Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe d’action de grâce pour « Campus de demain » de l’Institut Catholique de Paris et les 140 ans de l’Institut Catholique de Paris
Mercredi 17 juin 2015 – Église Saint-Joseph-des-Carmes (Paris VIe)
Mot d’accueil du cardinal André Vingt-Trois
Frères et Sœurs,
Il est bon de nous retrouver dans la foi, au moment où l’Institut Catholique de Paris franchit une étape importante de son histoire. Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain peine le maçon ; si le Seigneur ne garde la vigne, en vain la garde veille ; si le Seigneur n’instruit pas les cœurs, en vain enseignent les professeurs… Et donc il faut nous remettre complètement dans la main de Dieu pour ces 140 années écoulées, pour la croissance et le développement à venir, dont les travaux que nous inaugurons aujourd’hui sont une étape et un signe annonciateur.
Prions le Seigneur qu’il purifie nos cœurs pour que nous soyons capables d’accueillir les fruits de sa grâce avec reconnaissance.
Homélie du cardinal André Vingt-Trois
– 1 P 2, 4-9 ; Ps 117 ; Mt 5, 13-19
Frères et Sœurs,
Les versets de l’évangile de saint Matthieu que nous venons d’entendre -qui sont un passage du sermon sur la montagne- éclairent d’une façon particulière la situation que nous vivons aujourd’hui, nous, comme communauté universitaire de l’Institut Catholique, mais plus largement nous, comme Église du Christ au sein d’une société qui s’apparente beaucoup à celle qu’évoquait l’épître de Pierre, sinon par son hostilité au moins par son indifférence ou son ignorance à l’égard de la réalité de la vie du Christ ressuscité en ce temps. Il est bon pour nous de mesurer comment ce sermon sur la montagne qui est, d’une certaine façon, un discours inaugural dans l’évangile de saint Matthieu, introduit pour ceux qui l’entendent un appel assez paradoxal. Par bien des côtés, la forme littéraire même dans laquelle s’exprime le sermon sur la montagne accentue cet aspect. Par bien des côtés, il se présente comme un discours de rupture par rapport aux habitudes, aux mœurs ou aux idées qui ont pu se tordre au cours des âges. On serait assez facilement tenté d’en faire le discours militant des parfaits appelés à s’extraire de ce monde qui reste fermé à l’appel de Dieu, ou encore un discours de rupture qui invite à se détourner des instances et des autorités du peuple Juif dans leurs difficultés à assumer les commandements. Ce paradoxe me semble exprimer d’une façon plus forte encore ce que nous appellerions en langage moderne, une position minoritaire. Jésus appelle ses disciples à être le sel de la terre, la lumière du monde. Ailleurs, ils seront le levain dans la pâte, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de volume par soi-même et qui est comme perdu dans l’immensité de la société et en même temps, dans cette situation, ils auront la mission universelle d’apporter à la société un goût et une saveur qui peuvent aider à découvrir le sens de l’existence humaine. Ils seront invités à apporter aux intelligences droites une lumière qui peut éclairer leur choix, et apporter, même à Israël -pourtant si mal perçu à travers ces quelques versets- le témoignage que les commandements de Dieu qui lui ont été confiés, et que ce peuple porte avec fidélité malgré les infidélités particulières, ne sont pas rejetés mais au contraire recueillis, reçus, acceptés et mis en œuvre de la façon la plus exacte ou la plus fidèle possible.
Nous voyons ainsi comment apparaît une sorte de rupture entre ce groupe de disciples, -au moins une rupture potentielle-, son environnement juif et son environnement païen, en même temps que le sens de son existence et la mission que Jésus lui confie le rend indissociable de son environnement juif et de son environnement païen, et lui fait un devoir d’exercer une mission à l’égard de cet environnement. Peut-être, à certains moments de l’histoire, des membres de l’Église ont pu exprimer cette mission d’une façon tellement contraignante qu’elle laissait peu de place à la liberté du choix. A d’autres moments de l’histoire, ils l’ont exprimé d’une façon tellement discrète qu’elle ne laissait pas non plus beaucoup de marge pour la liberté du choix parce qu’il n’y avait rien à choisir. Et pourtant, il s’agit de s’adresser à la liberté des hommes pour leur permettre d’orienter leur existence.
Il y a 140 ans, quand cette institution a été fondée, les relations sociales et politiques en France étaient assez conflictuelles pour que la solution ultime du débat ne soit pas prévisible. Il aurait pu déboucher sur la constitution d’un ghetto à l’intérieur duquel on aurait préservé les parcelles de vérité que l’on aurait recueillies dans les bibliothèques, en abandonnant la société à son triste sort. Il aurait pu aboutir à une dissolution de l’identité chrétienne dans la notabilité d’une vie universitaire où les diplômes peuvent parfois tenir lieu de morale. Il se trouve que la fondation de l’Institut Catholique n’a conduit ni au ghetto, ni à la dissolution, mais à la conquête, non pas sur un ennemi, mais sur la difficulté de l’existence humaine, à la conquête d’un espace spécifique dans lequel sa vocation s’exprime pour être réellement sel de la terre et lumière du monde.
On pouvait imaginer, certains l’ont probablement pensé, que l’Institut Catholique pouvait être une sorte d’école spécialisée pour les disciplines « ésotériques » qui composent la culture chrétienne, et soigneusement tenues à l’écart des grands courants de la pensée et de la réflexion humaines. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Certes, l’Institut Catholique a été fidèle à sa mission spécifique par rapport aux sciences sacrées, que ce soit l’exégèse, la philosophie, la théologie, le droit canon, et quelques nouveautés -s’il peut y avoir des nouveautés dans les sciences sacrées- dans le domaine de la doctrine sociale ou de la pédagogie. Il s’est acquis une compétence, une expertise et une notoriété dans ces domaines, qui lui attirent du monde entier des étudiants soucieux de recueillir l’investissement de ces décennies écoulées. Mais, simultanément, il a continué de développer un enseignement profane, certes qui n’embrasse pas toutes les disciplines de l’université mais qui, du moins, essaye d’apporter une qualité de recherche et d’enseignement de nature à aider les hommes à réfléchir, et en plus… à obtenir un diplôme ! Je sais bien que pour beaucoup l’obtention du diplôme est plus important que la réflexion mais c’est le principe de base du commerce : on offre quelque chose et on donne autre chose… Donc, on offre un diplôme et on donne à réfléchir ! On peut très bien acquérir des diplômes universitaires en s’épargnant les soucis de la réflexion… Je pense que la valeur ajoutée du travail universitaire conduit ici, c’est précisément, tout en gardant la qualité et la qualification universitaires de l’enseignement, de se refuser à entrer dans la parcellisation de la pensée et dans la spécialisation exclusive d’une compétence qui exclut une vision globale de l’homme. C’est à cette vision globale de l’homme que concourt la collaboration entre les différents départements de l’Institut Catholique. Il n’est pas catholique simplement parce qu’il en a le titre, ou parce qu’il est reconnu par la Congrégation romaine de l’Enseignement catholique ! Il est catholique parce qu’il essaye d’atteindre à l’universel de la pensée à partir de spécialisations diverses, et de permettre à de jeunes étudiants, ou de moins jeunes, de s’investir dans une réflexion sur l’homme, dans laquelle leurs compétences sont requises.
C’est donc une action de grâce pour ces 140 années, une action de grâce aussi pour le goût, l’appétence qui sont venues à travers ce travail pour un dialogue heureux, en tout cas un dialogue souhaité heureux, parfois moins heureux que souhaité, mais en tout cas un dialogue clair et franc avec les institutions universitaires françaises dans lesquelles nous avons conscience que nous sommes une petite galaxie originale mais où cependant, nous avons aussi le sentiment que ce que nous faisons n’est pas sans apporter quelques lumières, même si un certain nombre de ceux à qui cette lumière est destinée mettent des lunettes protectrices pour que leurs yeux n’en soient pas blessés et qu’ils puissent garder leurs préjugés sans être obligés d’entrer dans des conflits.
Nous sommes la lumière du monde, nous sommes le sel de la terre, cela ne veut pas dire que nous savons tout, que nous possédons la vérité plénière sur tout. Mais cela veut dire que, dans tout ce que nous faisons, nous cherchons à rejoindre Celui qui est la Vérité et la Vie, le Christ, et que c’est au nom de cette recherche et de cette rencontre du Christ que nous essayons de développer des capacités pour assumer la culture humaine dans sa dimension la plus universelle et la plus profonde.
Ainsi, le titre que saint Pierre donne à ses lecteurs, d’être « une nation sainte et un sacerdoce royal » (1 P 2,9), nous pouvons peut-être les mériter en exerçant ce ministère non pas liturgique mais intellectuel qui ouvre pour tous ceux qui cherchent avec ardeur et honnêteté la possibilité de s’approcher de lui, la pierre vivante, précieuse devant Dieu. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris, chancelier de l’Institut Catholique de Paris.