Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame à l’occasion de l’année de la Vie consacrée, rassemblement national de l’Ordre des Vierges Consacrées
Dimanche 6 septembre 2015 - Notre-Dame de Paris
La guérison du sourd-muet est une des étapes dans la vie du Christ qui manifeste que sa mission est appelée à dépasser les frontières d’Israël. Comme le Christ rejoint les païens pour des signes, notre mission de disciples passe par les signes du témoignage de la vie nouvelle que nous menons par la grâce de Dieu. L’Ordre des Vierges Consacrées est un signe de la mission baptismale portée à son maximum.
– 23e Dimanche du Temps ordinaire – Année B
– Is 35, 4-7a ; Ps 145, 7-10 ; Jc 2, 1-5 ; Mc 7, 31-37
Frères et Sœurs,
Dans l’évangile de saint Marc, la guérison du sourd-muet, comme la guérison de la fille de la syro-phénicienne, sont un marqueur pour nous indiquer comment progressivement la mission du Christ s’étend au-delà des frontières d’Israël, dans des territoires où sont fortement présentes toutes sortes de religions païennes, en particulier ce territoire de la Décapole. Il ne s’agit pas simplement de nous donner une indication géographique, mais il s’agit de nous faire comprendre, comme Jésus lui-même l’a signifié dans son dialogue avec la syro-phénicienne, qu’il n’était pas envoyé seulement aux brebis perdues de la maison d’Israël mais aussi au-delà des frontières du peuple élu, à toute l’humanité.
C’est ainsi que progressivement, la dimension universelle de la mission du Christ qui assume la vocation universelle du peuple élu, prend sa figure et se dévoile aux yeux de ses disciples et des communautés qui vont faire mémoire de la vie et de la mission de Jésus, et par conséquent à nous qui entendons cet évangile.
Ainsi donc, par ce signe, Jésus fait apparaître de façon concrète comment tout homme, qu’il soit Juif ou qu’il soit Grec pour prendre la double expression du Nouveau Testament, va pouvoir entendre la parole de Dieu. Évidemment, il ne l’entendra pas de la même façon, il n’aura pas les mêmes clefs d’interprétation, les mêmes manières de la comprendre, mais il entendra cette parole et il pourra la transmettre.
Le Livre d’Isaïe nous fait comprendre comment ce signe de la guérison d’un sourd-muet exprime l’accomplissement d’une promesse messianique déjà présente dans le discours prophétique. Cela veut dire : Dieu accomplit sa promesse. Mais nous savons évidemment que pour les Grecs, païens qui voient le Christ et bénéficient de sa présence, l’arrière-fond prophétique n’est pas présent. C’est une interprétation qui nous est offerte par la tradition juive et qui nous aide à comprendre comment le geste posé par Jésus aura un sens différent selon qu’il sera perçu par des païens ou par des Juifs. Pour les premiers, c’est une occasion de stupéfaction et d’émerveillement, sans qu’ils puissent forcément en comprendre toute la portée. Pour les Juifs, c’est un signe messianique qui va nourrir la controverse au sujet de la mission et de l’identité de Jésus.
Quant à nous, nous avons reçu par le baptême et la tradition de l’Église le moyen de comprendre le geste du Christ dans toute sa profondeur. « Il fait entendre les sourds » (Mc 7,37), cela veut dire : il permet à tous ceux qu’il touche d’accueillir la parole de Dieu. « Il fait parler les muets » (Mc 7,37), c’est-à-dire qu’il leur donne en même temps la possibilité d’annoncer les merveilles de son action. Mêlés que nous sommes aujourd’hui, à travers nos sociétés multiculturelles et multi-religieuses, à toutes sortes de traditions, de croyances, il est bon d’avoir présent à l’Esprit que le don qui nous a été fait par la foi n’est pas simplement un trésor et une ressource pour chacun d’entre nous, ni même pour l’Église comme corps des disciples du Christ. C’est un bien commun de l’humanité. Notre mission est de l’annoncer et de le partager. Mais de même que nous voyons dans l’évangile de Marc que cette annonce de la Bonne nouvelle aux païens ne commence pas par la parole mais par des signes, le témoignage que nous devons rendre au Christ parmi les païens qui nous entourent n’est pas d’abord de l’ordre du discours, mais de l’ordre de la vie transformée, de la vie nouvelle que nous sommes appelés à mener par la grâce de Dieu. C’est aux signes que nous donnons que les hommes et les femmes qui nous entourent pourront être frappés et émerveillés. C’est de cette manière que nous pouvons concrétiser aujourd’hui les signes messianiques à travers notre présence et notre action auprès de ceux qui sont dans l’extrême détresse, dans le péril de leur vie, dans la souffrance inexpliquée, bref dans notre présence aux pauvres.
La Lettre de Jacques attire l’attention sur le risque que couraient les membres de la communauté de faire des différences entre les membres de la communauté en fonction de leur rang social ou de leur richesse. Plus largement, cette parole de Jacques nous invite à porter un regard renouvelé sur celles et ceux qui nous entourent, non pas en fonction des critères de jugement politique, économique ou culturel, mais tout simplement en fonction des critères de jugement humain. Étant de la même condition, issus de la même volonté de Dieu, appelés à la même vocation de constituer un peuple saint rassemblé à la fin des temps, nous sommes invités à regarder nos frères et nos sœurs en humanité, non pas comme des concurrents ou de dangereux agresseurs, mais d’abord comme des semblables auxquels le Christ nous envoie.
Cette mission que l’Église essaye d’accomplir comme elle peut, avec les moyens dont elle dispose, nous en sommes tous dépositaires et nous y sommes tous appelés. Le Concile nous a rappelé opportunément que la vie consacrée dans l’Église n’est pas une mission extraordinaire. C’est la mission baptismale portée à son maximum, dès maintenant. Aussi la vie consacrée à laquelle vous êtes attachées par votre engagement dans l’Ordre des Vierges, ne fait pas de vous des acteurs particuliers de tâches spécifiques. Elle fait de vous des représentantes éminentes de la mission baptismale. Elle fait de vous des femmes appelées à travers les différents engagements de leur vie sociale à mettre en pratique l’Évangile, à attester par l’engagement de leur vie que Dieu est le maître de toute vie et de toute histoire humaine. Aussi, dans la discrétion habituelle de votre présence au sein des communautés chrétiennes -discrétion visible- vous êtes amenées à rendre visible, pas tant par des signes extérieurs que par la pratique quotidienne de la vie évangélique, la Bonne nouvelle qui est annoncée à tous. Cette charge à laquelle vous êtes engagées par votre consécration n’est pas simplement un engagement personnel, c’est la participation à ce que l’Église a voulu considérer comme un ordre, c’est-à-dire comme un corps constitué autour de son évêque, pour exercer cette mission dans les temps que nous vivons.
En rendant grâce pour tous les fruits que ce renouveau de l’Ordre des Vierges a porté depuis plusieurs décennies, nous prierons Dieu pour qu’il permette à chacune d’entre vous de renouveler son propre engagement, et de rendre au Seigneur la gloire : « Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets » (Mc 7,37). Il fait de nous les témoins de sa parole transmise et vécue.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.