Homélie du cardinal André Vingt-Trois lors de la messe pour les responsables politiques

Sainte-Clotilde - Mardi 27 octobre 2015

Homélie

Romains 8, 18-25 ; Luc 13, 18-21

Mesdames et Messieurs,
Frères et Sœurs dans le Christ,

Les lectures bibliques que nous venons d’entendre nous invitent à méditer sur l’évolution du monde dans lequel nous vivons et sur le sens que nous donnons aux événements dont nous sommes les témoins, parfois les acteurs et quelquefois - hélas !- les victimes. Elles nous conduisent à porter un regard renouvelé sur chacune de nos existences et sur l’histoire collective dans laquelle elles s’inscrivent.

1. Le sens de l’histoire et la souffrance.
En occident, les deux siècles qui viennent de s’écouler ont été traversés par des courants de pensée qui visaient à donner un sens au déroulement de la vie humaine. Pour les uns, le développement des progrès techniques devait produire inéluctablement un progrès général qui sauverait l’homme des souffrances et des peines qui avaient marqué les siècles précédents. Nous avons effectivement mesuré ces progrès et nous en bénéficions encore, mais nous constatons aussi que le bonheur humain n’est pas au rendez-vous, même si quelques illusionnistes prétendent en donner une mesure chiffrable !

Pour d’autres, le grand soir de la révolution devait apporter la libération de toutes les aliénations et enfanter un monde de justice et de paix. Nous savons comment cet idéal, dans plusieurs pays du monde, a sombré dans la dictature personnelle et l’enfermement ou l’exécution de millions d’êtres humains.

Pour d’autres enfin, le règne nouveau qui devait s’étendre à la domination de l’univers pour mille ans n’était destiné qu’à la catégorie des surhommes et des seigneurs en soumettant les sous-hommes à l’esclavage et à l’extermination.

Après cela, comment nous étonner que les hommes et les sociétés sombrent dans une sorte de fatalisme devant les événements et de scepticisme à l’égard des idéologies politiques et des solutions qui nous promettent monts et merveilles ? Comment s’étonner de voir sans cesse resurgir la tentation de sortir de la fatalité en sortant de la vie, que ce soit par le suicide ou par l’euthanasie ?

L’Epître aux Romains que nous venons d’entendre porte un autre regard sur le cours de l’histoire du monde. Saint Paul la considère avec le regard de la foi comme un long enfantement. Il ne nie pas les souffrances et les peines que nous supportons mais il les interprète dans la vision de la volonté d’amour qui a présidé à la création du monde et à la création de l’homme. Même si les enfantements sont douloureux, ils n’épuisent pas leur sens dans la douleur. Ils le puisent plutôt dans la promesse de ce que produit une vie nouvelle. Cela n’efface pas la souffrance ; cela n’interdit pas de la combattre, mais cela nous donne de voir plus loin que les difficultés immédiates en reconnaissant que ce monde va quelque part, qu’il n’est pas enfermé dans la fatalité ou le non-sens radical. Et, donc qu’il est possible et qu’il vaut la peine de faire quelque chose pour le changer.

2. L’imperceptible puissance.
Pour entrer dans la logique du règne de Dieu qui s’élabore à travers l’histoire des royaumes de ce monde, le Christ nous donne deux petites paraboles à méditer : la graine de moutarde et le levain. Ces deux exemples nous proposent d’évaluer différemment les forces de transformation du monde. Nos critères spontanés de jugement sont souvent ceux de la puissance ostensible : « Le Pape, combien de division ? » selon le mot prêté à Staline. Sur quelles forces comptons-nous pour assumer notre responsabilité à l’égard de notre planète et de l’humanité qui la peuple et qui en a la charge ?

Dans sa récente encyclique Laudato si, le Pape François nous a donné quelques indications sur cette responsabilité et sur les chemins où nous devons avancer. Une véritable défense de la planète intègre nécessairement une vision globale. Il n’y a de véritable écologie que dans une dimension intégrale. On ne peut pas défendre la terre contre l’homme qui serait un intrus. On ne peut pas motiver la responsabilité humaine par des discours apocalyptiques qui visent à susciter la peur et même l’angoisse. Au moment où notre pays assume l’organisation de la COP21, nous ne pouvons pas faire comme si tout allait changer par des décisions politiques dont l’application est souvent sujette à caution. On ne peut pas nourrir l’illusion que ces quelques décisions politiques entre les états nous éviteront de poser la seule question décisive : sommes-nous résolus à réviser notre mode de vie ? Sommes-nous prêts à sortir d’un régime de surabondance au détriment du reste du monde ? Acceptons-nous de prendre notre part des privations qui affligent les deux tiers de l’humanité ? Il n’y aura pas de démarche véritablement responsable si nous ne pouvons pas nous convaincre et convaincre nos contemporains que l’enfantement de l’avenir passe par une véritable conversion des cœurs.

Le moteur et le dynamisme d’une telle conversion ne sauraient être la seule crainte. Elle doit s’enraciner dans une volonté de solidarité, et même d’amour. C’est la seule voie pour discerner les chances d’un avenir pour une humanité indissociablement solidaire. Les quelques milliers de réfugiés qui nous arrivent des théâtres de guerre du Moyen-Orient ou de l’Afrique, comme ceux qui tentent d’échapper à une misère totale nous le rappellent. Sont-ils des intrus sur notre terre ? Pour reprendre un slogan qui a eu cours ces temps derniers, si on peut crier : On est chez nous ! On peut dire aussi : Ils sont chez eux ! En tout point de la planète !

3. Le courage de la vérité.
Un regard lucide sur la réalité de notre monde et les changements de comportement qu’il appelle semblent n’être pas d’un très bon rendement électoral. On séduit rarement en annonçant des restrictions et en les mettant en œuvre. Mais il est permis de se demander si on ne sous-estime pas dangereusement l’intelligence et le bon sens des électeurs. Peut-être finalement qu’ils savent, ou qu’ils se doutent, que d’assumer la charge du bien commun de l’humanité demande plus de discrétion et d’engagement personnel que de communiquer sur tout et sur rien par blog ou tweeter interposés.
La compétence ou la valeur d’un responsable politique ne se mesure pas à la rapidité avec laquelle il réagit à tout événement, ni à son aptitude à diffuser, sans y prêter vraiment attention, quelques petites phrases assassines qui seront reprises indéfiniment par les organisateurs d’une pantomime médiatique. Les actions qui transforment le monde sont les actions profondes et à long terme. Elles sont rarement spectaculaires ; elles sont parfois méconnues, mais ce sont ces actions qui créent le véritable événement.
Je sais que beaucoup d’entre vous souffrent de voir à quel point le débat public est caricaturé et dévalué. Je veux donc les encourager à réagir et à dénoncer ce mode de fonctionnement, non seulement par des déclarations mais encore par la transformation des habitudes néfastes.

Que l’Esprit-Saint nous donne à tous le courage de repenser nos choix à la lumière du bénéfice supérieur que représentent le respect, le partage et l’amitié, qu’il nous donne le courage de regarder les réalités en face, et de travailler à transformer notre monde en une maison ouverte à tous et habitable par tous.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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