Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à l’occasion du 5e centenaire de la naissance de sainte Thérèse de Jésus (Thérèse d’Avila) à Saint-Joseph des Carmes en présence de la famille carmélitaine

Samedi 28 mars 2015 - Saint-Joseph des Carmes (Paris 6e)

Le chemin spirituel de sainte Thérèse de Jésus, c’est celui d’une conversion, d’un choix absolu pour l’amour de Dieu, d’une conviction : Dieu seul suffit. Les communautés religieuses qui vivent cette exclusivité de la relation à Dieu dans l’esprit de sainte Thérèse, sont un signe et une référence de la présence de Dieu parmi nous pour notre époque.

 Sg 7, 7-14 ; Ps 83 (84) 2-3b.4-5.11.12-13 ; Rm 8, 14-17.26-27 ; Jn 7, 14-18.37-39a,

Frères et Sœurs,

Au moment où les pays d’Europe - du moins certains d’entre eux - connaissaient un élan extraordinaire, d’où allait surgir un humanisme moderne inspiré directement des références aux antiquités païennes, Dieu a fait surgir en son peuple des hommes et des femmes capables d’exprimer et de susciter un humanisme moderne chrétien, dont les références n’étaient pas les héros de l’antiquité, dont les étoiles n’étaient pas les conquistadors, et dont les grands personnages n’étaient pas les premiers de la Cour du Roi.

Saint Thérèse d’Avila a fait partie de ces femmes qui ont mis en œuvre une nouvelle relation entre Dieu et la liberté humaine, non pas parce qu’elle aurait été rejetée par la société brillante qui l’entourait, ou parce qu’elle aurait eu besoin de compenser la pauvreté de son origine par un pouvoir caché sur quelques monastères, mais parce que délibérément, ayant vu dans sa jeunesse, les plaisirs et les honneurs auxquels on promettait les gens de sa condition, ayant vu comment certaines communautés couvertes de l’habit religieux cédaient au mode de vie de la cour et de la ville, elle choisit le chemin de la conversion. S’il reste chez elle des traces de sa culture initiale, ce n’est pas pour entretenir la nostalgie de ce qu’elle n’a pas vécu, mais c’est pour subvertir d’une certaine façon, les catégories du siècle, en énergie pour l’avènement du Règne. Oui, elle parlera du roi et de sa cour, de celui qui distingue une servante parmi les servantes, mais ce sera pour projeter ses images, ses modèles de vie, dans la relation avec Dieu et non pour attirer Dieu dans nos relations humaines.

Sainte Thérèse d’Avila, c’est donc d’abord une rupture, c’est d’abord une conversion, c’est d’abord un choix pour l’absolu de l’amour de Dieu comparé à tout ce que peuvent promettre la société et les relations humaines. Elle coupe hardiment. On peut dire qu’elle taille dans le vif, en entraînant ses filles dans un mode de vie auquel peu de cloîtres étaient accoutumés. En même temps, ce choix délibéré pour un chemin aride et exigeant s’accompagne d’une richesse de relations fraternelles, d’un amour vécu intensément entre les membres de la communauté, d’une capacité d’expression et de création artistiques, spirituelles, tout simplement humaines, de sorte que celles qui font ce choix difficile de l’absolu ne le vivent pas comme la négation de leur humanité mais comme une façon nouvelle de l’exprimer. Par son choix personnel, elle a rompu avec un nom. Par les disciples qui l’ont suivie, elle a suscité un nouveau monde. De ce monde nouveau va surgir, progressivement, ce que l’on appellerait dans les termes modernes, une école de spiritualité, c’est-à-dire une manière d’être avec Dieu, et une manière d’être les uns avec les autres devant Dieu. On n’en finit pas de trouver à travers les différents écrits de sainte Thérèse d’Avila, le fil de ses conseils. On les trouve parfois si simples, que l’on est étonné de ne pas y avoir pensé soi-même ! Mais on comprend après coup que ce sont des conseils que l’on ne peut donner qu’aux autres. Même si on les détient pour le bien des autres, ils ne nous servent pas toujours à nous. Des conseils simples pour prier, pour ne pas savoir prier, pour savoir prier quand on ne sait pas prier, pour apprendre à prier sans savoir prier… Il faut tenir un certain nombre d’heures, et l’important, c’est que l’amour s’exprime par cette persévérance, cette endurance, cette accroche indéracinable qui passe au-dessus des sentiments, des émotions, de l’absence de sentiment, de l’absence d’émotion, dans le silence, la nuit, la mort. Et pourtant, il est là et je suis là. Vous ne savez pas comment vous adresser à lui ? Prenez la prière que Jésus vous a apprise et dites : Notre Père, et suivez le commentaire qu’en donne sainte Thérèse d’Avila pour aider ses filles à découvrir ce qu’est la prière chrétienne.

Rupture, conversion, émergence d’une forme nouvelle de vie communautaire, fraternité dans la persévérance de la prière, partage de la pauvreté, et à travers tout cela, une conviction, qui restera pour toujours entre tous ceux qui se réclament de sainte Thérèse d’Avila, une seule chose est nécessaire : Dieu seul suffit. C’est une difficulté de croire que Dieu seul suffit, d’essayer de vivre quand Dieu seul suffit, en n’oubliant pas cependant qu’autour de nous, il y a des hommes et des femmes qui ne s’en suffisent pas, mais qui sont là quand même… Comment intègre-t-on ce tissu relationnel avec nos frères, nos sœurs, notre Église, notre société, notre monde dans le tête-à-tête et le cœur-à-cœur où Dieu seul a accès, où il est le seul à pouvoir satisfaire notre soif, notre attente et notre désir ?

Cinq siècles, un demi-millénaire, c’est beaucoup ! C’est en tout cas, c’est une période qui aura permis de découvrir comment l’initiative de sainte Thérèse d’Avila a bouleversé non seulement sa vie, non seulement la vie de ses sœurs dans ses premières fondations, mais comment elle est aussi arrivée à diffuser par la puissance, l’énergie de son projet - et la modestie avec laquelle elle l’a mis en œuvre -, son modèle à travers l’Europe. A peine un siècle plus tard, le nouveau carmel était implanté en France, où il allait essaimer.

Avoir parmi nous des communautés tout entières construites sur l’exclusivité de cette relation à Dieu, c’est une sorte de référence pour notre période, où la réalité et l’emprise de la présence de Dieu sur la manière de conduire la vie humaine deviennent si difficiles à identifier et à exprimer. C’est non seulement un signe mais c’est une ressource. Cela veut dire que, du moins dans quelques monastères, cloîtres ou communautés, l’absolu de Dieu continue d’être une réalité présente. Et nous, qui essayons de « ramer » comme nous pouvons, nous savons que nous pouvons accrocher notre esquif à ce ponton où la solidité, la fermeté, la persévérance sont le signe de la fidélité de Dieu à travers le temps.

Que le Seigneur nous donne d’être ouverts et attentifs à cette réalité, et qu’il nous donne d’éclairer notre vie, notre recherche, nos tâtonnements, sur la clarté, la nativité et la fécondité de sainte Thérèse.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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