Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à l’occasion de l’ouverture des 400 ans du charisme vincentien à la Médaille Miraculeuse - 26e semaine temps ordinaire – Saint Vincent de Paul
Mardi 27 septembre 2016 - Chapelle Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse (Paris VIIe)
Chaque époque engendre misère, maladie et mort. Saint Vincent de Paul est devenu l’interlocuteur des pauvres aux XVIIe siècle. Au-delà du devoir de justice et de générosité, ce fut pour lui une démarche de foi. Servir les pauvres, c’est servir le Christ. Nous sommes invités à notre tour à suivre le chemin de saint Vincent en reconnaissant aussi notre propre pauvreté personnelle.
– Is 61,1-3 ; Ps 95 ; 1 Co 1,26 – 2,2 ; Mt 25, 31-46
Frères et Sœurs,
Faire mémoire du charisme de saint Vincent de Paul en ce lieu, au cœur de Paris, nous invite à regarder aussi les fruits que ce charisme a produits dans notre ville : pour ne prendre que les plus connus, les plus notables depuis Louise de Marillac jusqu’à Catherine Labouré, Rosalie Rendu, Frédéric Ozanam et tant d’autres, moins connus, mais non moins animés par l’amour des pauvres.
Saint Vincent de Paul a vécu dans une période où la misère, la maladie et la mort frappaient quantité d’hommes et de femmes. Tout le monde les connaissait, tout le monde les voyait vivre au milieu de la société, mais tout le monde ne les regardait pas de la même manière. Que ce soient les galériens, que ce soient les enfants abandonnés, que ce soient les malades, les vieillards, toutes ces catégories oubliées de la société prospère de la capitale, ils sont devenus peu à peu les premiers interlocuteurs de saint Vincent de Paul. C’est sur eux d’abord que son regard se porte, c’est eux d’abord qu’il veut voir quand les autres veulent ne pas les voir, ou au moins essayent de les oublier. Cette crise de la société française du XVIIe siècle ne s’est pas terminée avec le XVIIe siècle ; elle a continué au XVIIIe siècle, au XIXe siècle, au XXe siècle, et elle continue aujourd’hui. Aujourd’hui, dans notre société prospère, il y a des prisonniers abandonnés, il y a des malades isolés, il y a des vieillards rejetés, il y a des enfants abandonnés, il y a des étrangers mal accueillis, il y a des pauvres que nous ne voulons pas voir même s’ils sont à nos portes et au milieu de nous.
Mais saint Vincent de Paul n’a pas été seulement un homme engagé dans le service des pauvres, il a voulu aller au fond de cette démarche, qui n’est pas simplement une question de justice et de générosité, mais qui est une démarche de croyants. Il était convaincu - et il le répétait sans cesse à ceux qui le suivaient, en particulier aux Filles de la charité -, que servir les pauvres, c’était servir le Christ. Il disait : les pauvres ont une apparence qui nous déconcerte, qui cache, en tout cas qui ne rend pas visibles leurs qualités, leur dignité, mais si vous retournez la pièce de l’autre côté, vous voyez le visage d’un enfant de Dieu. C’était mettre en pratique ce que l’évangile de saint Matthieu vient de nous rappeler : « Ce que vous avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait…Ce que vous n’avez pas fait à l’un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mt 25,40.45). Aussi, notre motivation et notre détermination pour nous mettre au service des pauvres ne sont pas simplement la mise en œuvre d’une générosité sociale qui est nécessaire, elles sont la mise en pratique d’un acte de foi dans les pauvres que Dieu nous envoie. C’est le visage du Christ lui-même qui est présenté à nos yeux. Nous ne pouvons pas nous dire chrétiens et détourner notre regard de la face du Christ telle qu’elle se présente dans ces pauvres. Nous ne pouvons pas nous dire disciples de Jésus et renoncer à faire quelque chose pour les pauvres, car en faisant quelque chose pour les pauvres, nous faisons quelque chose pour le Christ. Mais cet engagement au service des pauvres n’est pas simplement une sorte de paternalisme généreux et condescendant, c’est aussi la prise de conscience que ce que nous faisons à l’égard des pauvres, c’est une façon de mettre en pratique l’annonce de la foi.
Comme nous le rappelait le prophète Isaïe, le Messie a été envoyé « pour porter la bonne nouvelle aux pauvres, guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux prisonniers la liberté et aux captifs la délivrance » (Is 61,1), « tous ceux qui pleurent, je les consolerai » (Is 61,2). Cette mission du Messie a été transmise par le Christ à son Église. Nous sommes invités nous aussi aujourd’hui à annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, et la bonne nouvelle, c’est qu’ils sont des personnes non seulement qui comptent aux yeux de Dieu mais qui nous évangélisent, qui nous apportent à nous aussi une bonne nouvelle. Notre dignité devant Dieu ne réside pas dans notre richesse, dans notre statut social ou dans notre puissance. Notre dignité devant Dieu vient de notre pauvreté et de notre misère. Il faut que nous apprenions toujours avec beaucoup de modestie à reconnaître par quel côté nous partageons la pauvreté réelle de l’humanité. Ce n’est pas forcément par la voie de la misère économique, ce peut être par la voie de la misère culturelle, ce peut être par la voie de la misère affective, ce peut être par la voie de la maladie. Mais tous, nous sommes invités à mesurer, comme saint Paul le disait aux Corinthiens qu’« il n’y a parmi nous pas beaucoup de gens puissants ou de haute naissance » (1 Co 1,26). Ce qui fait notre droit à nous présenter devant Dieu, ce ne sont pas nos mérites, nos qualités ou nos talents, c’est notre capacité à reconnaître notre misère et à tendre les mains vers lui. Tant que nous n’arrivons pas à reconnaître notre véritable pauvreté, nous ne pouvons pas approcher les pauvres dans une démarche respectueuse, nous sommes seulement tentés de leur montrer que nous sommes meilleurs qu’eux.
Que Dieu nous donne, à l’image de saint Vincent de Paul, de saint Louise de Marillac, et de tant d’autres, de reconnaître que nous sommes les pauvres de Dieu. Qu’en cette année de la miséricorde, nous soyons complètement convaincus que notre premier besoin, c’est que Dieu manifeste sa miséricorde envers nous, qu’il reconnaisse notre pauvreté pour que nous puissions nous aussi la reconnaître et agir en toute parité avec les pauvres que nous rencontrons, parce que nous aussi, nous sommes les pauvres du Seigneur.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris