Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Jeudi saint – Messe à Notre-Dame de Paris en mémoire de la Cène du Seigneur

Jeudi 2 avril 2015 - Notre-Dame de Paris

En instituant le sacrement de l’eucharistie au cours de la dernière Cène, le Christ donne à ses apôtres et à tous ceux qui en feront mémoire dans le temps la capacité d’entrer réellement dans l’offrande qu’il fait de sa vie, dans sa mort et sa résurrection. Le signe du lavement des pieds éclaire le sens de l’eucharistie : il s’agit à notre tour de nous faire serviteurs de nos frères.

 Ex 12,1-8.11-14 ; Ps 115, 12-13.15-18 ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15

Frères et Sœurs,

L’évangile de saint Jean d’une part, les évangiles synoptiques ainsi que l’épître de saint Paul aux Corinthiens d’autre part, nous rapportent de façon différente ce qui s’est passé au cours de ce dernier repas. Pour les évangiles synoptiques et pour saint Paul, ce sont les paroles de l’institution par lesquelles le Christ donne aux disciples le pain à manger en le désignant comme son corps et leur donne à boire la coupe, en désignant son sang, corps et sang qui sont évidemment comme une sorte de vision synthétique de la vie de Jésus lui-même. En leur donnant son corps et son sang, il leur donne sa vie. Mais l’acte historique par lequel Jésus va donner son corps et son sang, ce n’est pas ce dernier repas, c’est le lendemain au moment de sa crucifixion et de sa mise à mort.

Ce dernier repas avec les gestes et les paroles posés par Jésus sont comme une anticipation, une façon de permettre aux disciples d’être associés au sacrifice du Christ qui sera vécu historiquement le lendemain. Nous le savons, ils seront dispersés au cours de la nuit et pendant le procès. Seul celui que Jésus aimait sera au pied de la croix avec Marie, sa mère, les autres auront été dispersés par la crainte et ne réapparaîtront que beaucoup plus tard. Ils ne seront donc pas des témoins directs de cet événement, mais ils vont en devenir des participants sous la signification du pain et du vin partagés, ce que nous appelons dans la tradition catholique une participation sacramentelle : en mangeant ce pain et en buvant à cette coupe, ils vont, comme nous le dit saint Paul, « annoncer la mort du Seigneur », participer à l’acte définitif qui se déroulera le lendemain. Mais en instituant ce geste sacramentel pour ouvrir aux disciples la participation à son sacrifice, le Christ ne fait pas seulement un geste d’anticipation à leur bénéfice, il ouvre aussi une voie destinée à se développer dans l’avenir jusqu’à la fin des temps. C’est dans la mesure où ce repas partagé avec les disciples est une participation sacramentelle à la mort et à la résurrection de Jésus que l’Église, en reproduisant les mêmes gestes et les mêmes paroles, selon le commandement que Jésus lui a laissé « de faire ceci en mémoire de lui » (1 Co 11,24), va reconstituer la situation sacramentelle que connaissent les disciples. Ainsi, comme saint Paul le dit aux Corinthiens, « chaque fois que nous mangeons ce pain et que nous buvons à cette coupe, nous proclamons la mort du Seigneur » (1 Co 11,26), non pas comme simplement une évocation de l’événement, mais comme une capacité de participer à cet événement. Quand nous mangeons le corps du Christ ressuscité, nous ravivons en nous la grâce baptismale de la communion à la mort et à la résurrection de Jésus. Ainsi nos célébrations eucharistiques ne sont pas simplement une évocation historique, comme on a pu en connaître à certaines périodes de l’histoire de l’Église, ou comme il y en a encore aujourd’hui dans certaines régions, où l’on reconstitue les mystères de la Passion sous forme théâtrale pour donner une représentation visible du récit évangélique. Il ne s’agit pas ici de faire mémoire de ces événements sur le mode théâtral ou esthétique, il s’agit réellement d’y participer, d’entrer dans l’événement lui-même par le signe sacramentel.
C’est pourquoi, notre participation à l’eucharistie n’est pas du tout un simple signe d’adhésion ou d’appartenance, c’est vraiment un acte qui nous fait entrer dans le sacrifice que Jésus fait de lui-même. Quand nous offrons le pain, quand nous offrons le vin, c’est notre propre vie que nous présentons devant Dieu pour qu’elle devienne à son tour signe de mort et de résurrection. Nous participons au sacrifice du Christ par notre participation à l’eucharistie, et nous entrons dans le dynamisme de la résurrection telle que Jésus l’a vécue pour faire surgir à travers les différents aspects de notre existence les fruits de la Résurrection, c’est-à-dire une existence qui n’est plus vouée à la mort mais à la vie.

Cette évocation de la dernière Cène, de l’institution de l’eucharistie, de l’économie sacramentelle mise en place pour toute la durée de la vie ecclésiale en ce monde, est réinterprétée par l’évangile de saint Jean à travers un autre geste, celui du lavement des pieds. Nous allons l’évoquer dans un instant, quand je vais laver les pieds à douze d’entre nous. A travers ce geste du lavement des pieds, le Christ fait apparaître comment l’offrande, le sacrifice de sa vie, est l’expression la plus accomplie de son identité de serviteur. Il est le serviteur de Dieu, et comme serviteur de Dieu et Messie, il se fait le serviteur des hommes. Cette figure du serviteur est manifestée par une image très parlante à travers ce geste du lavement des pieds. C’était effectivement le geste d’un serviteur pour quelqu’un qui arrivait dans la maison. Ce geste du serviteur est posé par le Christ non pas simplement comme une illustration de ce qu’il est mais aussi comme une mission confiée à ses disciples. De même qu’il leur a lavé les pieds, il les invite à se laver les pieds les uns aux autres, c’est-à-dire à se faire serviteurs les uns des autres, à se mettre au service de leurs frères : « c’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (Jn 13,15). Et du coup, la dimension de notre participation sacramentelle à l’eucharistie, que j’évoquais tout à l’heure, prend une nouvelle dimension. Il ne s’agit plus simplement de nous offrir mystiquement dans l’offrande du Christ, il ne s’agit plus simplement de nous unir au sacrifice du Christ par la médiation du sacrement, mais il s’agit de reproduire dans notre vie la mission de serviteur que le Christ a reçue et qu’il a accomplie. Que signifierait de célébrer le mémorial et l’actualité du sacrifice du Christ si cette participation ne s’accompagnait pas d’une conversion de notre manière de vivre ? Il ne s’agit pas simplement d’écouter la parole de Dieu, ni simplement d’exprimer nos attentes, ni simplement de communier à la mort et à la résurrection du Christ, mais il s’agit de mettre en pratique l’offrande que Jésus fait de sa vie à travers notre manière de servir nos frères.

Ainsi, quand nous mangeons ce pain et quand nous buvons à cette coupe nous annonçons la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne et en même temps, dans le même mouvement, nous ouvrons notre vie pour qu’elle devienne une vie au service de nos frères.

Frères et sœurs, en célébrant devant vous ce soir ce geste du lavement des pieds, je voudrais simplement que devant nos yeux se profile la silhouette non seulement du Christ serviteur, non seulement de l’évêque serviteur, mais encore la silhouette du chrétien serviteur. En voyant ce que je vais faire à douze personnes de notre assemblée, je voudrais que vous vous demandiez : comment moi, puis-je me faire serviteur de mes frères ? A travers quelle activité, quelle démarche, quelle rencontre, quelle parole suis-je capable de partager avec d’autres les richesses de l’amour que j’ai reçu ? Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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