Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND - 26e dimanche Temps Ordinaire - Année C
Dimanche 25 septembre 2016 - Notre-Dame de Paris
La parabole du riche et de Lazare conduit à réfléchir sur l’identification des véritables "fils d’Abraham". Nous n’avons pas à attendre d’autres signes que la résurrection de Jésus, la loi et les prophètes, pour nous convertir. Comment se réclamer de la paternité de Dieu sans traiter les autres hommes en frères ? Le combat de la foi dont parle saint Paul c’est celui de la constance et de la douceur du Christ.
– Am 6,1a.4-7 ; Ps 145,5-10 ; 1 Tm 6,11-16 ; Lc 16,19-31
Frères et Sœurs,
L’évangile de saint Luc continue de nous décrire le chemin par lequel Jésus monte à Jérusalem, et sur lequel il invite les disciples à le suivre. Jésus définit peu à peu quelles sont les conditions pour le suivre. Le chapitre 16 de l’évangile de saint Luc est tout entier centré sur la question des richesses, de la pauvreté et de l’idolâtrie de l’argent.
Dimanche dernier, nous avons médité sur la parabole de l’intendant infidèle qui se concluait ainsi : « Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent » (Lc 16,13). Aujourd’hui la parabole que nous entendons répond à une question qui n’est pas posée explicitement : entre le riche et Lazare, quel est le véritable fils d’Abraham ? Les auditeurs de la tradition juive savaient ce que voulait dire « Lazare » : fils d’Abraham. Ils savaient aussi que la description que l’évangile de Luc nous donne du riche, lui qui se réjouit de son festin somptueux, décrit comme « vêtu de pourpre et de lin fin » (Lc 16,19), fait allusion évidemment aux vêtements rituels du grand prêtre à Jérusalem. Qui donc pouvait être perçu mieux que lui comme un fils d’Abraham ? Par la naissance, par le choix qui avait été fait de lui, par la mission qu’il avait reçue… Comme les pharisiens se plairont à le dire à Jésus à plusieurs reprises, en particulier dans l’évangile de saint Jean, « nous sommes, nous, les fils d’Abraham » (Jn 8,39). Et voici que cette parabole retourne la situation du pauvre Lazare, assis à la porte, contaminé par « les chiens qui viennent lécher ses ulcères » (Lc 16,21) et le rendent impur. Cet homme que personne ne regarde, à qui personne ne donne rien, est présenté comme un véritable fils d’Abraham : il est accueilli par le père Abraham dans le ciel. Évidemment, les auditeurs de Jésus déchiffrent très clairement ce retournement de situation. C’est pourquoi la parabole évoque l’hypothèse d’une issue à la crise : « tu devrais leur envoyer quelqu’un » dit le riche à Abraham. « Tu devrais envoyer quelqu’un à mes frères pour les avertir », « ils ont Moïse et les Prophètes qu’ils fassent ce qu’ordonne la loi » (Lc 16,29), « mais si quelqu’un revenait de chez les morts, ils le croiraient. Même si quelqu’un revenait de chez les morts, s’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, ils ne seront pas convaincus » (Lc 16, 30-31).
L’évangile de Luc nous propose cette parabole après la mort du Christ et sa résurrection. Quelqu’un est donc revenu de chez les morts, quelqu’un est revenu pour attester que la prédication de Jésus est authentique, quelqu’un est revenu pour appeler les hommes à la conversion, mais s’ils n’écoutent ni Moïse ni les prophètes, ce n’est pas parce que quelqu’un reviendra de chez les morts qu’ils seront convaincus. Nous rêvons quelquefois de ce miracle extraordinaire par lequel Jésus ressuscité se manifesterait glorieusement à tout Israël. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé, ce n’est pas le chemin par lequel Jésus est venu manifester sa résurrection ; il est apparu aux disciples - de façon mystérieuse d’ailleurs -, et il leur a confié la mission d’annoncer la Bonne nouvelle.
Cette parabole qui visait directement l’infidélité d’un certain nombre de juifs par rapport à Moïse et aux prophètes, nous vise nous aussi. Qui sont les véritables chrétiens aujourd’hui ? Qui sont ceux qui peuvent se réclamer de la paternité de Dieu, s’ils ne se conduisent pas selon la loi de Dieu ? Comment se réclamer du Père commun si l’on ne traite pas les hommes comme des frères ? Comment se réclamer de la miséricorde de Dieu si nous ne sommes pas capables de faire nous-mêmes miséricorde ? Comment ne pas entendre de façon provocante la terrible prophétie d’Amos sur le royaume de Samarie, sur ces hommes « vautrés sur leurs divans » qui mangent les bêtes « les plus tendres » et qui « ne se tourmentent guère pour le désastre d’Israël » ? Comment ne pas regarder notre situation dans l’histoire du monde de ce temps ? « Ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie » ? Ceux qui sont vautrés « sur des lits d’ivoire » ? Oui, notre prospérité globale, collective, n’épargne pas la misère d’un certain nombre de nos concitoyens, mais elle donne à tous l’illusion de la prospérité indéfinie ! Notre obsession du niveau de vie, notre passion pour les moyens de sécurité économique, notre anxiété sur les chances que tout cela puisse durer, notre refus que l’on puisse être obligé de partager cela avec les Lazare de notre temps…
Comme Paul le dit à Timothée, nous sommes invités à mener un combat, « le combat de la foi » (1 Tm 6,12). Le combat de la foi n’est pas le combat de la société, ou le combat de la politique. Le combat de la foi, c’est de « rechercher la justice, la piété, la charité, la persévérance et la douceur » (1 Tm 6,11). En faisant appel aux passions de l’homme, on peut toujours trouver des militants prêts à se jeter dans la guerre réelle ou virtuelle, à se lancer dans les messages enflammés sur les réseaux sociaux, à croire que l’on est plus chrétien parce qu’on est plus passionné ou violent. Ce n’est pas le combat que saint Paul nous invite à vivre. La justice, la piété, la charité, la persévérance et la douceur, -ce combat de la douceur-, c’est celui du Christ lui-même, au moment où il rend son témoignage devant Pilate : « Si mon royaume était de ce monde, mes gardes auraient combattu… mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36).
Frères et sœurs, n’attendons pas l’événement exceptionnel, n’attendons pas l’événement imprévisible, n’attendons pas l’événement spectaculaire pour entrer dans le chemin de la conversion. L’événement exceptionnel, imprévisible, spectaculaire, a déjà eu lieu : c’est la résurrection du Christ. Il est revenu d’entre les morts. Mais si nous ne croyons pas à la parole de Dieu qu’il nous a transmise, alors nous ne serons pas convaincus. Il ne s’agit pas de nous convaincre de nous battre contre des ennemis imaginaires, il s’agit de nous convaincre de devenir des témoins de la foi dans la constance et la douceur. Il s’agit de prendre le chemin de Jérusalem derrière le Christ, aujourd’hui, en cette année, maintenant, et d’accepter de prendre notre part à la croix qu’il porte.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.