Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Dédicace et inauguration de la cathédrale déployée Notre-Dame de Créteil
Dimanche 20 septembre 2015 - Cathédrale Notre-Dame de Créteil
L’Église du Christ est composée de "pierres vivantes" que sont les chrétiens souvent dispersés dans le monde, régulièrement rassemblés pour écouter la Parole de Dieu et participer à l’eucharistie. Les bâtiments, cathédrales ou églises, sont les signes visibles de cette réalité invisible. Le témoignage que les chrétiens sont invités à rendre au Christ, Sauveur du monde, est incompatible avec une conception angoissée et surprotégée de la foi.
– Né 8, 2-4a, 5-6, 8-10 ; Ps 18 ; 1 Co 3,9b-11, 16-17 ; Mt 16, 13-19
Frères et Sœurs,
Dans les premiers siècles de son histoire, l’Église, par les chrétiens qui vivaient dans l’Empire Romain, s’était accoutumée à célébrer ses offices dans des basiliques païennes. Aujourd’hui, le Pape François célèbre la messe sur la Grand-Place de La Havane qui doit s’appeler probablement « Place de la Révolution », à moins qu’elle ait changé de nom récemment…, et qui devient pour quelques heures « Saint-Pierre de Cuba » !
Au cours du XXe siècle, des dizaines, des centaines de prêtres, enfermés dans des camps de concentration ont célébré la messe avec un grain de pain, une goutte de vin, sur un mouchoir sale. Dans beaucoup de pays où l’Église est encore naissante, les chrétiens n’ont connu comme églises que des hangars, avec un toit de tôles ondulées. Si je vous rappelle cette hérédité lourde, ce n’est pas pour déprécier l’événement que nous vivons aujourd’hui, mais c’est pour vous convaincre que les chrétiens n’ont pas le fétichisme des choses. L’Église du Christ, ce ne sont pas les bâtiments, ni les statues, ce sont les chrétiens. Ce qui construit l’Église du Christ, ce sont les « pierres vivantes » que sont les chrétiens.
Si les chrétiens ont montré tant d’ingéniosité au cours des siècles pour construire des sanctuaires magnifiques, et si nous nous réjouissons aujourd’hui de la beauté architecturale de cette nouvelle cathédrale déployée, c’est simplement parce que nous sommes conscients que -comme nous le disait tout à l’heure le Ministre de l’Intérieur - ce sont les signes visibles d’une réalité invisible. Cette cathédrale déployée est le signe visible d’une réalité habituellement invisible, du moins dans sa forme rassemblée comme nous le sommes aujourd’hui. Elle est visible par les chrétiens qui vivent dans les quartiers, les immeubles, les lieux de travail ; elle est visible par les communautés paroissiales qui se déploient dans différentes villes. Mais elle n’est pas visible dans son unité comme elle l’est aujourd’hui. Ainsi, cette persévérance à construire bellement n’est pas un fétichisme des lieux, c’est une reconnaissance du fruit de l’action de l’Esprit à travers le corps ecclésial. Une année avant le cinquantenaire du diocèse de Créteil, comment ne pas se réjouir qu’il se soit suffisamment développé avec une dynamique suffisante pour que la première cathédrale, trop petite, entende l’appel de son nouvel évêque à « élargir l’espace de sa tente ». On ne va pas se plaindre qu’il y ait des chrétiens dans le Val-de-Marne ! On ne va pas se plaindre que l’Évangile ait porté du fruit ! On ne va pas gémir que les chrétiens soient heureux de montrer visiblement dans le tissu urbain la présence sacramentelle de l’Église !
C’est ce que nous faisons à travers cette cérémonie de la dédicace. Nous consacrons le lieu, non pas pour qu’il devienne un lieu interdit au monde, mais pour qu’il devienne le signe visible de la consécration baptismale des chrétiens qui se réunissent pour écouter la parole de Dieu. Vous avez entendu tout à l’heure dans le Livre de Néhémie, le récit des juifs rassemblés le matin de bonne heure pour écouter la parole de Dieu qui s’était perdue dans les méandres de l’histoire, dans les péripéties des exils, des destructions, des saccages. Certains la découvraient ou ne savaient même plus la langue dans laquelle on la lisait de sorte qu’il fallait la traduire. Quelle émotion, non pas de ressusciter ce qui était mort, mais d’accueillir cette nouvelle source de vie : « Ne pleurez pas ! …mangez des mets savoureux » (Né 8,9.10) ! La parole de Dieu, c’est la nourriture savoureuse du peuple de Dieu que nous accueillons dans la joie. Ils disaient tous : « Amen ! Amen ! » (Né 8,6). La cathédrale est aussi le lieu de la célébration eucharistique, c’est-à-dire le lieu de la présence actuelle du Christ dans son acte de Sauveur, pour chacun et chacune de ceux qui participent à l’eucharistie, mais aussi, à travers eux, pour toutes les femmes et tous les hommes de ce monde.
On disait beaucoup de choses de Jésus. Lui, voulait savoir ce que disaient les disciples. Il y a beaucoup de manières de comprendre le Christ, il y a beaucoup de manières d’en parler et il y a beaucoup de manières de l’annoncer. Mais ce qui caractérise la foi et l’identité catholiques du Peuple de Dieu, c’est de croire que Jésus de Nazareth est le Fils de Dieu mort et ressuscité pour le salut du monde. Je vais tout à l’heure vous inviter à le chanter, vous le croyez ! Mais sans oublier cette formulation synthétique de la foi chrétienne, qu’est-ce que cela veut dire : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant » (Mt 16,16). Comment le comprenons-nous ? Comment le vivons-nous, non pas simplement dans la communion harmonieuse autour de cette conviction que nous partageons tous ici : Jésus-Christ est le Fils de Dieu mort pour le salut du monde ? Si on franchit la porte, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment cette conviction qui nous habite - même si on la porte avec faiblesse et avec incertitude, si on a besoin de la raviver constamment par notre écoute de la parole de Dieu, par notre vie sacramentelle -, comment cette certitude change-t-elle notre manière d’être au monde ?
Nous vivons dans une période où les circulations d’hommes, de femmes, d’enfants, le flux des réfugiés se rendent présents à nous. Les images par lesquelles on prétend nous informer, ne montrent jamais que des hordes menaçantes qui se ruent vers les gares… Mais on ne nous montre jamais le chemin personnel de ces personnes. La menace sous-jacente, constamment agitée prend diverses expressions : « on va vous faire musulmans ! », « méfiez-vous ! », « veillez aux remparts ! »… Comment puis-je croire que le Christ est le Sauveur de tous les hommes et en même temps vivre dans la crainte qu’une foi différente puisse effacer le Salut universel du Christ ?
Que nous soyons préoccupés, c’est la vie… Que nous soyons inquiets, c’est possible… Que quelquefois nous ayons de bonnes raisons de veiller attentivement à ce que notre porte soit fermée et nos fenêtres hermétiquement closes, je n’en disconviens pas… Mais pour défendre quoi ? La culture occidentale contre les barbares ? Cette culture qui est arrivée à un point d’affinement tel qu’on ne sait plus très bien ce que vaut la vie d’un homme ? Qui a le pouvoir sur la vie d’un homme ? Qui a le pouvoir sur l’amour de l’homme et de la femme ? Est-ce cette culture « affinée » que nous devrions défendre les armes à la main contre ceux qui viennent d’une autre société ?
Alors si nous sommes chrétiens, si nous sommes convaincus que le Christ sauvera le monde, et qu’il le sauve, si nous sommes convaincus qu’il a vaincu la mort, si nous sommes convaincus qu’il est la vérité et la vie, de quoi pouvons-nous avoir peur ? Peut-être que nos craintes et nos inquiétudes ne sont que le reflet de la timidité de notre foi ! Peut-être que nos craintes et nos inquiétudes ne sont que l’image de notre faiblesse pour dire : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16,16). Notre société a besoin que nous disions : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » non pas simplement parce qu’elle a besoin de catéchisme, mais parce qu’elle a besoin d’une attitude humaine qui traduise dans les relations avec les autres notre conviction que le Christ rassemble l’humanité à partir de toutes sortes d’expériences différentes, parfois incompatibles, parfois antagonistes, parfois ennemies… Comme s’il n’avait pas fini entre les mains de ses ennemis ! Nous ne pouvons pas être disciples du Christ en constituant une légion de défense du catholicisme. Il faut choisir : ou c’est le Christ qui a sauvé le monde, ou c’est nous. Si c’est lui, laissez-le s’en occuper ! Il ne nous a pas demandé de faire son travail, il nous a demandé de le suivre. Il nous a demandé d’être ses disciples. Il nous a demandé d’être ses témoins. Il nous a demandé d’annoncer la bonne nouvelle.
Alors, frères et sœurs, cette cathédrale magnifique que nous dédicaçons aujourd’hui au cœur de la cité est un langage d’espérance. Elle veut dire que le corps chrétien symbolisé par ce bâtiment n’est pas un corps sectaire, un corps angoissé, un corps surprotégé ; c’est un corps offert. En tout homme qui vient en ce monde, notre foi nous invite à voir un frère, non pas parce qu’il partage notre foi, ni notre religion ou notre culture, mais parce qu’il partage notre condition humaine. Nous devons assumer cette dimension universelle du salut du Christ à travers la force de l’identité de notre corps ecclésial. C’est pour cette universalité que nous sommes invités à faire corps, c’est pour cette universalité que nous sommes invités à nous assembler autour du Christ vivant, à nous renforcer les uns les autres, à nous soutenir, à venir en aide à ceux qui ont plus de mal à faire le premier pas, à suivre ceux qui courent plus vite, à soutenir ceux qui prennent des engagements plus difficiles.
Frères et sœurs, je souhaite que le synode du diocèse de Créteil, qui va se dérouler sur le thème : « Par lui, prendre soin les uns des autres et partager la bonne nouvelle du Christ » nous donne de réaliser ce que nous avons entendu tout à l’heure. Nous avons besoin d’un rempart, mais pas d’un rempart de briques, pas d’un rempart d’idées ! « La joie du Seigneur est notre rempart ».
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.