Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND – 3e Dimanche de Carême – Année C

Dimanche 28 février 2016 - Notre-Dame de Paris

Le Christ nous invite à modifier le regard que nous portons sur les événements tragiques qui touchent l’humanité. Il ne s’agit pas de les interpréter dans le sens d’une culpabilité de ceux qui en sont les victimes, mais comme un appel à notre propre conversion. Les temps que nous vivons sont autant d’occasions pour chacun d’entre nous de mesurer les fruits que nous portons et de nous décider à changer nos manières de vivre.

 Ex 3, 1-8a.10.13-15 ; Ps 102, 1-4.6-8.11 ; 1 Co 10, 1-6.10-12 ; Lc 13, 1-9

Frères et Sœurs,

La liturgie des dimanches de carême rythme, semaine après semaine, notre marche vers Pâques en projetant une lumière particulière sur tel ou tel aspect de notre vie chrétienne. Le premier dimanche nous a invités à contempler le Christ dans les tentations au désert, et à déchiffrer dans ce récit un aspect constitutif de notre propre existence : le combat contre la tentation. Le deuxième dimanche, en nous donnant à méditer sur la transfiguration, nous proposait une vision prophétique de la résurrection, capable de soutenir notre effort jour après jour, comme l’événement de la transfiguration lui-même devait aider les disciples à affronter les événements de Jérusalem.

Aujourd’hui, le projecteur est fixé sur notre conversion. Il s’allume en reprenant des événements historiques sur lesquels le Christ apporte une interprétation. Il s’agit d’événements apparemment tout à fait banals : une répression sanglante qui met à mort un certain nombre de Galiléens, un accident urbanistique d’une tour qui s’écroule et entraîne des victimes. Malheureusement, ces événements sont le pain quotidien de l’humanité. Chaque jour dans le monde, des hommes et des femmes meurent victimes de la violence, chaque jour des hommes et des femmes meurent victimes d’accidents imprévisibles et imparables. Ce ne sont donc pas les événements en eux-mêmes qui sont significatifs, mais le regard que l’on porte sur eux. Et l’on entend à travers les deux sentences que le Christ propose sur ces événements, comment remonte d’une façon permanente et incontrôlée la conviction - que l’on n’arrive jamais à éradiquer totalement - que les victimes ne sont jamais tout à fait innocentes. Croyez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs ? Croyez-vous que les victimes de la chute de la tour de Siloé étaient plus coupables ? Comme si le fait de prêter une culpabilité aux victimes apportait une sorte de consolation sadique… Finalement, quelque part, la mort qui a frappé n’a pas frappé aveuglement ! Tout au long de l’évangile, nous retrouvons le même relent qui associe la souffrance à la culpabilité et qui veut faire des victimes, des coupables peut-être méconnus mais en tout cas sanctionnés par le mal qui leur arrive. Nous savons comment chaque fois dans l’évangile, le Christ s’élève contre cette conception d’une rétribution immanente par laquelle la mort qui frappe serait la rétribution d’une conduite mauvaise.

Alors, quelle interprétation peut-on donner de ces événements qui défient l’imagination et la raison ? Faut-il simplement enregistrer, prendre acte d’une sorte de fatalité qui s’abat sur l’humanité, par rapport à laquelle non seulement nous ne pouvons rien, mais en plus, sur laquelle nous ne pouvons pas espérer tirer quelques leçons ? Jésus dit à ses auditeurs : ces événements dont vous avez été les témoins ne sont pas simplement des événements qui regardent les protagonistes directs, ce sont des événements qui vous regardent, car vous devez les comprendre, non pas simplement selon la chaîne des causes et des effets, mais dans la perspective d’un avertissement. Si la mort frappe subitement et anonymement sans discernement, personne n’est à l’abri. Si nous sommes choqués, troublés, scandalisés par la mort qui frappe, notre émotion doit se transformer en signal car la mort de notre frère, si lointain qu’il puisse être de nous, c’est notre propre mort. Ceux qui sont morts sans avoir mérité de mourir sont l’image de ce que nous risquons si nous ne changeons pas notre manière de vivre.

C’est pourquoi ces événements fortuits, Jésus les réinterprète, comme un avertissement adressé à tous pour changer leur manière d’être, pour qu’ils se convertissent. C’est pourquoi la liturgie place ce récit au cœur de notre carême, comme un avertissement et un appel : si nous voulons vraiment participer de la vie du Christ, il faut nous convertir. Saint Paul d’une autre façon, dans l’épître aux Corinthiens, suit le même raisonnement en s’appuyant sur les développements, très résumés évidemment, de l’histoire de l’Exode à travers le désert : « Tous ont reçu les mêmes dons, tous ont reçu la même nourriture, tous ont reçu la même boisson » (1 Co 10,2-4), et pourtant tous ne sont pas arrivés au but parce que beaucoup se sont détournés de la volonté de Dieu. D’où le jugement que Jésus nous présente à travers la parabole du maître de la vigne qui voit un arbre, « un figuier qui ne porte pas de fruit » (Lc 13,6). Depuis tant d’années que nous puisons la sève dans le terreau de la vie chrétienne, quel fruit portons-nous ? Depuis tant d’années que nous sommes nourris de la Parole de Dieu, que nous sommes unis au Christ ressuscité par notre communion aux sacrements, depuis tant d’années que nous recevons toutes sortes de grâces, quel fruit portons-nous ? Le Christ, devant cet arbre stérile ordonne qu’il soit coupé. Alors le vigneron intercède pour gagner une année de sursis, l’année favorable annoncée par l’évangile de Luc à la synagogue de Nazareth, l’année de grâce qui va permettre de changer la vie, l’année jubilaire que le Pape François a décidée pour l’Église, consacrée à la miséricorde.

Nous bénéficions d’une année de plus, d’un carême de plus pour regarder notre vie, mesurer les fruits que nous avons pu porter, mesurer aussi ceux que nous n’avons pas portés, et enfin accepter de nous convertir pour ne pas subir le sort de ce figuier stérile dont le massacre des Galiléens et l’accident de la tour de Siloé n’étaient qu’une illustration dans le registre des faits divers, mais qui nous est adressé à travers tous les faits divers que nous connaissons et qui sont pour nous aussi, des avertissements qu’il faut vivre autrement pour ne pas succomber.

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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