Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame pour la fête du Séminaire de Paris, du Chapitre de la cathédrale avec installation des nouveaux chanoines et prise d’aube des nouveaux maîtrisiens – Solennité de l’Immaculée Conception

Lundi 8 décembre 2014 - Notre-Dame de Paris

Les récits de la création rapportés par le livre de la Genèse nous livrent une clef d’interprétation du mystère du mal en notre monde. Mais dès le début, une prophétie révèle le projet de salut de Dieu dont Marie est une pièce maîtresse. A l’exemple de l’intervention de Dieu dans la vie de la Vierge, nous sommes invités à découvrir les signes de Dieu dans la nôtre.

 Gn 3,9-20 ; Ps 97 ; Ep 1,3-12 ; Lc 1,26-38

Frères et Sœurs,

Que le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob fût un créateur n’était vraiment pas pour surprendre les Juifs, car tout autour d’eux, les tribus qui les environnaient, les peuples au milieu desquels ils vivaient, avaient aussi leur dieux créateurs et leur petit panthéon dans lequel ils pouvaient piocher en cas de besoin. Ce qui est plus difficile ce n’est pas de créer, si je puis dire, mais c’est de bien créer ! La question n’est pas tellement de savoir si Dieu était créateur, mais de savoir s’il était créateur de tout ce que nous connaissons, le bien et le mal. Est-ce que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob est un dieu qui veut le malheur pour l’homme ? C’est à cette question-là que les Juifs croyants étaient confrontés au long des siècles à mesure qu’ils approfondissaient la révélation qui leur avait été faite. Comment pouvons-nous croire que Dieu est notre Père et notre Bon Pasteur, comme nous disent les prophètes, alors qu’Israël est soumis à des persécutions sans fin, à des combats inégaux, à des déportations, que le Royaume d’Israël lui-même n’est pas capable de maintenir son unité et qu’il se trouve divisé ? Est-ce que Dieu n’y peut rien ? Ou même pire, est-il la cause de tout cela ?

En méditant sur ces temps originels auxquels ils n’avaient évidemment pas assisté, les sages d’Israël finissent par trouver quelques chemins pour comprendre que Dieu a pu créer le monde sans vouloir la mort de l’homme. Que s’est-il passé ? C’est ce que nous racontent les premiers chapitres du livre de la Genèse, en attribuant à des anges révoltés et déçus, la responsabilité d’avoir détourné la liberté humaine et d’avoir détraqué la création originelle. Mais celle-ci n’est pas seulement détraquée par accident et pour un petit méfait qui pourrait se réparer facilement. Elle est détraquée profondément parce que la liberté humaine ne s’est pas seulement trompée sur une décision, elle a été affectée dans sa capacité à suivre la volonté de Dieu de plein cœur, et elle reste habitée de façon permanente par la tentation de penser qu’il y a quelque part quelqu’un qui peut lui donner le fruit de la connaissance qui éclairerait l’existence humaine et qui serait différent de Dieu. Voilà le drame qui nous est raconté dans les premiers chapitres de la Genèse, le drame que la mère des vivants, Eve, assume par obligation, parce que l’opposition, la violence, la subversion se sont instaurées entre le tentateur et l’humanité, même si déjà -ce sera la façon dont les générations suivantes comprendront cette explication- pointe l’espérance du Salut à travers la prophétie de la femme dont la descendance « meurtrira la tête » du tentateur (Gn 3,15). Cette prophétie annonce déjà que le Dieu de la vie, le Dieu vivant, le Dieu qui veut sauver l’homme va mettre tout en œuvre pour réaliser son projet de salut. Cependant que l’histoire des hommes se déroule et que le drame initial prend des formes multiples à travers les pays et les âges et que l’œuvre de mort se poursuit par l’adversité suscitée entre les hommes, là où ils devraient entrer dans la communion, ils deviennent étrangers les uns aux autres ; là où ils devraient coopérer pour le bien de l’humanité, ils entrent en conflit pour s’approprier le pouvoir sur leurs semblables. Alors que ce drame de l’humanité s’étend de générations en générations, la conviction que Dieu n’est pas la cause de tout cela va soutenir un regard et une interprétation de l’histoire qui vont aider les hommes à découvrir le chemin du salut.

Et si nous n’avions pas bien compris tout cela… Saint Paul nous propose une vision transhistorique : « il nous a comblés de sa bénédiction spirituelle, il nous a d’avance destinés à devenir pour lui des fils par Jésus-Christ, il nous a d’avance destinés à devenir son peuple ». Comme si, en soubassement de ce drame humain dont nous sommes à la fois les acteurs, les témoins et les victimes, la puissance de Dieu travaillait à la victoire de la vie. Comme si pendant que les libertés humaines se confrontent et s’entrechoquent, quelque chose déjà était prêt et destiné à ouvrir une nouvelle existence et un monde nouveau.

Évidemment, si nous croyons dans cette intention originelle de Dieu de se créer des fils, nous sommes conduits à comprendre les événements dramatiques de l’histoire autrement que comme un roman-feuilleton. Nous sommes conduits à comprendre qu’à travers des événements historiques qui ont leur visibilité, leurs agents, leurs partenaires, quelque chose est en jeu et dépasse ce que nous connaissons et ce que nous voyons. C’est ce qui apparaît dans le dialogue de l’Annonciation, où cette jeune fille anonyme de Nazareth reçoit le message de Dieu par l’entremise de l’Ange et entre de façon invisible et imperceptible pour tous ceux qui l’entourent, dans une aventure qui va d’abord bouleverser sa vie, et qui va aussi changer le destin du monde, sans explication simple, directe de l’ordre des événements que nous connaissons. Il faudra d’ailleurs que l’Ange se dérange une deuxième fois pour convaincre Joseph de prendre cet enfant bien qu’il ne soit pas le sien. Quelque chose est en train de se passer dans la famille de Marie et Joseph qui n’est pas du même ordre que les événements auxquels nous sommes habitués. Quelque chose de mystérieux est en train de se réaliser et ne peut se comprendre que si nous entrons dans la perspective de saint Paul qui est celle d’une vision originelle de Dieu embrassant dans un éternel présent la conclusion de l’histoire. Cette vision, nous la déchiffrons et la découvrons progressivement, génération après génération, avec beaucoup de difficultés et de souffrances. Mais Dieu sait ce qu’il veut et sait ce qu’il fait. Il sait comment il peut le faire. Marie ne sait pas comment cela va se réaliser. Nous non plus. La foi chrétienne ne nous donne pas toutes les solutions humaines des situations difficiles dans lesquelles nous sommes plongés. Elle ne nous épargne ni les erreurs, ni les fautes, ni les maladies, ni la mort. Et pourtant, elle nous donne la clef de ce que Dieu est en train de construire, pas à pas, à travers cette histoire. La mort fait son œuvre en nous, dit saint Paul, pour que la vie fasse son œuvre en vous.

Cette œuvre de vie à laquelle Marie s’ouvre par sa disponibilité, par l’ouverture de son cœur, par la simplicité de sa réponse, est pour nous une indication. Comment apprenons-nous à accueillir l’appel de Dieu à travers les événements de l’existence ? Comment apprenons-nous à reconnaître un message dans ce qui arrive et à y entendre un appel de la part de Dieu ? Comment nous remettons-nous avec foi à l’action de Dieu ? « Qu’il me soit fait selon ta parole » (Lc 1,38).

Ainsi, frères et sœurs, en célébrant l’Immaculée Conception, nous ne faisons pas simplement mémoire d’un destin exceptionnel unique et incomparable, ce qu’il est évidemment, mais nous apprenons à voir comment la volonté mystérieuse depuis l’origine du Dieu créateur change peu à peu la vie des hommes jusqu’à aboutir à la naissance de son Fils de la Vierge Marie.

Rendons grâce à Dieu qui nous permet ainsi de renouveler notre regard dans l’espérance, par rapport aux événements auxquels nous sommes mêlés, aux difficultés que nous connaissons, à l’impression parfois que nous ne pouvons rien faire et que pourtant il faut faire quelque chose, parce que : « rien n’est impossible à Dieu ».

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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