Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame de Paris - 24e dimanche du Temps ordinaire - Année B
Dimanche 13 septembre 2015 - Notre-Dame de Paris
La confession de foi de Césarée est l’occasion pour le Christ d’opérer un retournement dans la compréhension que les disciples ont de sa messianité. Le chemin que Jésus ouvre devant eux n’est pas celui de la gloire mais de l’humiliation et de la croix. A notre tour, notre attachement au Christ se mesure aux œuvres que nous sommes prêts à développer en le suivant sur le chemin qu’il a lui-même parcouru.
– Is 50, 5-9a ; Ps 114 ; Jc 2,14-18 ; Mc 8,27-35
Frères et Sœurs,
Les évangiles synoptiques de saint Matthieu, saint Marc et saint Luc rapportent cette scène que l’on a coutume d’appeler la confession de foi de Césarée où il est facile de comprendre que nous sommes à un tournant, non seulement de la mission du Seigneur, mais aussi de la foi de ses disciples.
Ce tournant se caractérise de la façon suivante : au long des dimanches que nous venons de vivre en méditant sur l’évangile de saint Marc, nous avons vu comment se formulait une question sur l’identité de Jésus, à partir de l’enseignement qu’il donnait avec autorité, à partir des signes de puissance, des miracles qu’il a accomplis. Tous disaient : mais qui est-il celui-là ? Qui est cet homme ? Mais à mesure que l’enseignement de Jésus se développait et que ces signes étaient plus diversifiés, plus expressifs, peu à peu l’idée se développait qu’il n’était peut-être pas simplement le fils de Marie, le charpentier de Nazareth, mais qu’il y avait chez lui quelque chose de plus profond, de plus fort, de plus mystérieux.
Par conséquent, la question que Jésus pose aux disciples est une façon de rassembler ce qu’ils entendent quand ils circulent avec lui. Que dit-on de lui ? Les uns le prennent pour Jean-Baptiste, d’autres pour Elie, d’autres pour un prophète. Ils essayent d’exprimer comment les paroles que Jésus prononce, renvoient à ce qu’ils connaissent. La question de Jésus : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » (Mc 8,29) constitue déjà une sorte de tournant, dans le sens où les avis, les opinions que les disciples rapportent de ce qu’ils ont entendu au sujet de Jésus, manifestent d’une certaine façon la rumeur publique. C’est son image qui est ainsi décrite, l’image qu’il a parmi le peuple d’Israël. Mais la question que pose Jésus est aussi une question qui va les toucher très personnellement. Il ne s’agit plus simplement de dire : qu’est-ce que l’on dit de moi autour de vous ? Mais, vous, qu’est-ce que vous dites ? Ainsi, nous pourrions comprendre cette question, nous aussi, en nous demandant ce que nous, chrétiens, disciples de Jésus, nous disons de lui. Qu’exprimons-nous à son sujet ? Est-ce que nous ne disons rien de plus que ce que tout le monde dit autour de nous ? Ou bien entretenons-nous avec lui une relation qui nous permet d’aller plus loin ? Pierre dit : « tu es le Christ » (Mc 8,29), et saint Matthieu ajoute dans son évangile : « ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux » (Mt 16,17).
En tout cas, c’est un tournant parce que c’est une question directement posée aux disciples qui remet en cause leur propre relation avec Jésus. Qu’est-ce qu’ils veulent faire avec lui ? « Tu es le Christ ». Mais apparaît aussitôt le basculement auquel Jésus va les contraindre, car s’il accepte ce titre de Christ et de Messie, il commence à dire ce que cela représente. On pourrait dire d’une certaine façon que la profession de foi de Pierre est un peu la conclusion heureuse du chemin positif parcouru par Jésus. C’est une manière de dire que tout s’est bien passé et qu’on le reconnaît comme un envoyé de Dieu. Mais voilà que Jésus rebondit et ajoute : « Le Fils de l’homme doit souffrir beaucoup, … être tué avant de ressusciter » (Mc 8,31). Ici, le basculement ne se situe plus simplement dans la relation entre les disciples et Jésus, mais sur le contenu même de leur foi. Qu’est-ce que cela signifie de dire que Jésus est le Christ ? Est-ce qu’il sera le Messie glorieux qui rétablira le royaume d’Israël dans son ancienne puissance ? Ou bien, comme Jésus l’annonce ici, et comme le prophète Isaïe l’avait annoncé, il sera le Messie souffrant, humilié et crucifié. Nous voyons tout de suite comment ce basculement rencontre de plein fouet la représentation que se font les disciples : « Pierre le prend à part et lui fait de vifs reproches » (Mc 8,32). Cela veut dire qu’à partir de maintenant, les événements, les enseignements, les signes que Jésus va opérer, ne vont plus contribuer à enrichir son image de maître, mais initier peu à peu les spectateurs et les auditeurs à comprendre quel est le chemin du salut. Le chemin du salut ne consiste pas en ce que Jésus prenne d’assaut la forteresse Antonia et substitue à Pilate comme procurateur de Judée, c’est qu’il accepte d’être jugé et condamné.
Si les disciples résistent, nous comprenons bien que c’est parce que leur rêve d’un messie triomphant disparaît, mais plus profondément peut-être encore, parce que ce chemin que Jésus dévoile devant eux n’est pas simplement l’histoire de Jésus de Nazareth. C’est le chemin dans lequel il les invite à le suivre : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive » (Mc 8,34). Par conséquent, la résistance des disciples ne s’exprime pas seulement en disant : nous ne voulons pas que le Christ soit un messie crucifié, mais se traduit ainsi : nous ne voulons pas que les disciples soient des disciples crucifiés. Nous voulons bien être disciples si cela améliore un peu notre vie, mais non pour finir dans un tribunal et être condamnés à mort. C’est ainsi que cette confession de foi de Césarée représente un basculement non seulement dans la représentation qu’ils se font du messie, mais aussi dans l’idée qu’ils commencent à se faire de la mission à laquelle ils ont été appelés et de la manière de l’accomplir.
Comme le dit l’épître de Jacques avec toute la rigueur de son expression, « la foi s’exprime par les œuvres » (Jc 2,18). L’attachement au Christ s’exprime par le don de sa vie. A quoi cela servirait-il de dire : je crois au Christ, si au moment de l’épreuve, nous refusons de le suivre ? « Qui veut sauver sa vie la perdre ; celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera » (Mc 8,35).
Ainsi, frères et sœurs, en ce début d’année scolaire, le calendrier liturgique nous remet devant la décision radicale qui oriente la vie de tout disciple de Jésus : acceptons-nous, est-ce que j’accepte, que le Dieu auquel je crois, manifesté en Jésus de Nazareth, soit un Dieu crucifié ? Est-ce que j’accepte d’être appelé à renoncer à moi-même, à prendre ma croix et à le suivre ?
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.