Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Grande veillée de prière pour la vie à Notre-Dame de Paris en présence des évêques d’Ile-de-France
Mardi 19 mai 2015 - Notre-Dame de Paris
– Voir le compte-rendu.
– Ps 8 ; Ps 117 ; Jn 17, 11-19
Frères et Sœurs,
Cette prière du Christ rapportée par l’évangile de saint Jean est constituée des dernières paroles du récit johannique avant l’entrée dans la Passion, c’est dire combien elle rassemble le cœur du message du Christ et le désir qu’il a de mieux faire comprendre ce qu’il est venu faire et ce à quoi il appelle les hommes.
« Ta parole est vérité », c’est ainsi que Jésus nous situe par rapport à la parole que Dieu nous adresse. C’est la parole de Dieu qui éclaire nos vies, c’est elle qui nous donne de comprendre quelque chose à ce qui se passe dans l’existence de Jésus. Si nous nous limitons à une interprétation historique ou politique des événements qui vont marquer la fin de la vie humaine de Jésus de Nazareth, nous sommes devant un lamentable échec. Les péripéties de son procès, puis des moments qui l’ont suivi, avec le couronnement d’épines, la flagellation, la dérision du manteau royal qui lui est imposé, la souffrance de porter le linteau de sa croix jusqu’au calvaire, le fait d’être exhibé dénudé devant les foules, tous ces éléments que nous connaissons bien et que nous pouvons méditer quand nous récitons le rosaire, restent aux yeux des hommes comme le signe d’une humiliation suprême, au point que ceux qui en sont témoins peuvent douter que Dieu ait vraiment choisi cet homme-là. Comment Dieu l’a-t-il abandonné à ce point ? Faut-il se demander si Jésus est mort dans la dignité ? Faut-il se demander ce qu’il ressentait lui-même ? Ce que ressentaient les gens qui l’apostrophaient ? Ce que ressentaient ceux qui le moquaient ? À vue humaine, c’est une mort ignominieuse, au point que dans beaucoup de cultures qui n’ont pas été évangélisées, le signe de la croix, le signe du crucifix, du Christ sur la croix, était perçu comme un signe négatif. Comment adhérer à une religion ainsi fondée sur l’injustice et la mort ? C’est pourquoi il est tellement important que Jésus, dans sa prière, comme il l’a fait dans le discours après la Cène, donne à ses disciples quelques éléments pour comprendre que l’enjeu de ce qui se déroule devant eux n’est pas ce que voient les yeux, mais ce que discerne la foi. Il est sanctifié par l’offrande qu’il fait de sa vie, et l’offrande qu’il fait de sa vie est une expression de la gloire de Dieu.
Selon le très beau titre du grand livre de théologie de Hans Urs von Balthasar, La gloire et la croix, nous sommes invités à découvrir le mystère de la gloire de Dieu dans le mystère de l’anéantissement de Jésus. Saint Irénée dit que : « la gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et que la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu » (Traité contre les hérésies). La gloire de Dieu c’est l’homme vivant : mais que mettons-nous sous la vie de l’homme ? Quelle mesure, quels critères mettons-nous en œuvre pour apprécier si un homme est vivant ? Quels critères mettons-nous en œuvre pour apprécier s’il mérite de vivre ? Quel critère mettons-nous en œuvre pour savoir si sa vie vaut encore la peine d’être vécue ? Dans une culture de la performance et de la compétition, ceux qui n’ont ni la force physique, ni les dons intellectuels, ni l’équilibre psychologique, ni les talents les plus ordinaires de la vie, deviennent comme une sorte de reproche pour ceux qui jouissent de tous ces talents et de tous ces dons. Le Pape François parle souvent d’une culture du déchet, d’une société du déchet, c’est-à-dire d’une société qui ne reconnait de valeur qu’à ceux et à celles qui disposent d’une vie dont la qualité est jugée d’après nos critères.
À travers les deux témoignages du frère de Saint Jean de Dieu et de la Petite Sœur des Pauvres, nous avons eu comme deux exemples -il y en a tant autour de nous- d’hommes et de femmes dont la vie, selon les critères du monde, ne vaudrait pas la peine d’être vécue. L’Église combat avec fermeté et avec détermination pour la dignité de la personne humaine, non pas pour la dignité que chacun se reconnaît à lui-même, ni pour la dignité à laquelle chacun pourrait imaginer qu’il y a droit, mais pour la dignité que chacun et chacune d’entre nous, nous conférons à nos semblables par notre manière d’être avec eux. Il n’y a pas, contrairement à l’idéologie qui a sévi au XXe siècle, de sous-hommes ou de femmes inférieures, il n’y a pas de personnes qui ne méritent pas de vivre, il n’y a que des personnes qui ne reconnaissent pas leur droit à la vie. Aussi, notre prière en cette veillée pour la vie, c’est tout à la fois un acte de foi dans le regard que Dieu porte sur l’humanité, sur toute l’humanité, sur tous les membres de l’humanité, sur chacun des membres de l’humanité.
Le regard d’amour dont l’évangile de saint Luc nous rapporte souvent le témoignage, « il vit, il fut ému, et il s’approcha » (Lc 10,3-34), désigne ce tressaillement des entrailles par lequel Dieu exprime son amour pour l’humanité. Il voit la misère du monde, il est touché par la misère du monde, il vient rejoindre la misère du monde.
Prier pour la vie, c’est supplier Dieu qu’il change nos regards, qu’il change nos critères de jugement, qu’il fortifie notre désir de reconnaître la dignité de nos frères et de nos sœurs, à tel point qu’aucune créature en ce monde puisse soupçonner, ne fut-ce qu’un instant, que son existence n’importe à personne. Il meurt dans la dignité, non pas celui qui construit la dignité de sa mort, mais celui auprès de qui la présence respectueuse, aimante et compatissante reconnaît la dignité qu’il mérite. C’est dans nos yeux fermés, c’est dans nos bouches muettes, c’est dans notre indifférence que nos frères et nos sœurs commencent à percevoir qu’ils sont devenus un déchet encombrant. C’est pour le renouveau de notre regard, pour l’ébauche de notre sourire, pour le commencement de notre parole, pour la détermination de notre présence persévérante que nous devons prier.
« Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,45). Que Dieu nous donne d’être au service de sa gloire, en étant au service de la vie de l’homme. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.