémoration du vœu de Monseigneur Marbeau – Solennité de l’Immaculée Conception
Lundi 8 décembre 2014 - Cathédrale St Etienne (Meaux)
La commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale nous invite à reprendre conscience que la guerre frappe de nombreux pays à travers le monde. Que pouvons-nous faire face à la disproportion entre nos moyens et les puissances de mort ? A l’exemple de Marie, Dieu agit à travers les petits. En eux, l’amour devient suffisamment puissant pour vaincre la haine.
Introduction du cardinal André Vingt-Trois
Frères et Sœurs,
En célébrant cette fête de la Vierge et en accomplissant le vœu de Mgr Marbeau il y a cent ans, nous ne faisons pas simplement que prendre le temps de la mémoire, nous faisons aussi un acte présent pour nous mettre dans la dynamique de la paix que Dieu souhaite pour les hommes.
Homélie
– Gn 3,9-20 ; Ps 97 ; Ep 1,3-12 ; Lc 1,26-38
Frères et Sœurs, chers amis,
Le commencement de la Première Guerre mondiale, il y a cent ans, a plongé la ville de Meaux dans une grande inquiétude, car la bataille n’était pas à l’autre bout du monde, elle était à ses portes. Cette bataille n’était pas seulement un risque pour les militaires, c’était un risque pour tout le monde. Tout le monde pouvait trouver la mort dans cette circonstance, ce qui explique que beaucoup de Meldois soient partis en espérant trouver un peu plus loin un terrain moins dangereux que le leur.
Chers amis, vous qui êtes nés bien longtemps après cette guerre, cela peut vous paraître une histoire un peu lointaine, pas tout à fait aussi loin que les guerres napoléoniennes, mais quand même assez loin pour qu’il n’en reste plus pour vous qu’un chapitre des programmes scolaires. Mais pensez qu’aujourd’hui, dans le monde, non seulement dans les steppes mystérieuses de l’Asie Centrale, mais encore au Proche-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud et dans l’Est de l’Europe, la guerre existe, elle fait des victimes, elle trouble quantité d’hommes et de femmes, de jeunes de votre âge, elle disperse des familles, elle blesse les corps, les cœurs et les âmes ! Vous le savez, nous le savons tous puisque aujourd’hui aucun point du monde ne peut rester étranger à nous si nous passons seulement cinq minutes devant les chaînes d’information continue à la télévision ! Ne dites pas que vous croyez que la guerre n’existe plus ! Vous savez qu’elle existe et qu’elle est un événement présent, y compris pour des militaires français envoyés dans des pays outre-mer pour essayer d’apporter un peu de paix et de calme entre des populations qui ne rêvent que de s’étriper. La guerre n’est donc pas seulement chez les autres, elle n’est pas seulement pour les autres, elle est aussi pour nous aujourd’hui dans ce monde global qui est le nôtre. Tous les points de la terre sont proches de nous et nous sommes proches de tout ce qui se passe dans le monde.
Mais alors, que peut-on penser ? On peut penser que nous n’y pouvons rien, que les hommes s’entretuent, qu’ils sont saisis de furie à certains moments pour s’attaquer à leurs semblables, qu’ils ne rêvent que de détruire ceux qui sont en face d’eux… Et puis nous, grâce à Dieu, dans notre petite péninsule de l’Europe Occidentale, cela fait plus de cinquante ans que l’on vit en paix, donc on n’a qu’à ouvrir les parapluies et attendre que les morceaux retombent sur les autres… Qu’est-ce que vous pouvez faire, vous les jeunes, en dehors d’avoir de bons sentiments et de penser qu’il vaudrait mieux que tout le monde soit en paix ? Éventuellement faire quelques démarches pour aider des jeunes à travers le monde ? Mais quelle disproportion entre ce qui dépend de vous et ce qui se passe dans le monde ! Ne croyez pas que c’est seulement à cause de votre âge, c’est vrai aussi pour nous adulte ! Quelle disproportion entre cette œuvre de mort qui traverse l’univers périodiquement, mais de façon continue dans des espaces différents, et ce que chacun de nous peut faire ! Y a-t-il une commune mesure entre les moyens de destruction extraordinaires existant et la petite part de pouvoir dont dispose chacun de nous ? Aucune commune mesure, c’est un autre monde, ce n’est pas le nôtre !
Eh bien voilà, vous avez entendu dans l’évangile, une jeune fille du nom de Marie, qui vivait paisiblement à Nazareth, et pour qui les grands drames de l’humanité étaient quelque chose qu’elle ne connaissait pas. Elle n’avait aucune connaissance de ce qui se passait non seulement dans le reste du monde, mais même dans le monde romain, elle n’avait connaissance que de son petit village de Nazareth et de l’héritage lointain de l’alliance avec Dieu. Cette jeune fille qui n’avait aucun pouvoir, aucune force, aucun moyen, reçoit un message de la part de Dieu. Et quelle proportion y a-t-il entre ce message et ce qu’elle est ? L’ange lui dit : « tu vas enfanter celui qui sera appelé Fils du Très-Haut » (Lc 1,31-32), Fils de Dieu. Vous imaginez ce que cela peut vouloir dire pour elle ? Il n’y a pas de commune mesure entre ce qu’elle est, ce qu’elle peut, et ce qui lui est dit, et ce qui lui est demandé. C’est un univers différent. Alors devant cet écart extraordinaire, cette démesure, on pourrait s’attendre à ce qu’elle dise : « Excusez, vous vous êtes trompé d’adresse, adressez-vous ailleurs ! Moi je n’ai pas les moyens, je ne peux pas faire cela. » Ce n’est pas ce qu’elle dit. Elle se demande seulement comment cela va pouvoir se faire. Elle ne se demande pas si Dieu peut se tromper, elle se demande comment il va pouvoir faire. Devant le signe de la grossesse de sa cousine Élisabeth dans sa vieillesse, elle que l’on appelait la « femme stérile », Marie comprend vraiment que Dieu peut faire l’impossible. Et qu’est-ce que c’est l’impossible ? C’est faire de grandes choses avec de petites gens. « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole » (Lc 1, 38). Elle n’a pas beaucoup de moyens, elle n’a pas la force de changer le monde, elle n’a pas la force d’empêcher les gens de mourir, elle n’a pas la force d’empêcher les gens de souffrir, tout ce qu’elle a, c’est sa liberté et sa disponibilité, c’est l’ouverture de son cœur. Ce qu’elle a, elle le donne : « qu’il me soit fait selon ta parole ».
Eh bien, nous, chacune et chacun d’entre nous, nous nous trouvons dans cette démesure entre l’œuvre de mort qui traverse l’humanité et le peu de forces que nous avons pour infléchir cette violence récurrente. J’ai évoqué seulement des situations de guerre, mais nous savons que la violence n’est pas seulement la guerre, nous savons que la violence c’est aussi la haine de l’autre, le mépris de l’autre, le racisme, l’antisémitisme, l’impossibilité de respecter celui qui est comme nous, avec le triste choix qui consiste à dire : il n’est pas comme nous donc je ne le respecte pas. Cette violence qui partage le cœur de tous les hommes partage aussi notre cœur. Est-ce que nous ne pouvons rien ? Nous pouvons peu de chose si nous regardons nos propres forces, si nous regardons les moyens que nous avons de changer le monde. Mais si nous regardons cette puissance qui vient de Dieu, qui traverse l’histoire des hommes depuis les origines jusqu’à nos jours et qui est la volonté de Dieu de faire vivre le monde dans la paix, cette puissance peut transformer le cœur des hommes. Elle peut prendre des petites gens sans force et sans moyen et en faire des hommes ou des femmes qui transforment le monde. Ils transforment le monde d’abord en transformant ceux qui sont autour d’eux, mais de proche en proche, la moindre initiative de paix et d’amour construit quelque chose de neuf en ce monde. Si l’on garde à Meaux le souvenir vivant de Mgr Marbeau, ce n’est pas parce qu’il était une personnalité exceptionnelle, c’était un vieux prêtre - à l’époque ! Ce vieil homme, pris dans la tourmente de la guerre n’invente pas des choses extraordinaires, il ne sait faire qu’une chose, c’est de s’occuper des gens et de leur apporter la consolation. Il fait ce qu’il savait faire. Il va sur les quais de la gare, il s’occupe des blessés, il distribue des médailles à ceux qui vont se battre, et à partir de ces initiatives tout à fait sans proportion avec le combat qui se déroule à cinq kilomètres plus loin, il transforme quelque chose, il remet de l’espérance dans le cœur des hommes, il leur montre que la haine et la violence ne sont pas le dernier mot de l’existence humaine.
En faisant mémoire de son action et de sa présence, nous partageons la conviction qui était la sienne et qui est la nôtre : l’amour peut vaincre la mort, l’amour peut vaincre la haine, l’amour peut vaincre le mépris ; il suffit de laisser Dieu agir en nous : « voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole ».
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.