Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe du jour de Noël à Notre-Dame de Paris
Jeudi 25 décembre 2014 - Notre-Dame de Paris
L’identité du Christ est éclairée de façon historique chez Luc, et dans la contemplation du mystère de Dieu chez Jean. Le Verbe était auprès de Dieu, le Verbe était Dieu. Il a donc participé à la Création. Venu dans le monde, il n’a pas été reconnu. Les chrétiens ne le sont pas davantage quand ils témoignent de la présence de Dieu en ce monde. Nous sommes invités à faire voir quelque chose de sa présence.
– Is 52, 7-10 ; Ps 97 ; Hé 1,1-6 ; Jn 1,1-18
Frères et Sœurs,
L’enfant qui est né dans la crèche dans la nuit de Bethléem a constitué dès le début une énigme. Nous savons par le récit des évangiles comment Hérode, inquiet de la prophétie qui lui était transmise par les mages, voulait s’enquérir de savoir où était cet enfant et nous savons que très tôt les gens ont été dans la surprise devant la manière dont il grandissait, se fortifiait, « en grâce et en sagesse » comme nous le dit l’évangile de Luc, comment il répondait aux docteurs de la Loi au temple de Jérusalem au moment de sa « bar mitzvah », comment il est apparu : un homme parmi les hommes, et cependant différent des autres. C’est la conjonction de cette identité avec la nature humaine et tout ce qu’elle comporte et en même temps sa différence qui constitue l’énigme de la personne du Christ.
Cette énigme, les évangiles ont essayé de l’éclairer, chacun dans sa démarche propre, dans son style, dans son système théologique et en fonction des gens auxquels ils s’adressaient. L’évangile de Luc, dont nous avons entendu le récit de la nativité au cours de la messe de minuit, plus tourné vers des auditoires issus du paganisme va inscrire le récit de la nativité en liens avec des événements historiques, comme le recensement ou avec des personnages connus dans le monde romain, comme pour lui donner son enracinement dans l’histoire universelle. C’est par l’intervention des anges auprès des bergers que l’identité réelle de Jésus est annoncée : « il vous est donné un Sauveur » (Lc 2,10). L’évangile de Jean aujourd’hui entreprend une autre démarche : il ne se situe pas dans ce que l’on appelle traditionnellement « les récits de l’enfance », c’est-à-dire sur le début de la vie humaine de Jésus. Il se place plutôt au début de sa vie publique, comme une sorte de préface, on parle de prologue, par rapport à ce qui va être ensuite rapporté par Jean. Mais ce prologue n’est pas indifférent par rapport à la nativité du Christ puisqu’il oriente notre regard, comme le mot l’indique dès le début, vers le commencement. Le commencement, on peut le comprendre évidemment de différentes façons. D’abord, comme le commencement historique de la mission de Jésus, le moment où se situe l’intervention de Jean-Baptiste et le récit que nous en fait l’évangile de Jean. On peut situer le commencement historiquement au début de la vie de Jésus, quand il naît dans la nuit de Bethléem. Et plus largement, comme l’évangile de saint Jean nous le suggère, on peut penser au commencement de l’humanité, « au commencement le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1). D’une certaine façon, l’évangile de saint Jean nous place avant le commencement, si je puis dire, avant le début de l’histoire des hommes, dans le mystère de la richesse des relations qui existent entre les personnes divines : « le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1,1). Par ces simples mots, l’évangile de Jean introduit ce qui est et ce qui sera toujours une des difficultés principales dans la relation des chrétiens avec les autres religions en général, et avec le Judaïsme en particulier : on nous regarde comme infidèles au monothéisme strict, puisqu’on introduit dans la réalité de Dieu une pluralité de personne. « Le Verbe était auprès de Dieu », cela, tout le monde peut l’accepter ! Qu’il y ait eu quelques êtres autour de Dieu, cela ne gêne personne ! Mais « le Verbe était Dieu », cela, c’est plus difficile ! Or ce que saint Jean veut nous dire précisément, c’est que cet enfant, qui deviendra l’homme public dont la mission est introduite par ce prologue, cet enfant n’est pas seulement le fils de Marie, il est le Fils de Dieu. Et s’il est le Fils de Dieu, il partage l’éternité de Dieu. Il n’est pas Fils de Dieu simplement au moment où il entre dans l’histoire des hommes, il est Fils de Dieu de toute éternité et pour toute éternité, il est coéternel avec le Père. « Le Verbe était auprès de Dieu, le Verbe était Dieu ». Si le Verbe était auprès de Dieu et si le Verbe était Dieu, il prend part évidemment à la volonté créatrice de Dieu, au projet initial par lequel Dieu suscite les moyens de se créer des interlocuteurs dignes de lui, des êtres de raison, de liberté et d’intelligence : c’est la création de l’homme. Et si « le Verbe était Dieu » et s’il était « auprès de Dieu », il a participé à cette création de l’homme. C’est pourquoi le prologue de saint Jean décrit l’action du Verbe dans la création. « C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1,3-4). Par son incarnation, Dieu vient achever cet acte initial du commencement par lequel il a lancé dans l’univers l’épopée extraordinaire de l’humanité dont nous sommes les participants actuels. Il a lancé la vie, il a lancé le monde, il a lancé l’histoire, il a posé un acte d’espérance extraordinaire dans cette créature à laquelle il a donné la vie et la liberté.
Nous le savons, non seulement les ténèbres n’ont pas pu arrêter la lumière, mais par la mort et la résurrection du Christ, c’est comme un nouveau commencement qui est enclenché et qui relance définitivement l’alliance initiale. « Le monde ne l’a pas reconnu » (Jn 1,10), nous dit l’évangile de saint Jean, le monde ne l’a pas reconnu dans le signe que l’ange avait annoncé aux bergers : un enfant emmailloté, couché dans une mangeoire. Le monde ne l’a pas davantage reconnu dans le prédicateur qui parcourait les routes de Galilée, puis de Judée. Il ne l’a pas davantage reconnu dans celui qui produisait des signes extraordinaires, il ne l’a pas davantage reconnu dans celui qui a donné sa vie sur la croix et qui est apparu ressuscité, aujourd’hui, il ne le reconnaît pas davantage. Et ce serait une naïveté bien incompréhensible que les chrétiens d’aujourd’hui soient surpris que le monde ne les reconnaisse pas ; ce serait une chose extraordinaire que le monde n’ait pas reconnu celui qui lui donnait la vie et qu’il reconnaisse ceux qu’il a envoyés.
C’est donc très naturellement dans l’histoire de l’humanité que ceux qui témoignent de la réalité de la présence divine, ceux qui reconnaissent dans cet enfant le signe de la présence de Dieu, ceux qui vont reconnaître dans cet homme annoncé par Jean-Baptiste, Dieu présent aux hommes, ne soient pas crus, car si les hommes croyaient que la lumière est venue dans le monde, il faudrait qu’ils acceptent de reconnaître que leur manière de vivre est jugée par cette lumière. Or l’évangile de saint Jean nous le dira, ils n’ont pas accueilli la lumière parce que leurs œuvres étaient mauvaises. C’est donc le drame de l’histoire des hommes auquel nous participons pour notre modeste part pendant notre génération, d’être porteurs d’une bonne nouvelle, messagers d’une espérance, témoins d’une lumière, annonciateurs de la paix, et de n’être pas crus, ou en tout cas de n’être pas écoutés ; et surtout, c’est le drame de l’histoire des hommes qui ne reconnaissent pas dans la mission que nous avons reçue, le doigt de Dieu lui-même, et cherchent à la réduire à une opération strictement humaine et idéologique.
Frères et sœurs en ce jour où nous célébrons la nativité du Christ, prions-le qu’il fortifie en nous la certitude que nous sommes envoyés pour porter sa lumière, pour être messagers de l’espérance, alors que pas plus que lui, nous ne serons reconnus. Pourtant, à travers nos modestes vies, à travers nos pauvres paroles, nous donnons à voir quelque chose de Dieu, puisque nous donnons à voir quelque chose du Fils unique. Dieu personne ne l’a jamais vu, le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.